Les TER, trains fantômes des Hauts-de-France
C’est la France qui se lève tôt et arrive en retard, la France des trains à l’arrêt. Sur les écrans bleus des gares SNCF des Hauts-de-France, la deuxième plus grande région ferroviaire du pays (en nombre de voyageurs quotidiens), s’affichent des trains express régionaux (TER) qui n’existent plus parce qu’ils ont été annulés, la veille ou le jour même, faute de conducteurs, de contrôleurs ou de matériel. « Supprimé » ; « Supprimé » ; « Supprimé ».
Dans les gares d’Amiens, Arras, Béthune (Pas-de-Calais), Beauvais, Creil (Oise), Lille ou Hazebrouck (Nord), devenues salles des pas perdus, des heures envolées et des coups de téléphone rageurs pour prévenir des retards, la scène se répète, matin, midi et soir, dans une posologie qui épuise le corps social et dit combien le service public du train, celui des petites lignes et des trajets quotidiens, est fragile.
« Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous », promettait un slogan de la Société nationale des chemins de fer à la fin du XXe siècle, à l’époque où celle-ci brillait en misant toute sa communication et ses fonds sur les TGV.
Sur les huit premiers mois de l’année, 11 241 TER ont été supprimés au dernier moment dans les Hauts-de-France, selon les données collectées par Le Monde, contre 7 385 sur la même période en 2021 et 4 797 en 2019, avant le Covid-19. Une augmentation de 134 %, en trois ans, du nombre d’annulations : des Amiens-Paris, capables d’emporter un millier de voyageurs pour chaque trajet ; des Creil-Paris, remplis de femmes de ménage chargées de nettoyer les locaux des grandes entreprises parisiennes ; des Valenciennes-Lille bourrés de lycéens ; des Creil-Beauvais avec des employés et des ouvriers payés au smic ; des Lens-Arras ; des Calais-Lille.
La France aime se regarder dans le miroir des TGV ou des Airbus. Mais son visage se dessine aussi sur les écrans bleus des TER. Emprunter ces lignes, dans une région où l’extrême droite obtient des scores très élevés, c’est entendre un flot de critiques, entre résignation et colère froide, sentiment de relégation et de maltraitance, face aux annulations, aux retards et au manque de transparence.
Romée Gobert, psychologue de 63 ans, nous propose gentiment le siège à côté d’elle dans le « 7 h 04 Paris-Amiens », à bord d’une rame construite au milieu des années 1970 : « Vous partez bosser, vous n’êtes pas sûrs de rentrer chez vous, résume-t-elle. Vous ne pouvez plus jamais savoir à quelle heure vous arrivez quelque part. Je suis désespérée parce que, avec le réchauffement climatique, on marche à l’envers. »
Devant les écrans de la gare de Creil, David F., 48 ans, métreur dans le BTP, gronde de dépit. Son train a été annulé. Il va devoir attendre une heure. Devant une des tables du Monop’Daily, où patientent d’autres « supprimés » du jour, il tourne sa touillette à café dans un gobelet vide. Après plusieurs mois au chômage, où il percevait 1 750 euros par mois, il a trouvé un travail rémunéré 1 500 euros. « Pff. Je ne serai pas au boulot avant 10 heures, je vais envoyer une photo au patron pour le prévenir. Sur les deux dernières semaines, une fois je n’ai pas pu aller travailler à cause d’un suicide. Et deux fois, je suis arrivé après 10 heures. » Deux heures minimum de voyage par jour, de porte à porte, parfois trois.
Dans la lumière du matin, Naomi Davaux, 20 ans, assise sur un strapontin entre Amiens et Albert (Somme), son manuel de BTS en commerce dans le sac à main, décrit les heures perdues et sa décision d’arrêter ses études à Arras pour aller à Albert, plus proche, afin de réduire les retards. Au milieu d’une rame en route vers Beauvais, Patrice Brunet, lycéen de 17 ans, dit sa crainte de manquer les cours et de voir son dossier Parcoursup pénalisé à cause des mots d’absence sur les bulletins.
Sur le trajet retour vers Abbeville (Somme), Frédéric Deboeverie, 52 ans, raconte son changement de vie. Ancien policier municipal, il s’est reconverti dans l’installation d’échafaudages. Partir à 6 heures et rentrer à 19 heures pour 1 800 euros par mois. « Il y a des patrons qui ne vous embauchent pas si vous venez en train. Je fais 160 kilomètres aller-retour tous les jours. En voiture, cela me coûterait beaucoup trop cher, au moins un plein par semaine. Mais tous ces retards… »
Dans le silence de la gare d’Arras, en milieu de journée, un enseignant en lycée professionnel a fait les mêmes calculs. Lui travaille à 200 kilomètres de son domicile, à Abbeville. « Sur les dix derniers jours, j’ai eu trois journées sans incident. Le pire, c’était vendredi. Un train supprimé à l’aller, j’ai perdu une heure. Puis 50 minutes de retard au retour. Et hier, j’ai failli ne pas rentrer dans le wagon. Il n’y avait qu’une seule rame alors que le quai était plein. Des gens sont restés regarder le TER partir devant eux. Vous imaginez leur colère ? »
La « douleur client »
La SNCF ne l’ignore évidemment pas. Dans les étages de l’entreprise publique, à Lille, quand tombe le vernis des anglicismes du marketing et du management, on a inventé un concept : la « douleur client » pour exprimer le ressenti des usagers. La formule, à rebours du vocabulaire officiel, est celle d’un haut cadre. La « douleur client », ou la reconnaissance d’un service amputé. Car la déconfiture des TER dans les Hauts-de-France est bien plus qu’une affaire de conjoncture où le Covid-19 serait l’agent perturbateur conduisant la SNCF à manquer subitement de conducteurs ou de techniciens pour entretenir les machines.
La crise est profonde, structurelle, et raconte l’embrouillamini des transports ferroviaires après trente années de décentralisation vers les régions, d’ouverture laborieuse et coûteuse à la concurrence, de priorité donnée aux TGV et de désengagement de l’Etat. Une usine à gaz de financements croisés, de conventions, de plans d’action ou de contrats de performance, comme un carottage géologique dans le génie français de la complexité administrative.
Dans son bureau de vice-président du conseil régional, Franck Dhersin (Les Républicains, LR), fait des moulinets avec ses bras à en faire trembler la maquette du TGV posée sur sa table : « La SNCF, c’est une énorme machine où pour bouger le moindre élément il y a tellement de gens qui doivent décider que cela prend un temps considérable. Personne n’est content. Ni les maires, ni la région, ni la SNCF. C’est un fiasco complet dans un moment où tout le monde dit qu’il faut lâcher les bagnoles. »
Le cœur de la boîte noire du TER, c’est une convention de 222 pages signée en 2019 entre le conseil régional et la SNCF pour une durée de cinq ans. Le texte dispose du fonctionnement du TER dans les moindres détails, de la valeur des essieux des rames jusqu’à la taille des logos sur les affiches en passant par les équations financières destinées à calculer les financements (KFct = C – BMPR + PR – P – CexP – C75XX - CIDFM + CT + TVA). En résumé : les Hauts-de-France versent une subvention annuelle de 530 millions d’euros à la SNCF afin qu’elle fasse circuler 1 250 trains pour 200 000 voyages quotidiens.
La SNCF, de son côté, utilise la subvention pour rémunérer ses agents (3 400 dans la région) et payer des redevances à sa société cousine, SNCF Réseau (4 500 employés), afin de pouvoir utiliser les voies de chemin de fer, des « sillons » en jargon ferroviaire. Soit 110 millions d’euros environ de « péages » en 2021 pour les TER. La SNCF verse également une redevance (35 millions ) à une autre cousine, SNCF Gare et Connexions, filiale de SNCF Réseau, chargée, elle, de la gestion des gares. Chaque mouvement de train est ainsi facturé : 64,98 euros, par exemple, pour un départ de Lille-Flandres ou 44,79 euros pour un départ d’Amiens. SNCF Gare et Connexions touche aussi des recettes issues des loyers et des redevances versés par les commerces dans les gares (18 millions d’euros en 2021), dont elle reverse – rien n’est jamais simple – une partie à la SNCF.
Le service dysfonctionne mais se révèle rentable
La convention signée en 2019 n’était pas particulièrement ambitieuse avec une hausse modeste de la fréquentation prévue sur cinq ans. Toutefois, même mesurées, les exigences vis-à-vis de la SNCF n’ont jamais pu être satisfaites.
Les relations entre la région et l’entreprise n’ont donc cessé de se dégrader au point que la collectivité a suspendu temporairement ses paiements fin 2021. « On paie un demi-milliard d’euros par an pour un service qui n’est pas rendu comme il devrait l’être », s’indigne Xavier Bertrand (LR), président du conseil régional. « On achète les trains, mais ils ne nous appartiennent pas. Le personnel n’est pas à nous mais à la SNCF. Le rail non plus. Je suis responsable de tout mais je n’ai pas de levier », souligne Franck Dhersin, vice-président, en faisant trembler à nouveau sa maquette.
Le paradoxe est que le service dysfonctionne mais se révèle rentable. Le conseil régional estime que la SNCF aurait réalisé entre 16 millions et 19 millions d’euros de bénéfices après impôts sur le contrat des TER dans les Hauts-de-France en 2020 et 2021.
« Dans tout contrat, vous avez de la profitabilité », répond laconiquement Jérôme Bodel, le directeur régional de la SNCF, en refusant de commenter l’estimation de son financeur. La convention prévoit certes des pénalités pour chaque voyage supprimé – soit 600 euros par train puis 3,14 euros par kilomètre non parcouru. L’entreprise avait habilement fait plafonner ces malus à 1,9 million d’euros par an pour les suppressions et à 2,3 millions d’euros pour les retards. Avec l’explosion du nombre d’annulations en 2022, le plafond a été atteint fin mars. Dès lors, sur le reste de l’année, la SNCF réalise des économies substantielles sans être pénalisée chaque fois qu’un train reste au dépôt. « Pourquoi vous croyez que j’ai suspendu les paiements ? Parce que l’application des pénalités est léonine », tonne Xavier Bertrand.
« C’est le contrat », rétorque M. Bodel, interrogé sur les résultats de la branche TER. A chaque question la même réponse : « C’est la conséquence de la signature du contrat. » « Je ne fais qu’appliquer le contrat. » « Je reviens toujours aux termes du contrat. »
Lorsque les questions deviennent plus précises, la SNCF oppose le « secret des affaires ». La région s’est trouvée confrontée au même mur d’opacité. Au point de saisir l’autorité de régulation des transports (ART), une instance censée organiser le secteur. Dans une décision de 119 pages rendue en juin 2020, l’ART a fustigé l’attitude de la SNCF et ordonné la transmission d’informations précises et détaillées au conseil régional. En 377 alinéas très sévères, la cour d’appel de Paris a confirmé, en juin 2022, l’obligation faite à l’entreprise de communiquer ses données.
La transparence ? Le terme ferait hurler les passagers qui patientent. Au guichet de Beauvais, ce 12 septembre, l’employée est bien désolée face aux voyageurs désemparés devant les écrans bleus. Elle ne sait pas combien de trains ont été annulés le jour même.
« Pourquoi les prochains sont-ils annulés ?
– Il manque des conducteurs.
– Mais, sur les écrans, là, c’est écrit que les problèmes sont dus à des travaux.
– Je ne sais pas.
– Et pour demain ?
– Je ne sais pas.
– Ce soir, vous saurez ?
– Non Monsieur. »
La SNCF dispose évidemment de l’information du nombre de TER supprimés à l’échelle de la région ou de chaque ligne mais choisit, pour des raisons d’image, de la partager seulement train par train. Un collectif informel d’usagers, réunis dans un groupe Facebook rassemblant 7 300 personnes, accomplit le travail de collecte à la place de la compagnie. Tous les jours, l’un des administrateurs de ce groupe récupère manuellement, sur toutes les lignes, les annonces d’annulations pour le lendemain. Les listes sont publiées sur la page des « usagers du TER Hauts-de-France » en fin d’après-midi. « J’ai créé le groupe fin 2016 parce que je n’en pouvais plus des retards et des suppressions, je voulais faire entendre notre voix et nous donner la possibilité de nous prévenir les uns les autres », raconte Thierry Martin, bibliothécaire de 50 ans, habitant d’Armentières (Nord).
L’absence d’informations agace aussi les personnels de la SNCF confrontés à la colère des usagers. « Même les agents sur le terrain ne sont parfois pas au courant. Et c’est pire quand il y a un incident en cours d’exploitation. » L’homme qui parle, âgé d’une cinquantaine d’années, fume une cigarette devant la gare d’Hazebrouck. La rencontre s’est faite de façon fortuite, au hasard des 700 kilomètres parcourus en TER afin de recueillir la parole des usagers et des cheminots. Lui n’est pas un client comme un autre. C’est un « voyageur mystère », salarié de SCAT, une entreprise qui a remporté un appel d’offres du conseil régional (400 000 euros par an) pour contrôler les engagements contractuels de la SNCF.
Comme une dizaine d’autres employés dans les Hauts-de-France, l’expert sillonne les trains dans le but de repérer les dysfonctionnements pour les traduire en pénalités versées par l’entreprise (550 000 euros récupérés en 2021). « Hier, par exemple, en pleine heure de pointe, tout le monde était debout parce qu’il n’y avait qu’une rame au lieu des deux prévues. » Il l’a signalé sur son rapport quotidien d’incidents. « Le problème, c’est que le réseau et les machines sont vieillissants. L’autre problème, c’est que la SNCF est très mal organisée avec beaucoup de cadres et pas assez de monde sur le terrain. »
« Mon métier, c’est de demander pardon aux usagers »
Les résultats ne surprennent pas les cheminots. Les syndicats s’inquiètent depuis longtemps des moyens consacrés à la politique ferroviaire. La parole de la base est souvent cinglante – et anonyme par peur de sanctions.
C., 51 ans, par exemple. Elle tient un des guichets de la gare d’Amiens depuis vingt-cinq ans. On la rencontre avec d’autres agents membres de la CGT dans un bâtiment le long des quais. « Les clients se lèvent à 5 heures pour prendre les premiers trains. On les voit plantés devant les écrans à attendre parce qu’il y a eu des annulations. On se dit : “Punaise, qu’est-ce que je vais leur dire” ? Mon métier, c’est de demander pardon aux usagers. » De l’autre côté de la table, Nicolas, contrôleur de 45 ans, entré à la SNCF il y a vingt ans, acquiesce : « Quand on voit le service public se décatir, ça fait mal au cœur. Aujourd’hui, on ne sait plus faire rouler tous nos trains. C’est grave. »
Sur les quais de la gare de Beauvais, on accompagne deux contrôleurs qui terminent leur service du jour. Ils n’ont pas procédé aux vérifications des billets pendant le trajet depuis Creil contrairement aux consignes. Trop de trains supprimés le matin, trop de risques que les usagers s’agacent. Eux aussi se confient en réclamant l’anonymat. « Cela fait vingt ans que je travaille sur ces lignes. Je n’ai jamais vu autant de suppressions, témoigne le premier, 47 ans. Les syndicats avaient prévenu, on ne les a pas écoutés, comme pour EDF ou les hôpitaux. On arrive dans une impasse. Nos cadres nous ont expliqué que ça allait encore s’aggraver. » L’autre contrôleur, vingt-deux ans de service, exprime sa colère : « Le service public, c’est pour ceux qui n’ont rien ou pas grand-chose. Le service public, c’est la colonne vertébrale du pays, et on l’abîme. »
Les cheminots sont convaincus que la suppression de leur statut protecteur contribue aux difficultés. De fait, les agents SNCF appartiennent eux aussi à la France qui se lève tôt. Les servitudes, importantes, avec le travail de nuit ou les week-ends, font que l’entreprise n’est plus à l’abri des difficultés de recrutement – il manque une soixantaine de conducteurs dans les Hauts-de-France.
On suit Anthony Herfeuil, 36 ans, qui marche dans la nuit, dans la boue et sous une pluie glaçante. Il est 4 h 45, et le conducteur rejoint son train en longeant les voies du dépôt de Lille. L’agent ouvre la journée avec le TER de 6 h 23 entre Lille et Hazebrouck. Le temps de préparation puis d’acheminement du matériel impose une marge importante. « C’est un métier d’engagement, il faut accepter des contraintes élevées », témoigne-t-il. Des horaires décalés, susceptibles de faire fuir une partie des candidats attirés par d’autres entreprises où les salaires sont équivalents et les contraintes moins fortes.
Le plus difficile reste à venir
Lorsque les conversations deviennent confidentielles, les cadres de la SNCF reconnaissent que les ressources accordées ne sont pas suffisantes. Et ne permettent pas d’envisager un développement du train à la hauteur des enjeux de la crise climatique.
L’avertissement lancé en juillet par le président du groupe SNCF, Jean-Pierre Farandou, réclamant un investissement de 100 milliards d’euros sur quinze ans pour accroître la part du ferroviaire dans les transports, est salué comme un acte de courage.
Les cadres s’alarment en particulier du sous-financement de SNCF Réseau, le gestionnaire des voies ferrées. Quelques jours avant l’élection présidentielle, l’Etat a signé avec la société dont il est l’unique actionnaire un « contrat de performance » programmant ses ressources jusqu’en 2030. Le contrat, portant sur 2,8 milliards d’euros par an, a été critiqué par la quasi-totalité des acteurs du secteur. « Avec ce niveau d’investissement, cela veut dire qu’on ne pourra pas, à terme, financer correctement les lignes comme le Calais-Dunkerque, le Paris-Beauvais ou le Lille-Béthune », s’inquiète un haut fonctionnaire de la région. Signe des tensions sur le sujet, le patron de SNCF Réseau, Luc Lallemand, qui réclamait davantage de moyens, a été brutalement débarqué par le gouvernement, le 28 septembre.
Le plus difficile reste en effet à venir. Les investissements pour maintenir les réseaux sont considérables. Devant un PowerPoint, Nathalie Darmendrail, directrice territoriale de SNCF Réseau, détaille les 500 millions d’euros d’investissements annuels réalisés en Hauts-de-France. Des sommes importantes, certes, mais que la plupart des experts jugent inadaptées pour concurrencer la voiture dans les déplacements du quotidien et donc pour commencer à répondre à la crise climatique. Il faudrait ainsi réduire drastiquement le nombre de passages à niveaux où les risques d’accidents sont élevés. Il faudrait aussi moderniser les postes d’aiguillage – un tiers d’entre eux remonte aux années 1930. Rien que le projet de service express métropolitain de Lille, indispensable pour réduire les flux de voitures et les embouteillages, représente plusieurs milliards d’euros d’ici à vingt ans.
Gestion des « sillons »
Les Hauts-de-France pourraient être à la pointe européenne de la lutte contre le réchauffement climatique – pas seulement grâce aux 2 500 éoliennes installées dans la région. Plus de neuf habitants sur dix habitent en effet à moins de 10 kilomètres d’une gare. Mais, pour franchir un cap dans le développement du train, il faudrait pouvoir doubler les voies sur les axes les plus empruntés afin de permettre les dépassements et l’alternance des trains rapides et des omnibus, des TER et des convois de fret. Car la gestion des « sillons » ferroviaires est aujourd’hui un casse-tête à cause des goulets d’étranglement autour des principaux axes.
La radio crachote doucement dans la salle. C’est là que des opérateurs organisent, jour et nuit, les flux de circulation.
« Tu te trouves où actuellement ?, demande l’opérateur.
– Je me dirige vers Berlaimont [Nord], répond le conducteur du « 72 189 », un train de fret.
– Tu roules à combien ?
– A 70 km/h.
– Je vais te demander de faire le maximum pour aller plus vite. »
Le conducteur répond qu’il ne pourra pas accélérer à cause d’un moteur hors service. « On aurait voulu le faire aller plus vite parce qu’il y a un TER derrière qui est ralenti mais il ne peut pas, il ne devrait pas être là », constate Germain Dubois. Les voyageurs arriveront donc en retard pour cause de bouchon sur la voie ferrée.
La situation est particulièrement critique dans l’ancienne Picardie. Là se concentrent les difficultés, les rames les plus remplies et les flux les plus intenses vers la gare du Nord, à Paris. La SNCF estime que l’offre de trains mise en place par la région n’est en réalité pas tenable. En vocabulaire cheminot, on parle de « robustesse », soit la capacité des lignes à absorber d’éventuels incidents d’exploitation, par exemple en retenant un train ou en le détournant pour éviter les retards en cascade. La SNCF considère ainsi que 30 % de l’offre dans l’ancienne Picardie n’est pas adaptée, un chiffre qui suppose de tout revoir autour de Creil, d’Amiens et de Saint-Quentin.
Arbitrages complexes
Le débat sur l’offre et la demande est vieux comme le train, les services publics et le capitalisme. Faut-il maintenir l’offre à tout prix quitte à faire rouler des rames presque vides en pariant sur la hausse future de la demande ? Ou bien investir en priorité sur des lignes où la demande est forte et donc réduire les dessertes des petites lignes ? « Chaque maire voudrait à la fois un train qui s’arrête systématiquement dans sa gare et en même temps un train rapide, qui ne s’arrête donc pas dans toutes les gares », note un conseiller de Xavier Bertrand. Les arbitrages entre des intérêts particuliers contradictoires sont complexes.
Ce lundi 12 septembre, le TER parti de Beauvais s’arrête à Abancourt (Oise), 650 habitants, sur notre itinéraire vers Amiens. Trois passagers descendent d’un train presque vide. La gare est déserte, le café-restaurant de l’autre côté de la rue est fermé. « On apprend vite à se passer de ce qu’on n’a pas, se désole le maire, Jean-Louis Dor (sans étiquette). Je suis élu depuis vingt-cinq ans, j’ai connu l’époque où il y avait des trains toute la journée. Aujourd’hui, en dehors des heures de pointe, ils sont remplacés par des autocars. Tout cela contribue au sentiment de relégation des habitants alors qu’il y aurait tant à faire ! »
L’autocar de 14 h 12 en direction d’Amiens, affrété par la SNCF, est arrivé avec une poignée de minutes de retard. Une cinquantaine de places, trois passagers seulement. « Parfois, je roule tout seul », dit le chauffeur. L’affrètement de trois taxis aurait coûté moins cher à la collectivité. De la difficulté des arbitrages en matière de transport.
La région a décidé d’ouvrir l’ensemble de ses lignes à la concurrence d’ici à 2028. Un premier lot, autour d’Amiens, sera attribué en 2023. Les trois autres ensuite. La course à la concurrence se révèle néanmoins difficile, plusieurs entreprises candidates ayant jeté l’éponge. Pour ce premier lot, politiquement sensible, il ne reste ainsi en course que Transdev – une filiale de la Caisse des dépôts et consignations, bras financier de l’Etat – face à la SNCF. La concurrence oppose ainsi des acteurs publics entre eux. Ou comment l’Etat actionnaire organise la compétition entre ses propres actifs sous l’arbitrage d’une collectivité locale.
A court terme, face aux difficultés, notamment le manque de conducteurs, la SNCF prévoit de mettre en place, sur l’année 2023, un « plan de transport adapté ». En clair, moins de trains programmés et moins de dessertes. « Un terrible constat d’échec », déplore Xavier Bertrand, alors que l’enjeu climatique n’a jamais été aussi important. Sous pression, la SNCF espère ainsi réduire la « douleur client » en n’affichant plus les TER qu’elle ne parvient pas à faire circuler. Il y aura donc moins de trains supprimés sur les écrans bleus des gares des Hauts-de-France en 2023. Parce que les TER auront été annulés en amont.