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Crise de l’eau : les Pyrénées à sec

Source lepoint.fr par Géraldine Woessner

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Il écarte les feuilles jaunies d'un pêcher, fait rouler le fruit dans ses doigts. Sec, dur - à peine plus gros qu'une noix. Au pied des collines du massif des Aspres, dans cette plaine fertile du Roussillon, Alain Margalet regarde son verger s'assécher, non loin du château de Corbère, le mont Canigou en toile de fond. Abricots, pêches, nectarines… Il n'est autorisé à les arroser qu'au compte-gouttes, mais les tapis d'herbes folles que l'agriculteur bio laisse entre les rangs ne suffisent pas à retenir l'humidité. Jusqu'au bout, il aura espéré la pluie. La récolte des abricots devait bientôt commencer, les saisonniers sont là. Une quinzaine de travailleurs, qu'il faudra bien payer, s'occupent à éclaircir les pêchers, ne laissant sur les branches que les fruits les plus gros, dans l'espoir qu'ils finiront par capter assez d'eau pour mûrir. « Si on me laisse arroser une fois par semaine, je pourrai peut-être sauver une fraction de la récolte, estime-t-il. Mais, sinon, qu'on me laisse au moins sauver les arbres… » En lisière du verger, le canal de Thuir, creusé en 1310 pour irriguer les cultures et puisant son eau dans la Têt, l'un des trois fleuves côtiers du département, est vide. Rien ne coule dans les agouilles, ce réseau de fines rigoles serpentant entre les parcelles. La sécheresse est si intense dans la vallée de la Têt, décrétée en crise ce 10 mai, qu'on a depuis longtemps resserré les vannes, organisant des « tours d'eau » (elle n'a pas coulé depuis huit jours chez Alain Margalet) pour préserver le débit de la rivière.

Plus au nord, dans la vallée voisine de l'Agly, la situation est tout aussi critique. De larges portions du fleuve sont à sec, et les vergers se flétrissent autour de son lit craquelé. Biches, lièvres, sangliers assoiffés descendent des hauteurs grignoter les feuilles tendres de la vigne, dont certains pieds se sont mis en mode survie : « La plante ne crée pas de bourgeons fructifères. Si elle vit, l'an prochain elle ne produira aucun fruit », s'affole David Bleuze, à la tête de la cave coopérative Les Vignerons de Trémoine.

Sauver les meubles. Publié le 10 mai, l'arrêté préfectoral plaçant en état de crise les bassins de la Têt et de l'Agly s'efforce de sauver les meubles. Les agriculteurs équipés de systèmes vertueux d'irrigation (comme un système de goutte-à-goutte) pourront continuer d'arroser - jusqu'à un jour sur deux. Du moins si la nature l'autorise : « Dans la vallée de la Têt, le débit du fleuve n'a permis jusqu'à présent de répondre qu'à 20 % des besoins », détaille Jean Bertrand, responsable de l'unité Eau à la chambre d'agriculture. Et de nombreux forages, plongeant dans la nappe superficielle du quaternaire, sont taris… En visite dans le département le 6 mai, le ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau, a promis de couvrir les pertes, estimées, selon l'étendue des dommages, à 200 à 400 millions d'euros. Mais comment chiffrer les préjudices à venir ? « Les producteurs doivent commander maintenant leurs semis de l'an prochain, sans savoir s'ils survivront à l'été, déplore Fabienne Bonet, présidente de la chambre d'agriculture. En dix ans, nous avons divisé par trois les volumes d'eau prélevés pour l'irrigation, et pourtant… On nous sacrifie ! »

Il aura fallu que l'eau potable cesse de couler dans une poignée de communes et qu'un premier incendie ravage, en avril, près de 1 000 hectares de végétation pour que la France, enfin, le réalise : les Pyrénées-Orientales traversent depuis un an le pire épisode de sécheresse jamais observé dans le département depuis 1959, date des premiers relevés fiables de Météo France. « Il reste actuellement entre 5 et 10 % de l'eau utile aux plantes sur les 40 premiers centimètres de terre, et entre 15 et 20 % pour les racines profondes, des niveaux qu'on observe habituellement au mois d'août, explique l'agroclimatologue Serge Zaka. Impossible d'assurer la récolte sans irrigation. »

LES NAPPES DU ROUSSILLON, UN RÉSERVOIR INESTIMABLE 

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Ces douze derniers mois, il n'est tombé sur Perpignan que 200 millimètres de pluie, contre 400 à 600 millimètres en année normale, et le faible manteau neigeux des montagnes a laissé les fleuves exsangues. Les barrages se sont mal remplis, comme les nappes phréatiques du quaternaire, peu profondes, et du pliocène (voir infographie ci-dessus), particulièrement stratégique : « Cette nappe maintient l'eau salée à distance, explique l'hydrogéologue Hichem Tachrift, directeur du Syndicat mixte pour la protection et la gestion des nappes de la plaine du Roussillon. Si elle est trop sollicitée, l'eau salée risque de s'y infiltrer et de la corrompre. Or, depuis les années 1960, pour soutenir le développement de l'agriculture et du tourisme, on a foré de plus en plus profond… » Ses piézomètres, aujourd'hui, sont formels : « En dépit des restrictions, qui sont pourtant fortes, on constate déjà une baisse historique des nappes pliocènes. » Un constat particulièrement inquiétant à la veille des fortes chaleurs, alors que des millions de touristes s'apprêtent à déferler dans le département pour la saison estivale. L'eau, déjà, manque partout, et l'usage d'un simple mètre cube menace de déclencher, dans la vallée de la Têt, une véritable guerre de l'eau.

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Supplique. Alain Margalet (premier plan), arboriculteur à l’Ille-sur-Têt : « Si on me laisse arroser une fois par semaine, je pourrai peut-être sauver une fraction de la récolte. »

Système ancestral. Autour, notamment, d'une question cruciale : quelle part d'activités humaines peut-on encore tolérer ? En plus de la sécheresse dans cette partie basse de la plaine du Roussillon entourant la Têt, le conflit enfle depuis des mois entre associations écologistes d'un côté et élus et agriculteurs de l'autre. Située entre la mer et le vaste barrage de Vinça, construit en 1976 à une trentaine de kilomètres de Perpignan pour permettre l'écrêtement des crues dévastatrices du fleuve, la plaine concentre la majeure partie de l'activité agricole du département et fait sa fierté touristique et patrimoniale. Dès le haut Moyen Âge, l'homme a assaini ces étangs insalubres en creusant des rigoles drainant l'eau vers la mer et les fleuves, façonnant au fil des siècles un réseau complexe d'irrigation, acheminant dans les terres conquises au littoral les eaux de la Têt à travers 2 400 kilomètres de canaux… Un système ancestral permettant le développement de l'agriculture, mais en totale contradiction avec la politique de restauration de la continuité écologique des cours d'eau, consacrée par la loi sur l'eau de 2006 ! En 2017, un arrêté préfectoral fixe à 1,2 m3/s le débit minimal réservé au fleuve et à son écosystème, tout en autorisant des modulations à 0,6 m3/s en période de sécheresse, afin de ne pas couper l'alimentation des canaux. Mais France Nature Environnement (FNE), soucieuse de maintenir un débit suffisant dans le lit de la rivière, porte plainte, et le décret est cassé en novembre 2022 par le tribunal administratif, qui impose aux autorités de maintenir un débit minimal de 1,5 m3/s de façon permanente à compter du 1 er avril. Fureur des agriculteurs, qui s'estiment « sacrifiés au profit des poissons » et contestent les études, notoirement fragiles, ayant servi à établir les seuils. Gêne des autorités, qui décident de faire appel mais veilleront tout l'hiver à ne pas froisser FNE : en janvier, 1,8 million de mètres cubes seront relâchés du barrage hydroélectrique des Bouillouses pour maintenir le débit de la rivière. Et plus bas, dans la plaine, les vannes qui alimentent les canaux se resserrent… avec des conséquences en cascade.

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Stress. Julien Bousquet, maraîcher et arboriculteur à Thuir : « Si je n’ai pas d’eau, mes concombres meurent en une heure ».

« Casse-tête ». Car, dans cet écosystème aux équilibres fragiles, « tout est lié : les canaux et leurs fuites, les cours d'eau, les nappes », explique l'hydrogéologue Hichem Tachrift. Pilotée par le Bureau de recherches géologiques et minières, une vaste étude a montré que dans de nombreux secteurs, « 50 % des eaux qui transitent par les canaux d'irrigation servent à alimenter la nappe du quaternaire », dans laquelle les communes puisent l'essentiel de leur eau potable… « C'était une hérésie de couper les canaux, et d'en cuveler certains pour faire des économies. Le niveau des nappes dans certaines communes s'est effondré, les forçant à couper le robinet ou à pomper plus loin dans la nappe profonde, et toute la biodiversité dans la plaine va souffrir », tempête Jean-Paul Billès, maire de Pézilla-la-Rivière et à la tête du Schéma de cohérence territoriale de la plaine du Roussillon. Pour permettre aux agriculteurs de sauver leurs vergers, ce 10 mai, le débit réservé à la rivière a de nouveau été abaissé… Au risque que l'arrêté préfectoral soit encore attaqué en justice et peut-être annulé. « Un casse-tête », reconnaissent les plus téméraires au sein du gouvernement, qui militent pour que ces « débits réservés », que la France est le seul pays au monde à avoir mis en place de manière systématique, soient plus finement évalués. « Objectivement, la décision de justice n'a eu aucun impact, puisque le préfet y a dérogé dès le 5 avril et qu'elle ne s'est jamais appliquée », tempère Hichem Tachrift. La mortalité des poissons augmente d'ailleurs dans les cours d'eau, justifiant les inquiétudes de France Nature Environnement (FNE), intraitable sur le sujet. « Le droit fixe les priorités, et elles sont claires, tranche, depuis Montpellier, le président régional de FNE Simon Popy. La préservation des équilibres naturels doit passer avant la sauvegarde de l'arboriculture. Pour nous, l'eau doit être dans son cours naturel, pas dans des canaux artificialisés. Irriguer de la vigne, ce n'est pas une priorité. » Un discours difficilement acceptable pour les agriculteurs et les élus locaux, qui redoutent, si la garrigue devait peu à peu grignoter les terres agricoles, une montée en flèche du risque d'incendie. Dans les réunions locales, les défenseurs de l'environnement subissent régulièrement insultes et pressions… « Chacun cherche des coupables, déplore Hichem Tachrift. Le tourisme, les élus, les barrages… Mais les lanceurs d'alerte comme FNE sont utiles. Le vrai problème, c'est qu'il ne pleut pas ! » 

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Torrent de cailloux. De larges portions de l’Agly sont à sec, hypothéquant la survie des vergers alentour.

Fuites. Les hydrogéologues ont beau répéter qu'« on ne peut pas partager ce qui n'existe pas », la colère couve. À Bouleternère, village escarpé privé d'eau potable en avril, Lucia râle : « Les grandes familles, trois enfants qui tirent la chasse au moindre pipi, et je me retrouve à nettoyer mes vitres au chiffon… Il faut contrôler les gens ! » Plus bas dans la plaine, on peste contre le maire, « qui a laissé le réseau se dégrader » - dans 74 communes du département, la moitié de l'eau potable se perd dans les fuites. Plus à l'est, à Thuir, au bord de son forage asséché, le maraîcher Julien Bousquet angoisse. « Pour l'instant, ceux qui ont des forages me dépannent. Mais si je n'ai pas d'eau, mes concombres meurent en une heure, dit-il en empoignant un légume… Vous voulez que j'arrache tout, alors qu'on fait venir les touristes et qu'on importe nos légumes d'Espagne ? On ne se laissera pas sacrifier ! Si on nous prive d'eau, ça finira mal », menace, le regard sombre, le représentant local des Jeunes Agriculteurs.

« Nous avons été un pays de cocagne, mais le temps de l'abondance est fini », soupire l'hydrogéologue Henri Got, ancien président de l'université de Perpignan, qui alerte depuis des années sur une situation hautement prévisible, les modèles du Giec montrant depuis trente ans un glissement du sud de la France vers un climat semi-aride. « Ça fait cinquante ans que les nappes baissent. On ne pourra pas continuer à augmenter la population de 1 % chaque année, agglomérer des millions de touristes sur une bande littorale, ni garder la même agriculture que dans le passé. Tout le monde va devoir changer, et nous avons vingt ans de retard ! »

À la préfecture, transformée depuis fin avril en centre de crise quasi permanent, les réunions se sont enchaînées pendant des jours avant la publication de l'arrêté, pour répondre à l'urgence et arracher des compromis. « Comme pour l'équipe de France de football, chacun a son idée de la composition idéale. À nous de réussir à opérationnaliser tout cela », confie le préfet Rodrigue Furcy. En poste depuis août 2022, il a à peine connu deux jours de pluie. « Nous devons éviter une guerre de l'eau à tout prix, en restant ouverts aux réalités et en recherchant des équilibres. » L'ancien chef de cabinet adjoint d'Emmanuel Macron sait sa méthode scrutée. « C'est la première fois qu'un arrêté de crise est déclenché aussi tôt, dans un département où l'agriculture et le tourisme sont structurants pour l'économie, souligne un conseiller ministériel. Ce qu'il fait est l'étalon de ce que nous espérons reproduire. Car d'autres départements, bientôt, seront concernés. » 

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Absurdie. Chaque année, à partir du 15 octobre, le barrage de Vinça doit être vidé afin de se préparer à recevoir les crues…

Cartes sur table. Fin mars, le préfet a rassemblé tous les acteurs - collectivités, agriculteurs, représentants de l'hôtellerie, du tourisme… - et a joué cartes sur table. « Vous avez un mois pour construire un plan d'économies. Si ça ne passe pas, ce seront les restrictions. » Quelques mesures fermes annoncées ce 10 mai, comme l'interdiction de la vente de piscines hors sol, visent surtout à marquer l'opinion. Mais l'essentiel de l'impact du plan de crise repose sur les efforts que chacun a librement consentis. Dans une charte, les 200 hôteliers du département ont promis d'arrêter complètement l'arrosage, de bâcher leurs piscines, de réutiliser les eaux de filtration… Et, comme pendant la crise du Covid, certains obstacles jugés hier insurmontables ont sauté en un éclair. L'agence régionale de santé a validé la réutilisation des eaux usées de la station d'épuration de Saint-Cyprien en un temps record. « Elles serviront à arroser un golf, explique Brice Sannac, président départemental de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie. J'ai l'impression que ce pays n'avance que quand il est en crise. » 

Et les élus, pressés d'agir par leurs administrés, se sont mis en ordre de bataille. Habitué des coups médiatiques, le maire (PCF) d'Elne, Nicolas Garcia, chargé de l'eau au conseil départemental, a interdit dans sa commune la construction de nouvelles piscines et inonde les antennes de discours volontaristes. « Nos ancêtres nous ont laissé les canaux, les élus du siècle dernier deux barrages et une retenue de stockage qui représentent en tout plus de 70 millions de mètres cubes. Nous avons trois fleuves sur notre territoire, deux nappes pliocène et quaternaire, et même une pluviométrie acceptable. Nous ne pouvons pas léguer à nos enfants… la sécheresse ! » tonne-t-il. « Tout le monde fait semblant de découvrir des pistes d'adaptation qui en réalité sont connues depuis des années », s'agace Jean-Paul Billès dans sa mairie de Pézilla-la-Rivière. Ce jour-là, il revient justement de Barcelone, où il a visité, avec d'autres élus, une usine de désalinisation inaugurée en 2009. « Je ne dis pas que c'est la bonne solution pour nous, mais au moins l'Espagne a pris le problème à bras-le-corps ! Nous avons clairement, en France, un problème de décision politique. »

Urgence. En haut de la liste de priorités pointées par les hydrogéologues, la révision des règles qui régissent la gestion du barrage de Vinça, vidé chaque année au 15 octobre afin de se préparer à recevoir les crues… « Après la sécheresse de l'été dernier, on aurait peut-être dû le laisser rempli. » Sa cote atteignait tout juste 11,7 millions de mètres cubes le 7 mai, seuil minimal pour permettre l'écopage des Canadair. Pour Henri Got, il est urgent d'adopter un panel de solutions. « Nous devons lancer d'urgence la réutilisation des eaux usées pour les stations d'épuration de bord de mer, envisager de construire des retenues collinaires et étudier les réserves karstiques, ces formations calcaires dans lesquelles l'eau souterraine s'accumule », poursuit l'hydrogéologue. De son côté, Hichem Tachrift plaide, comme le département, pour des recharges artificielles de la nappe du quaternaire afin d'augmenter le stock d'eau potable disponible à des endroits précis. « Mais l'agence de l'eau refuse de financer leur mise en œuvre, s'insurge Nicolas Garcia. Son dogme est de ne soutenir que les économies, en partant du principe que, si les conditions sont créées pour que de l'eau soit disponible, les gens vont la consommer. C'est absurde, nous ne sommes pas des enfants auxquels on dicte quoi faire ! » Une approche plus collégiale qu'entend encourager Rodrigue Furcy… tant que la crise l'y autorise§

Les Pyrénées-Orientales en chiffres

Agriculture  3230  exploitations 27 % en agriculture biologique 

17 630  emplois (dont saisonniers)  Source : ministère de l’Agriculture 

Tourisme 

7,2  millions de visiteurs (en 2021)  10 600  emplois 

Source : département des Pyrénées-Orientales Pierre MéRIMéE/RéA POUR « LE POINT » (x5)