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Livret A : les petits épargnants lésés, les grandes banques favorisées

Livret A : les petits épargnants lésés, les grandes banques favorisées

Le sort réservé aux épargnants les plus modestes résume à lui seul la politique antisociale d’Emmanuel Macron : des milliards sont détournés au profit des banques, grâce au viol du mécanisme légal d’indexation. Un nouveau coup fourré se prépare pour l’été.

Laurent Mauduit

29 avril 2023 à 11h56

 

 

Tout au long de ces dernières décennies, le livret A fonctionnait dans le débat public comme un chiffon rouge : surtout à l’approche des élections, les gouvernements n’osaient pas toucher à son taux de rémunération, de peur que les épargnants modestes, qui sont aussi des électeurs, ne les sanctionnent par leur vote. Mais ces temps-là sont visiblement révolus.

 

Et si le livret A est toujours un symbole, il fonctionne désormais de manière inversée : il est le révélateur de la politique néolibérale, très antisociale, conduite par Emmanuel Macron. Car au lieu de protéger l’épargne des Français les plus modestes, le livret A est devenu un outil de spoliation, qui a pour effet de détourner une partie de leurs économies au profit des grandes banques privées.

 

Il suffit d’observer les statistiques les plus récentes : avec un taux de rémunération porté à 3 % début février, alors que l’inflation est actuellement de 6,3 % en rythme annuel, les épargnants modestes sont très lourdement pénalisés, d’autant que ce taux de 3 % est inférieur à ce que le mécanisme d’indexation légal prévoyait. Et une nouvelle entourloupe est en préparation pour l’été prochain.

Alors que la loi prévoit que le taux de rémunération du livret A soit révisé deux fois par an, début février et début août, de grandes manœuvres ont commencé, à l’initiative du lobby bancaire et, plus grave, du patron de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), pour éviter une nouvelle hausse en août prochain, alors que le mécanisme légal d’indexation devrait l’exiger.

 

Pour comprendre l’importance de la spoliation ainsi organisée, il faut se souvenir du système dans lequel le livret A s’insérait encore dans le courant des années 2000. Les Caisses d’épargne bénéficiaient d’un monopole de distribution (avec le livret Bleu, distribué par le Crédit Mutuel), et les sommes collectées de la sorte étaient centralisées à la CDC, qui s’en servait pour financer le logement social – laquelle CDC était actionnaire des Caisses d’épargne à hauteur de 35 %.

 

L’arrimage Caisse d’épargne-CDC permettait d’assumer une double mission d’intérêt général : assurer la protection de l’épargne populaire, avec un taux de rémunération du livret A au moins égal à l’inflation, sinon supérieur ; et financer le logement social. Ce dispositif était donc très révélateur du système d’économie sociale à la française, sorte de survivance du capitalisme tempéré des Trente Glorieuses.

 

Mais au fil des ans, des coups de boutoir de plus en plus violents ont été donnés pour essayer d’abattre ce système, et permettre aux grandes banques privées de mettre la main sur cette épargne qui leur échappait.

Avec la privatisation du livret A, et le naufrage des Caisses d’épargne, c’est un des piliers du modèle social français qui s’est effondré.

 

Le premier acte de la dérégulation est intervenu pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, avec la loi du 4 août 2008, qui a organisé la « banalisation » du livret A – un euphémisme pour éviter le mot de privatisation. En clair, le monopole de distribution a été abrogé, et toutes les banques privées ont pu, elles aussi, participer à la distribution. L’arrière-pensée de la réforme était transparente : il s’agissait de permettre aux banques privées d’accéder à cette très vaste clientèle, d’offrir ensuite des taux de rémunération de moins en moins avantageux et de faire basculer une partie de cette clientèle sur des produits beaucoup plus rémunérateurs… pour les banques.

 

À la même époque, l’arrimage des Caisses d’épargne à la CDC a été remis en cause. Sous la houlette de François Pérol, bras droit de Nicolas Sarkozy, la banque mutualiste a été fusionnée avec les Banques populaires, et toutes deux se sont encanaillées en créant une filiale commune, Natixis, qui a copié les mœurs les plus sulfureuses de la finance anglo-saxonne. Avec la privatisation du livret A, et le naufrage des Caisses d’épargne, c’est donc bel et bien l’un des piliers du modèle social français qui s’est effondré.

 

La suite de l’histoire était écrite : il s’agissait de faire en sorte que la privatisation du système aille jusqu’à son terme, et que le taux de rémunération du livret A cesse de protéger les épargnants modestes des ravages de l’inflation, de sorte que les banques privées soient les grandes gagnantes de l’opération.

 

Emmanuel Macron et le point bas historique

Et cette seconde étape, c’est donc Emmanuel Macron, à partir de 2017, qui va l’écrire : avec lui, pour la première fois, le taux de rémunération du livret A va s’effondrer, au point même d’atteindre un point bas à 0,5 % en février 2020, sans précédent depuis… 1818 ! Et surtout, ce taux de rémunération va durablement passer sous le niveau de l’inflation. Avec Emmanuel Macron, de gigantesques ponctions vont donc être organisées dans l’épargne des quelque 55 millions de Français qui détiennent un livret A.

 

Pour ce faire, le mécanisme d’indexation légal va sans cesse être modifié à partir de 2017, de sorte qu’il joue toujours contre les épargnants. Il est même fréquemment arrivé que le mécanisme légal ne soit tout simplement pas appliqué, dans les cas où il aurait été à leur avantage. Et de cela, Mediapart a tenu la chronique régulière en racontant comment le livret A faisait l’objet d’une indécente démagogie ou comment il était indexé sur le mensonge et la tricherie.

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Éric Lombard (Caisse des dépôts) et François Villeroy de Galhau (Banque de France). © Photomontage Mediapart avec AFP

Deux personnages jouent un rôle important dans cette spoliation en bande organisée. Il s’agit d’une part du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, qui est chargé de faire une recommandation de taux de rémunération au gouvernement – et il s’est distingué en jouant à fond la carte de la désindexation ; et d’autre part du directeur général de la CDC, Éric Lombard, qui a poussé dans le même sens.

 

Ce qui n’est, à vrai dire, pas très surprenant. L’un et l’autre viennent de la finance : le premier de BNP Paribas ; le second de Generali. Ils sont tous les deux des symboles de la privatisation des postes clés de la République. On ne sera donc pas surpris qu’ils fassent le jeu des géants de la finance dont ils sont issus.

 

Pertes de pouvoir d’achat

C’est dans ce contexte qu’interviennent les dernières grandes manœuvres, pour spolier encore davantage les épargnants modestes. Que l’on observe en effet les chiffres de ces trois dernières années : on y verra la confirmation de leurs pertes massives de pouvoir d’achat.

 

En février 2020, le taux de rémunération est ainsi fixé à 0,5 %, son point bas historique depuis deux siècles, alors que l’inflation en rythme annuel est de 1,4 % : les épargnants voient donc fondre leurs économies de 0,9 %. En février 2022, le taux de rémunération du livret A remonte à 1 %, mais l’inflation est, elle, de 3,6 % : encore plus massive, la perte est alors de 2,6 %. Puis, en août 2022, le taux de rémunération est fixé à 2 %, mais l’inflation s’accélère à 5,8 %, soit une perte de 3,8 %. Et pour finir, le taux de rémunération passe à 3 % début février 2023, pour une inflation de 6,3 %, soit une ponction de 3,3 %.

 

À l’aune de ces chiffres, on mesure donc les pertes de pouvoir d’achat massives qui ont été imposées aux épargnants modestes, dont l’encours moyen des dépôts était de 5 800 euros à la fin de 2021. Mesure-t-on ce que cela signifie ? Pour beaucoup de Français, qui auront mis toute une vie pour épargner quelques centaines, plus rarement quelques milliers d’euros, c’est une spoliation insupportable.

 

On peut la chiffrer de manière encore plus précise. À titre d’illustration, ne prenons en compte que le dernier taux de rémunération, celui de 3 %, entré en vigueur début février. Pour cette période, on connaît la collecte totale réalisée sur l’épargne réglementée : compte tenu de l’inquiétude des Français concernant leurs revenus et leur pouvoir d’achat, elle a atteint le chiffre record de 520,9 milliards d’euros pour le livret A et le livret de développement durable (LDD), dont 384,7 milliards d’euros pour le seul livret A.

 

En clair, en fixant le taux de rémunération à seulement 3 % début février, alors que l’inflation était de 6,3 %, le gouvernement a pris le risque de faire perdre aux épargnants modestes une somme de 12,7 milliards d’euros, dans l’hypothèse où l’inflation resterait à ce niveau.

 

« Circonstances exceptionnelles »

Mais l’arnaque est encore plus subtile, car le gouvernement, sur la recommandation de François Villeroy de Galhau, n’a même pas pris soin de respecter pour février 2023 le mécanisme d’indexation légal, qui aurait dû conduire à un taux de rémunération de 3,3 %.

 

Comme elle s’en était expliquée par un communiqué, la Banque de France avait en effet admis à l’époque que « l’application de la formule aboutirait donc à un taux de 3,3 % pour le livret A ». Toutefois, ajoutait-elle, « l’arrêté du 27 janvier 2021 relatif aux taux d’intérêt des produits d’épargne réglementée prévoit la possibilité de dérogation en cas de circonstances exceptionnelles ». François Villeroy de Galhau a donc argué de ces « circonstances exceptionnelles » pour recommander un taux de 3 % au lieu de 3,3 %. Soit une perte de 1,1 milliard d’euros supplémentaire pour les épargnants en rythme annuel.

 

Cette spoliation considérable n’est visiblement toujours pas suffisante, pour ses initiateurs. Car beaucoup sont repartis en campagne, afin de préparer un nouveau mauvais coup au creux de l’été prochain. La raison en est simple : le mécanisme d’indexation risque de pousser le taux de rémunération encore à la hausse, entre 4 % et 4,3 %. Explication : l’inflation ne décélère toujours pas et les taux courts repartent à la hausse. Or, comme il s’agit des deux critères qui jouent dans la formule d’indexation, le taux du livret A devrait donc monter au 1er août autour de ces niveaux de 4 % ou 4,3 %.

Ce n’est pas la peine de faire du yo-yo avec le taux du livret A.

Éric Lombard, patron de la CDC, pour refuser une nouvelle hausse

Tous les adversaires du livret A se sont donc mis ces derniers jours en ordre de bataille pour essayer d’empêcher cette hausse. L’idée peut paraître stupéfiante, mais c’est celle qui circule : elle consisterait tout bonnement à ne pas appliquer la formule légale. Rien : pas un seul centime de revalorisation !

 

C’est le patron de la CDC, Éric Lombard, jamais à court d’idées pour se faire bien voir de l’Élysée et des milieux bancaires, qui a défendu cette suggestion avec le plus de force ces derniers jours. Sur France Info, mardi 25 avril, il a souhaité que le taux de rémunération « reste stable dans la durée », autrement dit, qu’il ne soit pas majoré au 1er août. « Ce n’est pas la peine de faire du yo-yo avec le taux du livret A », a-t-il fait valoir, avant d’ajouter : « Probablement, quand l’inflation va décroître, ce taux va baisser, mais ce ne sera pas pour tout de suite. »

 

Le lobby bancaire ne s’attendait sans doute pas à avoir un allié aussi précieux dans la place. Car lui aussi est entré en campagne. « Livret A : les banques montent au créneau pour éviter une nouvelle hausse », annoncent ainsi Les Échos, qui essaient dans la foulée d’attendrir leurs lecteurs : « Chez BPCE, les hausses successives de taux ont déjà coûté 700 millions d’euros en 2022. Et la facture pourrait passer à 1,3 milliard cette année, selon les calculs du groupe, en restant sur une base de 3 %. » Le quotidien se garde toutefois de rappeler que la banque, qui a depuis si longtemps tourné le dos à l’idéal et aux pratiques du mutualisme, a engrangé 4 milliards d’euros de bénéfices nets en 2022.

 

La dernière mauvaise surprise est de constater que l’Union sociale pour l’habitat (USH) participe également à ce lamento organisé par le lobby bancaire. Sous la houlette de l’ex-écologiste Emmanuelle Cosse, l’USH plaide aussi pour le blocage à 3 % du taux de rémunération du livret A, au motif qu’un taux de rémunération trop élevé alourdit les coûts auxquels doivent faire face les organismes HLM.

 

Mais cette position est très loin d’être partagée par le mouvement social. Elle choque même beaucoup de militants ou de responsables concernés par ce dossier, tel Jean-Philippe Gasparotto, secrétaire général de la CGT du groupe CDC : « Le raisonnement de l’USH, qui n’est effectivement pas nouveau, est bancal. Il oublie d’intégrer la très longue durée d’amortissement des prêts au logement social (entre 30 et 50 ans), ce qui permet de relativiser l’impact des variations de taux du livret A, et il oublie enfin de dire que les frais financiers des organismes de logement HLM (donc les charges d’intérêt) se répercutent sur les loyers des locataires HLM, qui sont souvent détenteurs d’un livret A ou d’un livret d’épargne populaire (LEP) », fait-il valoir.

 

En résumé, la défense du logement social ne peut pas s’accommoder d’un étranglement des épargnants modestes, qui sont eux-mêmes les locataires du logement social.

 

Pour l’heure, l’arbitrage du taux de rémunération du livret A pour début août n’est certes pas encore rendu. C’est en juillet que le gouverneur de la Banque de France fera connaître sa proposition, puis que Bruno Le Maire dira s’il l’entérine ou pas. Mais s’il n’y a pas quelques bruits de casseroles d’ici là pour alerter l’opinion, réveiller la gauche qui ne semble pas se soucier de ce dossier et déjouer l’arnaque qui se prépare, il y a fort à parier que les grands gagnants de l’opération, ce seront encore une fois les banques privées. Et les dindons de la farce… les épargnants modestes.