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Comment les épidémies bouleversent le monde

 

L’Histoire nous enseigne, rappelle Walter Scheidel, professeur à Stanford, que les pandémies ont pu avoir un effet majeur sur la géopolitique et l’économie, jusqu’à déstabiliser certains États.

Le Point Propos recueillis par Gabriel Bouchaud

913a3894d084a311789acb669ffb5167.jpg Walter Scheidel Professeur d’histoire ancienne à l’université Stanford. Auteur, notamment de « The Great Leveler : Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century » (Princeton University Press, 2017).

L’impact des pandémies sur les sociétés peut parfois être surprenant. Si ces événements se caractérisent par la mort et la misère qu’ils laissent derrière eux, ils peuvent aussi avoir un effet positif sur la distribution des richesses au sein des sociétés. Les pandémies ont aussi eu un effet majeur sur la géopolitique mondiale à plusieurs reprises.

Le coronavirus qui sévit actuellement peut-il jouer un rôle aussi déstabilisateur ?

Pour replacer l’actuelle épidémie de Covid-19 dans un contexte historique, nous avons interrogé Walter Scheidel. Professeur d’histoire ancienne à l’université Stanford, il est l’auteur de The Great Leveler, un ouvrage sur l’impact économique des grandes catastrophes qui ont frappé l’humanité, de l’effondrement étatique à la guerre totale en passant par les grandes épidémies. 

Le Point : Vous avez étudié l’impact de fortes mortalités sur le niveau d’inégalités d’une société. Pouvez-vous expliquer le lien entre baisse des inégalités et grandes catastrophes telles que les pandémies ?

Walter Scheidel : Les pandémies que nous connaissons sont assez éloignées de nous et ont affecté des sociétés très différentes des nôtres, avec des économies essentiellement agraires. Si une épidémie arrive et tue un tiers de la population, beaucoup moins de personnes peuvent travailler. Il faut donc payer mieux les survivants pour le même travail. Par ailleurs, les biens fonciers perdent de leur valeur, dans la mesure où il y a un surplus de terres par rapport au nombre de personnes qui vivent sur le territoire. Les propriétaires sont donc moins riches et les travailleurs, moins pauvres. C’est ce que nous avons vu par le passé, mais ce n’est pas vraiment applicable à l’époque contemporaine. Ces bons exemples historiques ne sont pas nécessairement utilisables pour anticiper les conséquences de la situation actuelle. 

Est-il possible justement d’envisager une situation où une pandémie aurait un effet similaire sur nos sociétés modernes ? 

La première pandémie moderne fut la grippe espagnole, qui a tué des millions de personnes. C’est un exemple pertinent de pandémie moderne, mais le problème, c’est qu’elle a suivi la Première Guerre mondiale. Il est donc impossible de séparer les effets de la guerre et ceux de cette pandémie sur les inégalités, qui ont effectivement baissé dans les années qui ont suivi le conflit. Or, heureusement, la grippe espagnole fut la dernière pandémie de cette ampleur ! 

Il faut donc se demander ce qui se passerait maintenant, dans un monde très différent de celui qui a vu se diffuser ce genre de maladies. Pour faire court : nous n’en savons rien ! Des chercheurs ont tenté de simuler les effets d’une grippe espagnole sur nos sociétés contemporaines. En admettant que l’épidémie de coronavirus lui soit similaire, il est possible d’utiliser cette simulation pour essayer de deviner ce qui se passerait. La simulation prédit une forte mortalité dans les pays en développement, comme ceux d’Afrique subsaharienne, qui auraient de graves difficultés à contenir la maladie. Elle serait plus faible dans les pays riches. 

Cela dit, déterminer les effets d’une telle mortalité sur la répartition des richesses dans la société est difficile. Nous avons cependant déjà quelques indications : la correction du marché aux États-Unis, où le Dow Jones a perdu presque 4 500 points en quelques jours, a pesé sur la distribution des richesses. Les actions sont surtout détenues par des gens riches, qui le sont moins qu’ils ne l’étaient il y a une semaine : il est donc possible de voir une faible égalisation des richesses. Cette conséquence sera probablement temporaire. Si l’épidémie actuelle empire, on pourrait assister à un effondrement plus durable de l’économie, et donc de la valeur du capital, ce qui pourrait avoir un effet égalisateur au regard de la distribution du capital dans la population. 

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Grippe espagnole (1918-1919). Lits séparés pour les malades atteints par la grippe espagnole à l’hôpital militaire Walter Reed de Washington.

 

Nassim Nicholas Taleb déclare que la panique des individus force les gouvernements et les institutions à prendre des mesures plus drastiques, peut-être inutiles, mais inévitables dans un climat d’incertitude. L’historien que vous êtes constate-t-il que différentes réponses institutionnelles ont entraîné des résultats divers ?

Je pense qu’il a raison. C’est comme un entraînement. Admettons que le virus actuel ne soit pas si dangereux, le prochain pourrait l’être. Les gouvernements sont en train de mettre en place des réponses à l’épidémie et apprennent quelles sont les politiques qui fonctionnent, à grande échelle. Nous pouvons nous préparer à la pire épidémie en salle de réunion, ça ne sera jamais suffisant ! Le fait d’avoir été confronté à une telle situation fait que si, dans cinq ans, un nouveau virus fait son apparition, nous serons bien mieux armés. 

C’est ce qu’on a vu historiquement : quand la Peste noire est arrivée en Europe en 1348, il n’y avait aucune quarantaine, personne n’était préparé. Le niveau de préparation s’est amélioré avec le temps. Au XVIIe siècle, alors que les épidémies de peste continuent, les États sont bien mieux armés et imposent des quarantaines drastiques. Le cas le plus célèbre est celui de l’épidémie de peste à Marseille en 1720. Le royaume de France impose une quarantaine draconienne, qui a pour effet de laisser mourir la moitié de la population de la cité phocéenne, mais contient l’épidémie. C’est le fruit de l’apprentissage lié aux épidémies précédentes qui a permis cette prise de décision. 

On voit aussi le contraire avec l’Empire ottoman, qui est incapable d’imposer ce genre de mesures, et dans lequel, en conséquence, on souffre bien plus des épidémies. On peut en conclure que plus les gouvernements font face aux épidémies, plus ils développent leur résilience et leur capacité à affronter ces événements, même les plus dangereux. 

La peste de Justinien n’a pas entraîné l’effondrement de l’Empire romain d’Orient. Une pandémie massive a-t-elle pu provoquer la chute d’un État ? Peu d’exemples viennent à l’esprit, sauf ceux des empires aztèque et inca.

Les États semblent très résilients lorsqu’ils font face à des pandémies, mais pour des raisons qui varient selon l’époque. Les sociétés antiques et médiévales étaient si primitives que la plupart des individus étaient autosuffisants. Ils ne dépendaient pas de services obtenus par le biais d’autres personnes. Donc, si un tiers de la population meurt, l’État souffrira mais ne sera pas détruit. 

L’effondrement des empires inca et aztèque relève de plusieurs facteurs : les épidémies, mais aussi l’arrivée des conquistadors. Si les épidémies avaient touché ces États sans que les conquistadors ne débarquent ensuite, il est possible qu’ils s’en seraient remis. 

Il y a cependant une différence avec les États contemporains : nos économies sont bien plus sophistiquées, interconnectées, et nous dépendons de services assurés par d’autres individus. Le risque de déstabilisation est donc bien plus élevé pour nos États qu’au XIVe siècle. En même temps, ils sont aussi beaucoup plus résilients, parce qu’ils sont plus gros et ont de bien meilleures capacités de réaction, de budget et d’accumulation de l’information. L’État moderne a donc peu de chances de s’effondrer. On pourrait supposer que des États qui sont déjà dans un processus de désagrégation, comme le Soudan du Sud, puissent être précipités dans le chaos à cause d’une grosse épidémie. Mais dans le cas d’un État riche et solidement établi, je ne pense pas que ce risque soit important, sauf en cas de scénario catastrophe. 

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Dernière grande épidémie de peste en France. « Vue de l’hôtel de ville pendant la peste de 1720 à Marseille » (1721, détail), de Michel Serre (1658-1733).

 

On perçoit cependant une augmentation de l’instabilité dans des pays comme l’Iran ou la Chine, où l’État ment à ses citoyens. Peut-on imaginer que ce facteur favorise la chute, sinon de l’État, au moins du régime ?

Je ne veux pas être cynique, mais si vous vivez en Iran ou en Chine, vous avez l’habitude que l’État vous mente. Par ailleurs, je pense que les gouvernements seront jugés sur la manière dont ils ont géré la crise une fois qu’elle sera résolue et non s’ils l’ont gérée en mentant. Là-dessus, le gouvernement chinois a de bonnes chances d’être bien noté, parce qu’il a réagi agressivement, et les citoyens chinois pourront se dire qu’à la fin, les responsables politiques ont fait de leur mieux. La Chine a un État qui a la capacité et la volonté de mettre en place des mesures radicales, ce qui n’est pas le cas d’autres pays, comme l’Iran, déjà sous pression pour d’autres raisons. L’épidémie pourrait être la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais certainement pas la cause unique d’un effondrement du régime. Et de toute façon, comme vous le dites, ce serait le régime et non pas l’État qui pourrait s’effondrer. 

Les implications géopolitiques des épidémies, comme celle provoquée par les grandes découvertes, peuvent être dramatiques. Avez-vous d’autres exemples ?

C’est unique dans l’histoire de l’humanité. Deux mondes séparés, les Amériques et l’Eurasie, ont été connectés pour la première fois. Rien d’autre ne peut être comparé à cela ! C’est comme si des extraterrestres venaient visiter la Terre et nous transmettaient certaines de leurs maladies. 

Même si nous ne pouvons pas être tout à fait certains de la relation de cause à effet, il y a eu aussi une guerre de trente ans entre l’Empire romain d’Orient et la Perse sassanide au tournant du VIIe siècle. La peste était apparue deux générations plus tôt, mais continuait de faire des ravages. En affaiblissant l’Empire romain, elle a pu contribuer au déclenchement de la guerre par les Perses. 

Il s’avère que cette guerre est l’une des plus importantes de l’Histoire : si elle a fini par un statu quo, elle a tellement affaibli ces deux puissances qu’elles ont eu le plus grand mal à résister à l’invasion arabe qui a suivi. Le timing n’est pas une coïncidence : si les deux empires ne s’étaient pas battus pendant trente ans, en s’affaiblissant mutuellement, les musulmans ne seraient pas allés très loin dans leurs conquêtes. Or, là, l’Iran a pu être conquis en quelques années, tout comme une grande partie de l’Empire romain d’Orient. 

Si cette guerre a été rendue possible par une épidémie, on pourrait imaginer un lien entre celle-ci et le développement de l’Empire arabe, qui a changé le monde. Mais ça reste de la conjecture !

Source journal.lepoint.fr