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« Le déclin de la majorité blanche va renforcer les populismes »

ENTRETIEN. Dans « Whiteshift », le chercheur Eric Kaufmann assure que les changements démographiques et ethniques seront le fait majeur de notre siècle. PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS MAHLER

En 2042, selon les projections, la population blanche non hispanique deviendra minoritaire aux États-Unis. En Europe, c'est dans la première partie du XXIIe siècle qu'une population métissée devrait surpasser les Blancs. Pour Eric Kaufmann, professeur à l'université londonienne Birkbeck College, ces bouleversements démographiques seront le fait majeur du XXIe siècle et auront des conséquences politiques turbulentes. Dans Whiteshift (Allen Lane), il aborde frontalement ce sujet controversé. Le chercheur assure que le premier facteur de l'essor des populismes est l'immigration et non pas l'économie, explique qu'il faut analyser sereinement ces questions ethniques et plaide pour que l'identité blanche soit considérée comme une identité comme les autres, « non pas une fabrication destinée à garder le pouvoir mais un ensemble de mythes et de symboles auxquels les Blancs sont attachés ».

Publié fin 2018 en Grande-Bretagne, Whiteshift a, en dépit de son contenu hautement sensible, été salué par l'essentiel de la presse britannique, du Financial Times à The Economist. Il faut dire que l'ouvrage n'est pas un pamphlet apocalyptique sur le grand remplacement ni une ode lyrique au multiculturalisme, mais un roboratif essai de 600 pages riche en chiffres, études et arguments. Eric Kaufmann se montre optimiste sur le long terme en prédisant qu'une nouvelle majorité mixte saura se trouver une histoire commune plutôt que de sombrer dans la balkanisation ethnique, mais prévient que cette transition sera houleuse. Son auteur s'explique pour la première fois dans un média français.

Le Point : Le XXIe siècle sera, selon vous, celui du « whiteshift », c'est-à-dire le passage d'une société majoritairement blanche à une société multiethnique...

a8771d0ff77f482dbe99b29b50a61193.jpgEric Kaufmann, auteur de ".Whiteshift"  

Eric Kaufmann : Il me fallait un mot pour résumer ce phénomène. « Whiteshift » s'inspire du terme de physique « redshift » (le décalage spectral vers le rouge, NDLR). Il y a deux aspects dans ce basculement démographique. D'abord, il y a le déclin de la majorité blanche, ce que nous expérimentons déjà, et qui va, selon moi, encore renforcer le populisme et la polarisation politique. Le deuxième aspect, qui se situe plus sur le long terme, c'est l'absorption de différents groupes ethniques par une population blanche qui va aboutir à l'essor de populations métissées. Les Blancs sont déjà une minorité dans la plupart des métropoles nord-américaines. Ils seront, selon les projections, une « majorité minoritaire » en 2050 aux États-Unis, au Canada ou en Nouvelle-Zélande. En France, les minorités ethniques représenteront 22 % de la population en 2061. Ma thèse, c'est que nous allons traverser une période chaotique au moment où la société deviendra très diversifiée. Je pense aussi que, même s'il y aura beaucoup de métissages, les gens vont à long terme tendre à s'identifier à des ancêtres communs. Il faut comprendre que l'ethnicité et la race sont deux choses bien différentes. La race, ce sont les différences visibles, alors que l'ethnicité est la croyance en des ancêtres et mythes communs. Vous pouvez ainsi avoir une population qui croit en des ancêtres communs alors même qu'elle a des origines très diverses, car elle sélectionne certains ancêtres et en ignore d'autres. C'est, par exemple, le cas de la Turquie actuelle. La plupart des Turcs se focalisent sur des origines en Asie centrale, négligeant leurs ancêtres chrétiens byzantins et le grand nombre d'immigrés venus de tout l'Empire ottoman.

Selon vous, l'actuelle vague populiste s'explique d'abord par les craintes d'une majorité blanche concernant l'immigration. Qu'est-ce qui vous permet d'être si catégorique ?

Les angoisses liées à l'identité me semblent bien plus importantes que l'idée d'être laissé pour compte d'un point de vue économique. Quiconque veut expliquer ce qui se passe actuellement en Occident doit répondre à deux questions simples. Pourquoi les populistes d'extrême droite se portent-ils bien mieux que les populistes d'extrême gauche ? Et pourquoi la crise migratoire dope-t-elle les scores de la droite populiste, alors que la crise économique n'a pas eu un grand effet politique  ? Si vous regardez les études sur les individus, cela ressort de manière forte. Les gens pauvres ou qui ont perdu leur emploi n'ont pas été beaucoup plus enclins à voter pour le Brexit ou pour Trump, contrairement aux gens pour qui l'immigration est la préoccupation numéro un. Nous disposons d'une étude majeure, la British Election Study (BES), et j'ai fait mes propres recherches sur des panels, tout comme mon confrère Matthew Goodwin. Selon une étude YouGov que j'ai commandée deux mois après le vote, 91 % des pro-Brexit voulaient réduire l'immigration, contre près de la moitié chez ceux en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne. Beaucoup de ceux qui ont voté contre le Brexit étaient aussi contre l'immigration, mais avaient peur des sacrifices économiques que nécessiterait une sortie de l'Union. Toutes ces données racontent la même histoire : les préoccupations concernant l'immigration sont la clé pour comprendre l'essor du populisme.

Mais pourquoi le populisme culmine-t-il aujourd'hui, alors que l'immigration extra-européenne est devenue importante dès les années 1950 et 1960 ?

Cela dépend des pays. En Grande-Bretagne, sous l'influence de Thatcher, l'immigration venue des pays du Commonwealth a décliné dans les années 1980 et 1990, passant de 75 000 par an à 55 000. Mais, avec Blair et la croissance économique, elle a augmenté de manière substantielle, avec, par exemple, 156 000 immigrés du Commonwealth en 2004. On a aussi vu que la crise des migrants a fait grimper l'immigration dans la liste des problèmes les plus importants pour les gens, ce qui a permis la montée des populistes. L'immigration rappelle aux gens la fragilité de leur identité, ce qui alimente le sentiment d'insécurité culturelle et de déclin. Des expériences montrent, par exemple, que, si vous rappelez à des Américains blancs qu'ils vont passer sous les 50 % de la population en 2042, ils seront plus enclins à soutenir Trump.

N'est-ce pas plutôt l'anti-élitisme qui est le moteur de ce populisme  ?

Il est vrai que les gens qui votent pour les partis traditionnels sont moins anti-élitistes que ceux qui soutiennent les nouveaux partis populistes. Mais, si vous prenez le Brexit ou l'élection de Trump, vous n'observez pas de différence entre les deux camps sur ce thème. Début 2017, j'ai interrogé plusieurs centaines d'électeurs américains blancs et seuls 27 % de ceux qui avaient voté Trump étaient agacés par les élites parce qu'elles « sont riches et puissantes », contre 55 % chez ceux ayant voté Clinton. Ce n'est que quand on les interroge sur les élites « politiquement correctes » qu'on voit un agacement plus marqué chez les pro-Trump. L'anti-élitisme dans le populisme ne me semble ainsi pas concerner toutes les élites économiques et politiques, mais plutôt les élites culturelles.

À gauche, on vous a déjà rétorqué que ce sont les inégalités qui sont la principale cause des tensions politiques. En France, les revendications des Gilets jaunes concernaient ainsi bien plus le pouvoir d'achat et les impôts que l'immigration ou l'identité...

Ce mouvement des Gilets jaunes a sans aucun doute une motivation économique, mais je mets ma main au feu que, chez la majorité d'entre eux, l'islam et l'immigration sont des préoccupations plus importantes que leur propre situation économique. Si vous regardez les cartes, les grandes villes soutiendront toujours moins le populisme que les zones rurales. Mais c'est une illusion optique de croire que c'est une opposition entre les gagnants de la mondialisation dans les métropoles et les laissés-pour-compte à la campagne. Cela est bien plus lié à une vision du monde qu'à des revenus réels. Si vous connaissez le revenu d'un électeur du référendum sur le Brexit, vous n'aurez que 55 % de probabilités de deviner ce qu'il a voté sur la question, soit à peine plus que la simple chance. Le salaire n'est pas un facteur déterminant. De même, la géographie n'explique pas tout. Il ne faut pas oublier que, dans ces zones rurales, il y a moins de minorités ethniques ou de diplômés qui ont des vues plus ouvertes sur le monde. Si vous comparez ce qui est comparable, par exemple un Londonien blanc de la classe ouvrière et un Anglais blanc de la classe ouvrière vivant à campagne, vous n'observez aucune différence concernant le vote sur le Brexit. Sinon, seuls 5 % des gens qui ont voté en faveur du Brexit estimaient que l'inégalité était le problème le plus important pour la Grande-Bretagne, contre 20 % parmi ceux qui ont voté pour le maintien...

Vous analysez aussi la mutation de la droite, qui était plutôt en faveur de l'immigration pour des raisons économiques mais qui aujourd'hui bascule vers « l'ethno-traditionalisme », le symbole étant Donald Trump, longtemps libéral et pro-immigration jusqu'à sa candidature à la primaire républicaine...

Aux États-Unis surtout, la droite se caractérisait par ses positions pro-marché. Les forces principales au sein du Parti républicain étaient les milieux des affaires, les milieux religieux et les néoconservateurs, ces « faucons » en faveur de l'interventionnisme militaire à l'étranger pour répandre la démocratie libérale. Ces trois élites se targuaient d'être en faveur de l'immigration. Aujourd'hui, on fait souvent l'erreur de penser que la droite religieuse est menée par une bande de racistes, ce qui est un contresens total, car les élites évangéliques se considèrent comme universalistes et voient chez les immigrés hispanophones, asiatiques ou africains des opportunités de conversion. Les anti-immigration n'avaient ainsi par les rênes du Parti républicain. Mais, peu à peu, on a assisté à des mouvements populaires venus du bas, à commencer par la Californie en 1994 avec la proposition de loi 187 émanant d'un groupe de citoyens et approuvée à 59 %. Cela s'est ensuite concrétisé avec le Tea Party. L'immigration est devenue une préoccupation majeure chez les républicains. Alors qu'il n'y avait pas une grande différence sur ce sujet entre les républicains et démocrates blancs dans les années 1990 et 2000, c'est désormais un marqueur fort. En 2016, 69 % des républicains blancs voulaient moins d'immigration, contre seulement 21 % des démocrates blancs. Trump et ses conseillers ont bien compris que c'était le sujet-clé, notamment dans les « Swing States » de la Rust Belt. Trump était ainsi le seul parmi les dix-sept candidats de la primaire républicaine à placer l'immigration au cœur de sa campagne et à briser les tabous. Ces tabous sont importants, car, même à droite, ils ont tenu longtemps.

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Va-t-on assister à un clivage grandissant entre une droite tribale et populiste et, de l'autre côté, une gauche antiraciste et multiculturelle  ?

Il y a eu un basculement. On est passé des vieilles divisions économiques entre la gauche et la droite à ce fossé ethnique et culturel séparant des partisans du cosmopolitisme et ce que j'appelle les « nationalistes ethno-traditionnalistes ». Pays après pays, on a vu ce phénomène croître. Le clivage principal ne concerne pas l'égalité des femmes ou les droits des gays, ni même les questions religieuses. Ce sont d'anciennes préoccupations chez les conservateurs, qui sont, à mon sens, largement dépassées. La nouvelle division est entre ceux qui croient en l'idée de diversité, de changement, et les autres qui croient plutôt en l'homogénéité ethnique et moins au changement. Comme je vous l'expliquais, c'est pour beaucoup lié à des dispositions psychologiques. Ce n'est pas une question de classe ni même cette idée de « somewhere » (les gens ancrés quelque part) et « anywhere » (les gens de n'importe où) développée par mon compatriote David Goodhart. C'est une division entre des gens qui sont psychologiquement formés de manière très différente. Vous voyez ces divisions s'immiscer au sein même des familles, et jusqu'aux couples.

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Mais il y a des exceptions, comme le Portugal ou le Canada qui ne sont pas autant concernés par la montée populiste...

L'Espagne faisait aussi partie il n'y a longtemps de ce lot. Le Portugal a une population musulmane limitée, alors qu'on sait que l'accroissement des populations extra-européennes, et notamment musulmanes, a des conséquences politiques. En Europe, le Portugal ou l'Islande n'ont pas ainsi pour l'instant connu la même vague populiste. Le Canada est, lui, un cas complètement différent, un cas unique même. C'est l'un des rares pays où la communauté majoritaire, la communauté anglo-saxonne, a perdu son identité du fait de l'effondrement de l'Empire britannique. Il n'y a pas de vrai roman national au Canada. C'était donc un lieu idoine pour le cosmopolitisme libéral. Mais, même là-bas, le Québec a aujourd'hui un parti populiste, le Coalition avenir Québec (CAQ) étant le premier parti ayant fait campagne de manière explicite sur la réduction de l'immigration. C'est un tournant majeur alors que le Parti québécois n'a, lui, longtemps milité que pour la langue française et un souverainisme civique. Et, dans tout le pays, les sondages montrent une augmentation de l'opposition à l'immigration. En Ontario, c'est un populiste, Doug Ford, qui a gagné les élections l'année dernière...

Votre livre aborde un sujet tabou en France : « les stratégies d'évitement des Blancs », c'est-à-dire que, selon vous, les Blancs se regrouperaient entre eux d'un point de vue géographique. Vous allez jusqu'à écrire que les Blancs sont plus « ségrégués » que les populations d'origine étrangère. N'est-ce pas de la provocation ?

Il est évidemment compliqué de faire ce genre de recherche en France du fait de votre refus des statistiques ethniques. Mais oui, vous pouvez constater ce phénomène aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Les majorités blanches ont tendance à battre en retraite dans des endroits où elles sont relativement concentrées. Les zones géographiques où les Blancs représentent plus de 85 % de la population sont ainsi les seuls endroits qui connaissent un accroissement en termes de nouveaux venus blancs. Si vous regardez les données individuelles et comparez un Blanc britannique à un Britannique disons d'origine pakistanaise – les deux étant nés en Grande-Bretagne et ayant les mêmes revenus –, vous verrez qu'en moyenne les Blancs vont déménager dans des endroits qui ont entre 10 ou 15 points en moins d'immigrés. Vous pouvez penser que les minorités d'origine étrangère choisissent de vivre entre elles. Mais des expériences ont montré que les Blancs préfèrent vivre dans des endroits qui sont à 70 % blancs, et qui correspondent à leur idéal, alors que les minorités ne demandent, elles, que 50 % de personnes originaires de leur groupe ethnique dans les alentours. Les Blancs sont ainsi plus exclusifs en termes de préférences géographiques. Par ailleurs, on observe que les minorités bougent, comme dans l'est de Londres ou dans les banlieues de Toronto, mais que les Blancs quittent ces endroits. Ce se sont pas tant les minorités qui refusent la diversité que les Blancs qui l'évitent. Quand vous regardez les réseaux sociaux, même dans les zones géographiques très diversifiées, les contacts se font largement entre les Blancs. Le phénomène est encore plus fort à l'école.

Les études montrent que les jeunes sont en général plus tolérants que leurs aînés. Comme ce qui s'est passé avec l'égalité femmes-hommes ou les droits des LGBT, les gens ne deviendront-ils pas de plus en plus progressistes sur ces questions identitaires ?

C'est un bon argument. Je pense qu'il fonctionne très bien en ce qui concerne les minorités sociales, par exemple les gays. Le problème, c'est quand on arrive aux questions d'immigration ou de scepticisme vis-à-vis de l'Europe, on constate que la tendance va dans le sens inverse de ce qu'on aurait pu penser en termes générationnels. Si chaque génération se montre ainsi plus tolérante et libérale en matière de mœurs, ce n'est pas le cas avec ces sujets. Si vous parlez du racisme comme du fait d'être opposé aux mariages mixtes ou de ne pas vouloir avoir un patron noir, il est très clairement en déclin. Les jeunes sont bien plus tolérants que leurs aînés. Mais, en même temps, si vous regardez les données américaines, l'identité blanche devient aussi plus importante au fil du temps. C'est un point essentiel de mon livre. Nous savons selon la psychologie sociale que l'attachement à son propre groupe ethnique n'est pas corrélé à la haine d'un autre groupe. La xénophobie, c'est-à-dire la peur vis-à-vis d'autres groupes, est en déclin, mais l'attachement à sa propre identité augmente. Ce n'est pas une contradiction.

2aba2875bde276cd810e0228fc3fbbe7.jpg"Whiteshift: Populism, Immigration and the Future of White Majorities", d'Eric Kaufmann, en anglais, ed. Allen Lane, 624 pages.Votre livre s'achève par une projection à long terme. Vous citez l'essayiste Michael Lind qui, en 1998, avait évoqué une « ethnicité beige », c'est-à-dire une majorité racialement métissée. Au Canada, les projections prévoient ainsi que les Blancs non métissés ne représenteront plus que 20 % de la population au début du XXIIe siècle…

Même si l'immigration s'arrête demain, les métissages continueront, bien sûr, simplement du fait des taux de mariages mixtes, qui au passage ne sont pas élevés, mais qui ont un effet exponentiel. En Grande-Bretagne, il n'y aura ainsi que 7 % de personnes métissées en 2050, mais elles seront 30 % à la fin du siècle, et puis 75 % en 2150. Après, on peut se demander quel sera le poids des apparences dans cette société du futur. Mon souhait, c'est que le sentiment d'appartenance à un groupe ethnique soit plus une question de conscience que d'apparences.

Vous rappelez que les catholiques irlandais étaient perçus comme des aliens dans l'Amérique protestante. Ont suivi les juifs et les Italiens, avant les hispanophones… Chaque nouveau groupe d'immigrés ne finit-il pas par être assimilé ?

On peut se dire que, comme ça a fonctionné aux États-Unis, c'est réplicable partout. Mais c'est oublier qu'il y a eu l'Immigration Act de 1924, qui a largement limité les flux d'immigrés. Et il y a eu bien des tensions et clivages avant que ces mélanges ne se fassent. Finalement, je pense que les différents groupes ethniques finissent pas se mélanger et se métisser, mais cela demande beaucoup de temps. Aux États-Unis, il a d'abord fallu que les catholiques originaires de pays différents se mélangent entre eux (rires). Le mélange avec les populations protestantes ne s'est vraiment complètement fait que dans les années 1970, tout comme pour les juifs. C'est un processus lent. En 1960, 85 % des catholiques ont encore voté pour Kennedy pour la simple raison qu'il était de leur confession. Alors qu'en 2004 John Kerry n'a, lui, plus bénéficié de ce vote catholique. Ce n'est que récemment que cette division religieuse a disparu, alors qu'elle remontait à une immigration du XIXe siècle. Et je signale que les mariages mixtes entre protestants et catholiques étaient plus importants que les actuels mariages mixtes avec les groupes d'origines non européennes. Il faut donc être réaliste, cela prendra du temps. Le cas américain montre qu'il faut des pauses pour effacer les différences et assimiler les nouveaux venus. Par ailleurs, je pense qu'il est nécessaire d'avoir une majorité ethnique assimilatrice pour soutenir l'unité civique nationale. Autrement dit, plutôt un « melting-pot » qu'un « salad bowl » (une mosaïque de communautés, NDLR). En effet, sans cette majorité, la tendance est aux fractions communautaires et aux politiques ethniques.

Vous êtes très critique envers la « gauche identitaire ». Que lui reprochez-vous ?

Je ne pense pas que réprimer l'identité blanche comme étant raciste et diaboliser ce passé blanc soit la solution. La gauche identitaire a imposé cette idée qu'il y a quelque chose de déchu et pourri dans cette notion de « blanchité » du fait de son histoire. Il faudrait donc la supprimer. Or cela ne fait que contrarier certains membres de la majorité blanche, qui s'identifient à ce groupe en déclin démographique, et renforce le clivage identitaire. C'est aussi un problème en ce qui concerne le débat sur l'immigration, avec cette idée que ceux qui s'opposent à l'immigration veulent en fait garder le pays blanc et sont donc racistes, ce qui, à mon avis, nous empêche d'avoir une vraie discussion sur la vitesse de l'immigration. Aujourd'hui, il est ainsi socialement plus acceptable de dire qu'on s'oppose à l'islam au nom des valeurs libérales et laïques. Dans les faits, on stigmatise ainsi les musulmans, ce qui, à mon sens, s'avère plus dangereux que de pouvoir simplement dire qu'on accorde une valeur à son propre groupe ethnique, qu'on accepte le changement démographique mais qu'on aimerait qu'il se fasse un peu plus lentement pour favoriser l'assimilation. La gauche qualifie de raciste ce simple attachement à son propre groupe ethnique, alors même que les études montrent que le racisme réel baisse par rapport aux périodes passées. Or, si vous ne rendez pas taboue cette question ethnique, les gens seront plus enclins à négocier, à accepter l'idée qu'il y a un besoin économique pour de la main-d'œuvre étrangère et qu'on doit arriver à un compromis. De même, l'Union européenne a fait office de souffre-douleur dans le référendum sur le Brexit. Tout le monde se fichait des questions institutionnelles, beaucoup de personnes étant persuadées que, si nous sortions de l'UE, nous allions limiter l'immigration, ce qui bien sûr ne sera pas le cas. Voilà encore un exemple de ce qui se passe si vous ne permettez pas aux gens d'avoir un vrai débat sur la question de l'immigration...

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En France, ce basculement démographique est surtout évoqué par l'extrême droite sous sa version complotiste et apocalyptique, avec le terme de grand remplacement...

Il n'y a bien sûr pas de complot, de plan des élites pour remplacer le peuple français. Il y a simplement eu la décision contestable, imposée par le progressisme de gauche dominant depuis les années 1960, de qualifier de raciste le simple fait de penser qu'il fallait ralentir l'immigration de groupes ethniques différents, ou de se soucier de la culture de son pays. C'est avoir deux poids deux mesures dans la façon dont on traite la majorité blanche et les minorités ethniques. Certains intellectuels progressistes sont vraiment persuadés que, quand la société sera complètement métissée et diverse, on atteindra une utopie raciale. Vous voyez ça chez Justin Trudeau et dans la philosophie multiculturelle. Or, quand un pays est entièrement blanc, on peut légitimement penser qu'il est raciste d'empêcher des personnes d'autres groupes ethniques d'émigrer en voulant ainsi garder une communauté pure racialement. Mais cet argument est moins valable quand la société est déjà multiethnique et qu'on souhaite simplement ralentir ce changement.

Vous expliquez être un quart chinois et un quart latino, avec aussi des ascendants juifs et d'autres catholiques. Auriez-vous pu écrire ce livre sur un sujet périlleux sans ces origines diverses  ?

(Rires.) Je crois que cela aurait été plus compliqué, car vous devez sans cesse faire face aux suspicions. Les gens se demanderont toujours quelles sont mes vraies motivations. On présume d'emblée que les gens ont des arrière-pensées racistes, ou alors que les minorités se sentent offensées là où elles ne le sont pas. Ce paradigme imposé par la gauche a dominé le monde universitaire. C'est, je pense, le grand débat que nous devons avoir : comment réduire ces tabous sans bien sûr les abandonner  ?

Publié le 06/01/19 à 09h23 | Source lepoint.fr

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