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Phébé - L'Europe, plus concurrentielle que l'Amérique

Deux économistes comparent les marchés américain et européen. Et les résultats ne sont pas toujours ceux que l'on pouvait attendre. PAR ERWAN LE NOAN*

Dans l'imaginaire collectif, et comme le clame leur hymne national, les États-Unis sont le pays de la liberté et des hommes libres : c'est le territoire de la libre entreprise, où affluèrent (et affluent) des millions de migrants dans l'espoir de faire fortune – ou, plus modestement, de trouver une vie meilleure ; c'est le pays du libre marché et de la concurrence. C'est aux États-Unis que se créent les start-up qui changent le monde. L'Europe, à l'inverse, traîne avec elle l'image d'un vieux continent, aux industries lourdes et parfois à bout de souffle. Le dernier papier de Germán Gutiérrez et Thomas Philippon conteste ces illusions et porte une conclusion radicalement inattendue : depuis les années 1990, les marchés américains sont moins concurrentiels que les marchés européens.

Les auteurs partent du constat que, depuis cette époque, la concentration des marchés et les taux de marge ont crû aux États-Unis, ce qui n'est pas valable pour l'Europe. Détaillant l'analyse, ils portent leur regard sur quelques secteurs spécifiques, qui confirment ces tendances.

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Ces orientations contradictoires tiennent, selon les auteurs, à des raisons institutionnelles. En Europe, les pays de l'Union ont fait le choix de confier une partie de l'application du droit de la concurrence à la Commission européenne. Ce choix, expliquent Gutiérrez et Philippon, a conduit à la mise en place d'une autorité régulatrice beaucoup plus indépendante, non par zèle désintéressé, mais par méfiance mutuelle entre États membres : ils expliquent que « l'équilibre entre des nations souveraines conduit à la mise en place d'institutions supranationales qui sont plus indépendantes politiquement que ne le choisirait le politicien moyen ». Autrement dit, « les politiques allemands et français n'aiment peut-être pas l'idée d'un régulateur de la concurrence fort et indépendant, mais ils aiment encore moins celle d'une autre nation exerçant une influence politique sur l'institution ».

De fait, ils constatent que la Commission européenne a été nettement plus active – voire offensive – que les États-Unis. Prolongeant leur réflexion, Gutiérrez et Philippon démontrent que les dépenses de lobbying des entreprises américaines sont deux fois plus élevées que celles de leurs homologues européennes, et celles de financement des campagnes électorales cinquante fois plus. En outre, rejoignant les conclusions de travaux précédents, ils montrent que la réalisation du marché unique européen est également associée à une plus grande concurrence.

Concentration des marchés, politique de concurrence et politisation du droit de la concurrence

Ce papier, stimulant, soulève plusieurs débats. Le premier est celui, très actif outre-Atlantique, sur la concentration des marchés. Gutiérrez et Philippon précisent d'emblée que, contrairement à ce qui est régulièrement répété, « la concentration du secteur de l'information (qui inclut Google, Microsoft ou Facebook) a baissé depuis la fin des années 1990 à la fois aux États-Unis et en Europe ». Pour autant, plusieurs remarques peuvent être formulées. Le lien entre concentration du marché et concurrence n'est pas si évident : un marché comptant peu d'acteurs puissants qui se livrent une bataille sans merci peut, à certains égards, être plus concurrentiel qu'un marché avec une foultitude de petits opérateurs. Dès lors, il n'est pas nécessairement évident qu'une application plus stricte du droit à la concurrence par la Commission européenne signifie une plus grande compétitivité.

Par ailleurs, Gutiérrez et Philippon soulignent que la politique de concurrence européenne n'a pas nui à l'investissement. Ils touchent là au cœur d'un débat particulièrement passionné. Nombreux sont les secteurs qui considèrent que la politique de concurrence, en contraignant les concentrations, interdit aux acteurs européens d'avoir l'ampleur nécessaire pour faire face aux dépenses à venir. C'est, par exemple, le cas des télécoms, où de nombreux opérateurs estiment que, faute de se rassembler, ils ne pourront faire face aux investissements massifs leur permettant de déployer les technologies de demain et laisseront leurs concurrents étrangers conquérir l'Europe.

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Le troisième débat porte sur la politisation du droit de la concurrence. Les conclusions apportées par Gutiérrez et Philippon méritent quelques nuances ou, à tout le moins, quelques discussions : il n'y a pas qu'aux États-Unis que la politique influence le droit de la concurrence.

Il serait illusoire de considérer qu'au niveau communautaire les motivations politiques sont absentes. Souvent avec un esprit polémique, il est ainsi reproché à la commissaire Vestager (chargée de la concurrence) de faire preuve d'activisme contre les géants américains d'Internet, pour des motivations plus politiques qu'économiques. Ainsi, à l'été 2015, le magazine Bloomberg Businessweekavait publié un long reportage décryptant comment l'influence politique de l'Allemagne, poussée par le groupe de presse Axel Springer, avait conduit à relancer les poursuites contre Google, alors que le commissaire Almunia (prédécesseur de Mme Vestager) souhaitait les clore, permettant à la commissaire danoise de relancer l'offensive.

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Le débat sur la politique de la concurrence est donc complexe. De façon intéressante, cet article rappelle en creux que, si l'Union européenne a une politique de concurrence forte et efficace, celle-ci n'est pas, contrairement à ce que lui reprochent certains, ultralibérale : elle est d'inspiration interventionniste puisqu'elle pose le postulat que la puissance publique peut et doit réguler la vie des entreprises sur le marché pour en assurer le bon fonctionnement. L'actualité montre que la position américaine évolue sous l'influence du président Trump, qui semble décidé à faire, lui aussi, du droit de la concurrence un outil pour en imposer aux entreprises.

*Associé du cabinet Altermind, spécialiste des questions de concurrence


CE QU’IL FAUT RETENIR

Les Etats-Unis sont souvent crédités d'une véritable politique concurrentielle, alors que l'Europe favoriserait le maintien de monopoles. Pour deux économistes, la réalité est autre. Les institutions de l'UE favorisent en effet la concurrence en empêchant la création ou le maintien de groupes hégémoniques. Cela tient à la nature de l'UE : l'équilibre entre des nations souveraines a conduit à la mise en place d'institutions supranationales plus indépendantes politiquement. Cependant, en empêchant la consolidation de certains secteurs, les règles européennes pourraient nuire à de nécessaires investissements.


PUBLICATION ANALYSÉE

G. Gutiérrez, T. Philippon, « How EU Markets Became More Competitive Than US Markets : A Study of Institutional Drift », NBER, 2018


LES AUTEURS

German Gutiérrez, formé à Cornell, est un économiste spécialiste de la finance à la Stern School of Business (université de New York).

Thomas Philippon, formé à l'Ecole polytechnique, à l'EHESS et au MIT, spécialiste d'économie financière à la renommée internationale, est économiste à l'université de New York.


POUR ALLER PLUS LOIN

Alberto Alesina, Francesco Giavazzi, « The Future of Europe : Reform or Decline », MIT Press, 2006

« Google's \6 billion miscalculation on the EU », Bloomberg Businessweek, août 2015

Erwan Le Noan, « Les effets sur la concurrence de l'émergence d'opérateurs géants sont loin d'être clairement établis », Le Monde, 21 février 2018

Erwan Le Noan, « Le droit de la concurrence défié par la politique », Les Echos, 7 août 2018

Carl Shapiro, « Antitrust in a time of populism », International Journal of Industrial Organization, 2018

Publié le 28/03/19 à 12h31 | Source lepoint.fr

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