JustPaste.it

La fin des libertés" (Robert Laffont), Monique Canto-Sperber

 

atlantico.fr

Monique Canto-Sperber : « La dramatisation de la confrontation entre raisonnables et populistes qui est la clé de la stratégie d’Emmanuel Macron est préoccupante pour la démocratie libérale »

 

 

Dans "La fin des libertés" (Robert Laffont), Monique Canto-Sperber s'intéresse au déclin du libéralisme dans notre société et au possible avènement d'une "démocratie sans liberté".

NDLR: Intéressant, d'autant que Monique Canto-Sperber a été directrice de l'école normale supérieure de 2005 à 2012. En parlant de démocratie sans libertés, c'était à dire de démocrature, elle se rapproche de Jascha Mounk et de son livre "le peuple contre la démocratie". Voir mes billets sur Yasha Mounk "le peuple contre la démocratie".

Atlantico : Votre livre La fin des libertés (Robert Laffont) s'intéresse au déclin du libéralisme dans notre société et à la potentialité d'une refondation de celui-ci. Comment expliquez-vous la paradoxale omniprésence d'une critique des effets de l'ultra-libéralisme de nos sociétés occidentales - effets qui sont économiques, sociaux, ou sociétaux - alors que vous faites au contraire le constat d'un très net recul des libertés ?

Monique Canto-Sperber : L'omniprésence de la critique de l'ultra- libéralisme et de ses effets est une réponse à ce que l'on imagine être l'ultra-libéralisme généralisé. Or, en effet un des arguments principaux de mon livre est de montrer que l'ultra-libéralisme tel qu'il s'illustre actuellement dans nos sociétés est une illusion.

Ce qui est critiqué très violemment est l'ultra-libéralisme économique. Une critique qui témoigne de la réduction du libéralisme à son simple aspect économique mais aussi, plus largement, d'un défaut de compréhension du libéralisme, lequel ne se définit pas uniquement dans la stricte liberté économique. Locke ou encore Montesquieu ne pensaient pas le libéralisme dans sa seule dimension économique. Adam Smith, quant à lui, n'était pas non plus un défendeur inconditionnel de la liberté économique. En ce sens, la liberté économique doit être envisagée comme étant un moyen pour une fin, en revanche, les libertés politiques et individuelles sont absolument déterminantes. La critique de l'ultra-libéralisme est aveuglée par la liberté des échanges et peine à voir les coups de boutoir qui sont portés aux autres libertés.

La raison principale de cette discordance émane donc d'une mauvaise connaissance du libéralisme et d'un défaut d'analyse de celui-ci. De plus, il est très facile de désigner un ennemi commun, ici l'ultra-libéralisme économique qui se traduit souvent dans les échanges internationaux par l'imposition d'une loi commune par l'État le plus fort, faisant ainsi office de coupable idéal. Un coupable idéal qui dispense de réfléchir à l'évolution de la société et incite à fermer les yeux sur le piètre état des autres libertés qui se voient attaquées par un contrôle accru sur les citoyens, la captation des données ou encore l'idéal d'une vie privée qui devient de plus en plus éphémère.

Quel sont selon vous les exemples les plus marquants du recul des libertés en Occident aujourd'hui ?

J'en donnerai deux. Le premier exemple repose sur l'évolution des sociétés et sur les moyens dont se dotent les États pour lutter contre ces dites évolutions, c'est-à-dire la politique de surveillance accrue des citoyens par les États. Une surveillance qui est aujourd'hui sans précédent si l'on se réfère par exemple à la loi relative au renseignement d'octobre 2015 et la possibilité qu'elle offrait à l'État de recueillir des métadonnées de tous les échanges entre les individus et l'utilisation, dans certaines conditions, de ces données. Une utilisation qui interpelle par le simple fait qu'elle permet un contrôle des individus et qui inquiète d'autant plus au regard de ce qui pourrait advenir si ces informations tombaient entre de mauvaises mains, celle d'une dictature par exemple.

Par ailleurs, cette surveillance est omniprésente puisqu'elle ne se restreint pas à l'État mais est aussi pratiquée par de nombreuses entreprises, notamment les GAFA. Et s'il n'est pas question pour l'heure d'une privation directe des libertés, ces pratiques créent les conditions d'une surveillance et la capacité de cibler des individus, ce qui est pour le moins inquiétant d'autant que cela ne semble choquer personne.

Le deuxième exemple est celui du développement de la politique identitaire. On peut, bien entendu, dire que cette politique, d'une façon ou d'une autre, a existé de tous temps. Au 17ème nous étions, par exemple, ce que notre milieu familier et culturel faisait de nous. Mais la différence c'est que pendant un siècle, nous avons connu la possibilité d'avoir un impact sur notre condition sociale (libre à nous de changer de religion, de changer notre vie en dehors notre identité familiale et culturelle). Or, aujourd'hui, je suis frappée par le retour d'une politique identitaire très substantielle centrée autour de conditions et de déterminations ethniques et religieuses qui s'étendent même aux préférences sexuelles et au mode de vie adopté.

Ces exemples sont peut-être extrêmes, mais ils paraissent témoigner du fait que l'idéal de la liberté n'anime plus grand nombre de citoyens. On voit mal comment une liberté accrue et une identité monolithique pourraient se mêler.

Si notre société tend à déconsidérer l'individu, est-ce principalement du fait du libéralisme économique et des dérives et crises qui lui sont imputées, ou s'agit-il avant tout d'un virage politique plus identitaire ?

L'individu tend à être déconsidéré parce qu'on estime que les valeurs individuelles vont de pair avec l'égoïsme, que s'occuper de son bien-être personnel nuit forcément à l'avènement d'un collectif et de valeurs publiques ou universelles. Beaucoup d'intellectuels déplorent les conséquences de cet excès d'individualisme qui marque la société d'aujourd'hui et le tiennent pour responsable de la disparition du lien social, de l'incivilité ou encore de l'absence de cohésion sociale.

Pour moi, cette analyse n'est pas la bonne. L'individualisme n'empêche pas l'organisation de la société. Ce manque d'union vient plutôt de l'absence d'enjeux communs qui permettraient aux individus de se relier les uns aux autres. Dans toute la tradition libérale, on part de l'individu pour constituer une société politique. Or, à l'heure actuelle, plus que l'individualisme, ce sont l'organisation des sociétés et les mécanismes qui sont à l'œuvre qui posent problèmes. L'État intervient dans la vie des individus et les dispense de mettre sur pieds, ensemble, les règles de la vie commune.

Le Président Emmanuel Macron se présente comme le champion du libéralisme face à la montée de l'illibéralisme, que cela soit à l’échelon français ou européen. Cependant, on pourrait reprocher à Emmanuel Macron de proposer un libéralisme face auquel il n'y a "pas d'alternative" (pour reprendre le mot de Thatcher) selon lui, et qui se considère en plus comme la seule proposition "rationnelle" (à la manière du "Cercle de la Raison"). Ne peut-on pas considérer comme un symptôme essentiel du malaise dans les sociétés libérales actuelles que le libéralisme ait comme hérauts des personnalités politiques fort peu à l'aise avec le libéralisme politique et le pluralisme qu'il implique ?

Il est tout de même paradoxal que l'on donne comme illustration du libéralisme un type de pratique politique et un type d'offre politique qui nient précisément la condition du libéralisme politique, c'est-à-dire la diversité des choix.

Récemment, on voit se multiplier de plus en plus les offres politiques de dernier recours. Offres qui établissent une opposition marquée entre une politique raisonnable et une politique populiste. En ce sens, le cas français est intéressant et la campagne présidentielle de 2017 en est un bon exemple. Tout au long des mois qui ont précédé l'élection présidentielle a été organisé un face à face entre une politique qui serait aventureuse et une politique qui serait bien plus raisonnable.

Cette confrontation n'est évidemment pas arrivée par hasard, mais était bien au contraire la stratégie première d'Emmanuel Macron et, d'une certaine manière, la clef de l'élection. Le pluralisme n'apparaît donc plus ici comme une option. Au contraire, le choix était contraint. Il s'agissait de sélectionner une des deux options, mais seulement une de celles-ci était acceptable.

Ceci est extrêmement préoccupant puisque l'offre politique devrait être plurielle afin de représenter une société, qui elle est bel et bien plurielle. Une démocratie libérale où le peuple n'est pas libre de choisir ses représentants politiques mais est ramené à opter systématiquement entre un candidat rationnel et un candidat extrémiste n'est pas propice à l'exercice des libertés politiques.

Dans la pratique du pouvoir, on observe les conséquences de ce phénomène. Le candidat élu -celui incarnant la raison face à l'irrationnel- détient une sorte de légitimité forfaitaire, celle du dernier recours. C'est une dramatisation de l'action politique qui amoindrit la portée des critiques et le rôle des contre-pouvoirs qui sont souvent disqualifiés par la formule "vous faites le jeu des extrêmes".

Peu importe la qualité du gouvernement élu, ses idées aussi bonnes ou mauvaises soient-elles deviennent dogmatiques et donc porteuses de conséquences négatives, avant même d'être soumises à la critique et sans prendre compte la diversité.

A lire aussi : “La révolte du public” : interview exclusive avec Martin Gurri, l'analyste de la CIA qui annonçait la crise des Gilets jaunes dès 2014

Dans votre intervention lors du Grand débat des intellectuels, vous avez appelé le président à œuvrer pour "renforcer la participation politique" tout en saluant la tenue du Grand débat dans la société française. Sociologiquement, la constitution d'une classe moyenne prospère a été un des plus grands moteurs du processus de libéralisation des sociétés : quel ciment commun vous semble à même de répondre aux angoisses des classes moyennes qui sont au cœur de la crise politique actuelle ?

L'angoisse et la colère véritable qui frappent les classes moyennes sont caractéristiques de l'époque actuelle. Elles émanent notamment du fait que ces classes moyennes, qui étaient il y a quelques années dans la ligne ascendante, ne le sont plus. A l'heure actuelle, elles ne sont plus en position d'offrir un avenir meilleur à leurs enfants. Non seulement leurs moyens économiques s'amenuisent mais l'école se révélant incapable d'assurer sa mission première qui est de permettre l'égalité des chances, les élèves les plus favorisés restent les meilleurs et l'écart se creuse. 

Par ailleurs, la paupérisation des conditions de vie de la classe moyenne ne cesse de s'accroître. On le voit aujourd'hui, les professions intellectuelles (chercheurs, professeurs…) ou les professions au service de la société (internes, médecins…) sont parmi celles qui touchent les salaires les plus bas. C'est un véritable problème et toutes les personnes concernées développent une grande amertume, d'autant plus que les conditions de vie de sont plus difficiles d'où la montée de la colère et d'un certain ressentiment.

Face à ce phénomène de dépossession, je pense qu'une solution possible, au niveau politique, est la prise de responsabilité par cet ensemble de la société. C'est-à-dire une prise de conscience de la possibilité qui existe de jouer un rôle plus actif du niveau local (par le biais des associations, des institutions…) jusqu'à un niveau beaucoup plus élevé de la société.

Descartes disait que le plus bas degré de liberté était la "liberté d'indifférence". Cette forme particulière de la liberté ne se retrouve-t-elle pas particulièrement mise en avant dans nos sociétés, où l'expérience politique du citoyen ou économique du consommateur peut sembler particulièrement vidée de sens dans une société qui valorise une forme d'uniformisation ? Le problème de la société libérale contemporaine ne vient-elle pas de son absence de sens - dans tous les sens du terme - ?

Sur ce point, le libéralisme est en partie responsable. Certains libéraux, au nom de la liberté économique, ont appauvri le sens de ce qu'est la liberté en elle-même.

Un vrai libéralisme conduit à la diversité des choix. Dans le cadre du libéralisme économique, le marché s'ouvre, mais il ne s'ouvre pas pour tout le monde. C'est un outil de liberté pour ceux qui en ont les moyens financiers et culturels ; pour les autres il les force à rester à leur place et devient un outil conformiste. Or, sans la possibilité d'un choix véritable, la capacité à créer ses propres normes sociales et à faire naître une certaine forme de spontanéité n'existe pas, et on en arrive à une liberté d'affichage et par conséquent à une définition négative de la liberté.

A la conclusion de votre livre, vous mettez en garde contre l'apparition d'une "démocratie sans liberté" : faut-il vraiment craindre cette société ? Que doit-on faire pour éviter son avènement ?

Oui, il faut craindre l'avènement d'une telle société, et elle verra le jour notamment à cause des contraintes très réelles (changement climatique, menaces de toutes sortes, catastrophes naturelles…) qui pèsent sur la société actuelle. On voit donc mal comment on pourrait empêcher une "démocratie sans liberté".

Par le biais de mon livre, j'essaye de mettre en avant comment on pourrait éviter que cette "démocratie sans liberté" ne voie le jour. À mon sens, il faudrait que la participation politique soit incarnée davantage par les citoyens et moins par l'État. Il faudrait également éviter les phénomènes de dépendance sociale et de grande pauvreté (notamment en mettant en place un revenu universel) et enfin ouvrir un monde sans inégalité criante de richesse.

La critique du pouvoir est aussi un moyen de se préserver notre démocratie. Les individus sont très avisés sur ce qui les guette. On voit déjà ce qui passe au sein de certains pays d'Europe notamment en Hongrie ou en Pologne. Une question se pose donc : aujourd'hui un gouvernement qui promettrait de bien gouverner en assurant une certaine justice sociale et prospérité économique sans forcément respecter l'ensemble des libertés serait-il combattu ? J'en doute.

Enfin, il est possible que le temps du libéralisme soit fini et que le monde actuel ne permette plus une prise en charge de son destin. 

"La fin des libertés ou comment refonder le libéralisme" est publié aux éditions Robert Laffont.

A lire aussi sur Atlantico, deux extraits de l'ouvrage :
- La liberté politique : la plus vulnérable des libertés
- L'incomplétude des libertés : le fléau des démocraties et des adeptes de la liberté libérale