Pour les philosophes Léna Balaud et Antoine Chopot, « l’écologie est porteuse d’une charge révolutionnaire »
Par Nicolas TruongENTRETIEN « Les penseurs du vivant » (11/12). Afin de lutter contre la dévastation écologique, les deux chercheurs en philosophie proposent d’« agir avec la nature contre ceux qui l’effondrent », en créant des « alliances terrestres » au sein desquelles les animaux, les plantes et les hommes s’allient pour préserver le vivant.
Doctorant en philosophie de l’écologie politique à l’université Rennes-I, Antoine Chopot travaille sur la place et le rôle des non-humains dans les luttes pour l’autonomie collective, et sur la fécondité des « humanités environnementales » pour les mouvements politiques contemporains. Titulaire d’un diplôme d’ingénieure agronome, Léna Balaud est agricultrice et chercheuse indépendante en philosophie politique. Tous deux sont membres du comité de rédaction de la revue en ligne Terrestres et sont les auteurs de Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres (Seuil, 432 pages, 21,50 euros).
Pourquoi la crise écologique est-elle, selon vous, celle d’une mise au travail de la Terre ?
Cela peut tout d’abord sembler un peu étrange de dire que les plantes et les animaux, ainsi que les diverses énergies, rivières, forêts, zones humides, océans, sont, eux aussi, mis au travail pour le capital. Toutefois, que serait ce monde de la marchandise – qui repose essentiellement sur la poursuite du profit pour le profit – sans une certaine mobilisation de tout un « travail gratuit », au-delà de la sphère marchande reconnue comme telle ? Sans la captation du CO2 par la photosynthèse des blés cultivés et des sapins de Douglas ? Sans la capacité reproductive des poules et des truies ? Sans l’épuration des eaux par les zones humides et les plantes hygrophiles ? L’enrôlement de toutes ces puissances d’agir ainsi que leur vitalité sont en réalité indispensables pour maintenir à flot l’économie de croissance.
Or, après cinq siècles de mobilisation et de dégradation radicale de pratiquement tous les milieux de vie, la Terre s’épuise : nous sommes définitivement sortis d’une ère où les pouvoirs capitalistes et productivistes pouvaient compter sur une – relative – docilité des vivants et des écosystèmes, appropriables gratuitement ou à bas coût. Par ses enquêtes sur ce qui fait que notre monde tient, l’écologie est porteuse d’une charge révolutionnaire, car elle fait remonter à la lumière toute la toile des « acteurs fantômes », et exige de les prendre en considération comme acteurs des luttes.
Comment associer la nouvelle pensée du vivant, qui s’attache à reconsidérer notre relation aux « non-humains », et ceux qui craignent que ce regain naturaliste ne dépolitise les questions sociales ?
D’un côté, nous réfutons l’autosuffisance du marxisme classique et son anthropocentrisme, qui refuse à la fois de voir que les vivants sont enrôlés de manière radicale dans le fonctionnement du capitalisme, et qu’ils font partie intégrante des collectifs porteurs de conflits politiques. De l’autre, nous réfutons la dissolution de la question politique dans la recherche de nouvelles oasis sensibles : le réenchantement de nos rapports au vivant ne va pas arrêter la machine de destruction.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi L’aventure citoyenne des semences paysannes, « commun » nourricierSi le capitalisme est une certaine manière d’organiser les rapports entre humains et non-humains dans le tissu de la vie, l’antagonisme politique à faire exister n’est plus seulement celui des prolétaires face aux capitalistes, séparés de tout milieu de vie : c’est une guerre des écologies, qui oppose un agencement capitaliste de relations associant des centrales nucléaires, des plants OGM, de la nourriture à bas coût, des réseaux d’information ultrarapides, du travail domestique invisible, des animaux incarcérés, à d’autres coalitions d’humains et de non-humains, plus libératrices, terrestres, égalitaires et autonomisantes, qui inventent toutes sortes de manières de faire obstacle à la mise au travail du monde.
Ce sont bien sûr celles qui s’inventent sur les zones à défendre et qui bloquent des projets mortifères, en réinventant une manière communiste d’habiter des forêts, des bords de rivière, un bocage, sans se les approprier. Ce sont aussi les luttes paysannes pour la propriété d’usage de la terre et la diversité des semences, jusque dans le projet de mise en place d’une nouvelle « sécurité sociale de l’alimentation ». Toutes ces innovations qui n’opposent plus protection sociale et protection du vivant.
Comment peut-on nouer des alliances politiques avec la nature ? Comment des animaux ou des plantes, des balbuzards ou des amarantes, peuvent-ils s’allier avec des opposants à des projets jugés écologiquement désastreux ?
Notre enquête montre qu’aujourd’hui bien des luttes font exister ce que nous nommons, avec d’autres, des « alliances terrestres ». Ces alliances politiques d’un nouveau genre se tissent non seulement pour porter d’autres modalités d’habitation du monde, mais contre une politique adverse, sans opposer nature et politique, habiter et conflictualité. L’enjeu devient celui de lutter avec les vivants : avec les ivraies raides résistantes au glyphosate dans les monocultures céréalières, en propageant leurs graines ; avec le marais Wiels à Bruxelles, en laissant vivre cet espace sauvage spontané − 9 000 mètres cubes d’eau ont resurgi à la suite de forages ayant percé par erreur la nappe phréatique.
A San Francisco, les « guerrilla grafters » greffent illégalement des arbres fruitiers sur les arbres ornementaux des quartiers pauvres, pour les rendre de nouveau producteurs de fruits et lutter contre la rareté alimentaire qui caractérise les métropoles.
Une alliance terrestre, cela consiste à amplifier les actions d’autres vivants pour composer un monde plus habitable, et à opposer des obstacles aux adversaires de cette habitabilité. En France, des ornithologues éleveurs de chèvres ont installé des placettes d’équarrissage pour vautours – relevant de la législation des espèces protégées − afin de mettre des bâtons dans les roues d’un projet d’éoliennes industrielles écologiquement problématique, tout en offrant de la nourriture aux grands rapaces. Récemment, le collectif La lutte des sucs, en Haute-Loire, contre le projet pharaonique de déviation de la RN 88, a réalisé un semis collectif de plus d’un million de graines, dont des plantes messicoles protégées, très rares aujourd’hui, sur des terres agricoles fertiles vouées à la bétonisation.
Ces actions de lutte se confondent ici avec la création d’habitats qui favorisent la venue de certaines espèces, parfois protégées, qui vont éventuellement pouvoir aider à bloquer ensuite un chantier − leur présence pouvant déclencher une procédure juridique. Il s’agit, à chaque fois, de détecter une niche écologique potentielle, et de favoriser un biotope accueillant pour d’autres vivants, dans une situation conflictuelle. Un naturaliste nous disait récemment que l’objectif de faire durer les luttes − par l’occupation d’une zone − a un effet bénéfique sur le milieu de vie lui-même : le temps de la lutte, lorsqu’il s’enracine, profite au temps du vivant. Il devient générateur de diversité, d’autonomie, et d’une communauté politique multispécifique.
Pour quelles raisons en appelez-vous à la « reprise de terres » et aux « soulèvements de la Terre » ?
L’attention du mouvement écologiste se porte aujourd’hui massivement sur le réchauffement climatique. Mais ce juste combat pour l’atmosphère ne doit pas masquer le sol sous nos pieds, ni l’histoire de son accaparement. Cette terre qui nous nourrit est un commun qui a été confisqué par des prises de terre productivistes, des enclosures jusqu’aux lois agricoles des années 1960 en France, conditionnant son accès à des critères de productivité économique. L’actuelle campagne d’action des « soulèvements de la Terre » part de la nécessité de construire, dans la durée, un mouvement transversal de réappropriation populaire, ralliant paysans, activistes du mouvement climat, naturalistes, chercheurs, forestiers, habitants de territoires ruraux et urbains en lutte, et toutes celles et ceux qui se reconnaîtront dans cet énoncé.
Avec des proches de la revue Terrestres, nous nous sommes, en parallèle, lancés dans une dynamique d’enquête au long cours nommée « reprise de terres ». Nous partons du constat d’une certaine difficulté à articuler ensemble les luttes paysannes et foncières, le souci pour le vivant et notamment la défense du monde sauvage, et les luttes en ville pour les terres potagères, maraîchères ou les vergers.
L’ambition est de créer une transversalité entre ces différents mouvements de réappropriation, indistinctement sociaux et écologiques, et de viser la mise au point de tactiques et de stratégies foncières concrètes, appropriables localement, pour contribuer à un mouvement d’autonomie écologique populaire pour les communs multispécifiques. L’objectif est en même temps de porter, depuis des communautés habitantes, des déprises de terres – sur des rivières, des friches, des forêts – pour laisser la place et le temps aux autres habitants de cette planète de se régénérer.
Antoine Chopot s’est installé avec une dizaine d’amis en Haute-Loire ; Léna Balaud réside en Ille-et-Vilaine. C’est dans une ruelle d’un petit village de moyenne montagne, non loin des terres résistantes du Chambon-sur-Lignon, qu’Antoine mène une vie partagée entre étude philosophique, jardinage collectif et cueillette de plantes sauvages. C’est au cœur d’un massif forestier en Bretagne que Léna cultive une petite exploitation de fruits rouges : framboises, fraises, cassis et groseilles. Leur amitié a commencé dans des luttes étudiantes à Rennes avec les manifestations contre le CPE (contrat de première embauche, en 2006). Tous deux enchevêtrent leurs actions politiques et leurs réflexions théoriques à des pratiques agricoles ou naturalistes.
Ainsi, Antoine Chopot se mobilise, avec des acteurs locaux, contre le projet de déviation de la RN 88 et la construction d’une quatre voies de contournement – dite « route à Wauquiez » (président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes). Et il sait expliquer, lors de l’ascension des sucs de la Haute-Loire, ces monts volcaniques en forme de taupinière géante ou aux allures d’immenses tortues endormies, le rôle d’une hêtraie le long de ces éboulis phonolithiques. Dans sa maison en pierre, des exemplaires de La Hulotte, la « petite encyclopédie des bois et des champs », ou de La Salamandre, la revue suisse « des curieux de nature », voisinent ainsi avec des livres non traduits de l’historien Jason W. Moore sur la fin du « capitalocène » (thèse selon laquelle le capitalisme est le principal responsable des déséquilibres environnementaux actuels).
Pensée égalitariste
il faut dire que les deux choses sont liées, rappellent Antoine Chopot et Léna Balaud qui, dans Nous ne sommes pas seuls (Seuil, 2021), invitent à sceller de nouvelles « alliances terrestres ». Aujourd’hui, en effet, des naturalistes s’allient aux activistes autour de certaines luttes écologistes. Et l’alliance avec certaines espèces animales ou végétales protégées transforme la nature des combats sociaux. C’est en ce sens que « nous ne sommes pas seuls » mais politiquement reliés à un monde peuplé, expliquent-ils : « Bien d’autres puissances d’agir que les puissances humaines peuvent intervenir et remédier à la situation présente. » On peut donc « agir avec la nature contre ceux qui l’effondrent », écrivent-ils, dans un ouvrage qui entend faire dialoguer écologie marxiste et écologie relationnelle.
Tous deux se sont rencontrés dans des luttes militantes autonomes à la croisée d’inspirations issues de l’Appel (texte anonyme rédigé en 2003, proposant la création de communautés autonomes) et d’une pensée égalitariste forgée par le philosophe Jacques Rancière. Tous deux sont aujourd’hui membres du comité de rédaction de la revue en ligne Terrestres et organisateurs de la dynamique d’enquêtes collectives « reprise de terres ». « Les alliances écologiques ne sont pas l’alpha et l’oméga des combats politiques, tiennent-ils à préciser. Elles sont une certaine manière de lutter pour l’égalité, la socialisation, la justice entre humains, qui ne se construit pas sur le déni de notre dépendance au monde vivant. » Des alliances avec les autres espèces et une volonté de réconcilier certaines familles divisées de l’écologie politique destinées à inventer un « communisme interspécifique ».