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CONFLITS D'INTÉRÊTS

Thierry Breton, dernier recours bruxellois de la macronie

Mediapart 24 OCTOBRE 2019 | PAR MARTINE ORANGE

 

 

L’Élysée a désigné Thierry Breton comme son candidat au poste de commissaire européen du marché intérieur, en remplacement de Sylvie Goulard. PDG d’Atos, mais aussi président de la fondation de Bernard Arnault, ancien ministre des finances, qui a notamment réalisé la privatisation des autoroutes, il est le parfait exemple de ce capitalisme français, pratiquant sans gêne et sans remords l’endogamie, la connivence, le conflit d’intérêts.

Depuis le début de sa très longue carrière, Thierry Breton a pris l’habitude d’être l’homme du dernier recours, celui à qui on fait appel quand la cause semble perdue. Sa nomination comme candidat au poste de commissaire européen au marché intérieur n’échappe pas à cet axiome. Alors que l’Élysée pataugeait pour trouver un successeur présentable après le rejet de Sylvie Goulard par le Parlement européen le 10 octobre, l’exécutif s’est finalement rabattu sur le nom de Thierry Breton, PDG du groupe informatique Atos depuis 2009.

L’Élysée a confirmé jeudi 24 octobre que Thierry Breton était son candidat pour prendre l’immense portefeuille du marché intérieur de la Commission européenne. Un portefeuille taillé sur mesure selon les désirs d’Emmanuel Macron, allant de l’économie à l’énergie, en passant par l’industrie, le numérique, l’espace et la défense.

Le PDG a toutes les capacités pour remplir ce gigantesque champ d’action, à en croire l’exécutif : « Thierry Breton a des compétences solides dans les domaines couverts par ce portefeuille, en particulier l’industrie et le numérique, car il a été ministre de l’économie entre 2005 et 2007, avec tutelle sur l’industrie. Il a aussi été PDG de grands groupes industriels et du secteur de la défense (Thomson, France Télécom, Atos) et bénéficie d’une réputation solide d’homme d’action. » Ce choix, a précisé l'Elysée, a été discuté et approuvé par la présidente de la commission européenne Ursula von der Leyen, que Thierry Breton connaît depuis plusieurs années. Une façon d’impliquer la commission européenne afin d’éviter un nouveau revers français.

 

468e8058d058cffc426ea85f273667f5.pngThierry Breton avec Emmanuel Macron, alors ministre de l'économie, en 2016. © Reuters

 

Dans la macronie, Thierry Breton incarne ce monde en marche que le mouvement entend porter en exemple : décomplexé, car il peut passer du privé au public et vice-versa, sans contrainte ; branché sur la start-up nation, pour avoir fait toute sa carrière dans les entreprises de nouvelles technologies (Bull, Thomson, France Télécom, Atos) ; européen pour avoir défendu tous les projets d’intégration ; responsable pour avoir été en tant que ministre de l’économie et des finances défenseur de la rigueur, l’ennemi de la dette, en reprenant les accents d’un Raymond Barre. Bref, un dirigeant parfait sous tous rapports.

Et puis Thierry Breton est un fidèle. Après le retrait de la candidature d’Alain Juppé à la présidentielle, l’ancien ministre UMP, proche de Jean-Pierre Raffarin côté politique, de Martin Bouygues et David de Rothschild côté monde des affaires, s’est rallié avant même le premier tour à la candidature d’Emmanuel Macron. Le PDG d’Atos, qui ne résiste pas parfois à se pousser du col, n’hésita pas à se vanter par la suite « d’avoir fait Emmanuel Macron ».  

Car en dépit des apparences, de ses discours « révolutionnaires » sur le numérique et l’intelligence artificielle, Thierry Breton appartient furieusement à l’ancien monde, celui d’une droite épuisée, mais aussi du capitalisme à la française. Par ses allers-retours entre public et privé, du monde politique à celui des affaires, il est même devenu un de ceux qui font le relais, le lien entre ces deux mondes, où se pratiquent sans gêne et sans remords l’endogamie, la connivence, le conflit d’intérêts.

Comme beaucoup d’autres, Thierry Breton révère et relève de ce tout petit cénacle, essentiellement parisien, où se côtoient les grandes fortunes françaises, des banquiers, quelques politiques, et des hauts fonctionnaires. Des dirigeants « responsables » qui, depuis plusieurs décennies, entendent peser, voire dicter les choix de la politique française, considérant qu’ils savent mieux que quiconque ce qui est bien pour le pays. Dans ce microcosme, Thierry Breton évolue à son aise. Il aime plaire, il sait plaire, ayant le discours qui bouscule juste ce qu'il convient pour surprendre et intéresser son auditoire, sans le choquer. 

Car il n’est jamais parvenu à totalement s’en cacher : il goûte le pouvoir. Aujourd’hui, il est un des représentants de poids de ce monde. Sa parole y pèse non seulement par ce qu’il est, mais aussi par ce qu’il représente symboliquement : il a été adoubé par Bernard Arnault lui-même, première fortune de France, troisième fortune du monde. Depuis des années, Thierry Breton préside la fondation Arnault, érigée en Belgique. Il est à ce titre l’exécuteur testamentaire du PDG de LVMH, en cas de succession. Un groupe cher au monde d’Emmanuel Macron et qui le lui rend bien. Après tant d’autres, Ismaël Emelien, ancien conseiller spécial d’Emmanuel Macron, a trouvé refuge au sein du groupe LVMH après son départ de l’Élysée.

Cette intronisation de Thierry Breton en gardien du groupe de luxe et de la fortune des Arnault a-t-elle été faite en gage de remerciement ? C’est en 2005, alors que Thierry Breton était ministre des finances, que Bernard Arnault a commencé à organiser sa succession et à transférer sa fortune en Belgique. À l’époque, il a créé une holding belge Pilinvest pour les actions du groupe Arnault qui contrôle toutes les sociétés de l’empire LVMH. Le groupe Arnault y a transféré 90 % de ses actions puis les a démembrées, accordant la nue-propriété à ses enfants, conservant l’usufruit (les dividendes) pour lui. Pour compléter le montage, une fondation, Proctinvest, que préside Thierry Breton, a été créée afin d’assurer l’intégrité de l’empire bâti par Bernard Arnault.

But de l’opération ? Éviter les frais de succession et de donation. Grâce à ce montage, le groupe LVMH n’a payé que 6 % de droits fiscaux au lieu de 45 %, a révélé Le Canard enchaîné en 2013, au moment où Bernard Arnault essayait de prendre en toute discrétion la nationalité belge. L’affaire a fait scandale. Interrogé par Le Canard enchaîné à cette époque, Thierry Breton jura qu’il « n’était au courant de rien ».

Il est pourtant un homme de confiance dans l’empire LVMH. Outre sa nomination à la fondation, Thierry Breton a été nommé au conseil d’administration de Carrefour en juillet 2008, en même temps que Nicolas Bazire, un des plus proches collaborateurs de Bernard Arnault dans le groupe de luxe. Mais il fallait sans doute donner quelques occupations à cet ancien ministre des finances, officiellement en froid avec Nicolas Sarkozy – Thierry Breton lui reprochant d’avoir laissé filer la dette lors de son passage à Bercy entre 2004 et 2005 –, en attendant qu’il retrouve un poste à sa dimension chez Atos, à partir de 2009.

Même s’il a été mis en scène, le différend entre Nicolas Sarkozy et Thierry Breton n’est qu’apparent. Ils ont les mêmes amis, les mêmes soutiens dans le monde des affaires et surtout partagent la même vision politique. C’est Nicolas Sarkozy qui organise lorsqu’il est ministre des finances le passage sous les 50 % du contrôle de l’État de France Télécom, alors dirigé par Thierry Breton. Une évolution vivement souhaitée par ce dernier.

Les passifs de Thierry Breton

De même, lors de son arrivée à Bercy, Thierry Breton reprendra et poursuivra le chantier de la privatisation d’EDF et de GDF, initié par son prédécesseur. C’est sous son mandat que l’État cède 15 % du capital d’EDF en novembre 2004. De même, c’est lui qui met en œuvre la privatisation totale de GDF, acceptant de prêter mainforte à une opération de manipulation autour d’un risque d’OPA sur Suez.

Pour sauver Suez, comme le premier ministre Dominique de Villepin le défendra sur le perron de Matignon en février 2006 en reprenant le scénario de Bercy, il faut le marier avec GDF. Un temps opposé à cette fusion, pour de simples raisons d’opportunisme politique, Nicolas Sarkozy tranchera en vingt minutes, tout de suite après son accession au pouvoir, en faveur de cette fusion en septembre 2007. L’opération pourra aller très vite : Thierry Breton, si proche d’Albert Frère [principal actionnaire privé de Suez et Total et très lié aussi à Bernard Arnault – ndlr], avait dégagé tout le terrain législatif et réglementaire lors de son passage au ministère des finances.

Aujourd’hui, ces deux privatisations figurent parmi les plus désastreuses, liquidant le service public, privant l’État d’outils pour repenser sa politique énergétique, au nom d’une concurrence qui n’a jamais démontré sa pertinence : en dix ans, les prix du gaz et de l’électricité ont augmenté respectivement de 50 % et 49 %.

Mais il y a eu une privatisation encore plus désastreuse : celle des autoroutes. Étonnamment, Thierry Breton a réussi à détacher son nom de cette opération calamiteuse, s’apparentant à un pillage des biens publics, laissant porter la seule responsabilité de l’affaire à Dominique de Villepin.

Bruno Le Maire était alors directeur de cabinet du premier ministre : il doit s’en souvenir. Si le bradage des autoroutes a été tranché à Matignon, sa mise en œuvre a été pilotée par Bercy, sous la responsabilité de Thierry Breton. C’est lui qui avait pour mission de concevoir et de contrôler les modalités de ces ventes, les contrats, les cahiers des charges. Dans plusieurs rapports successifs, la Cour des comptes et l’Autorité de la concurrence ont critiqué vertement la façon dont l’État a accepté de renoncer à tout contrôle, de se lier les mains face aux intérêts du privé, sans possibilité de recours. Thierry Breton est parvenu à n’être jamais comptable de ce dossier.

Mais c’est un des talents du PDG d’Atos : n’être jamais en première ligne en cas de difficulté ou d’échec. Des années ont passé, mais d’anciens responsables de Thomson ont encore la mémoire à vif en se souvenant de la façon dont Thierry Breton, alors dirigeant de Thomson, a organisé la liquidation de toutes les activités (multimédia, son, images) dans lesquelles le groupe français avait pourtant de grandes avances. Personne ne lui en a voulu : « Thomson, cela vaut zéro », avait tranché Alain Juppé, alors premier ministre.

Pas une fois non plus son nom n’a été évoqué dans le dossier France Télécom. Si Thierry Breton a incontestablement redressé le groupe de télécommunications (avec l’aide de l’État toutefois, qui lui a apporté 6 milliards de fonds supplémentaires), a lancé le programme d’internet pour tous, l’entrée du groupe dans le haut débit intégré, cela s’est accompagné aussi par une violence sociale terrible pour les salariés. Les premiers plans de mutations, de changement sont intervenus dès 2003.

Didier Lombard, fidèle entre les fidèles, choisi par Thierry Breton lui-même pour lui succéder lorsqu’il part à Bercy, n’a fait que renforcer et accélérer ce qui avait été mis en place précédemment. Toute l’équipe ou presque qui s’est retrouvée sur le banc des accusés au procès de France Télécom en mai faisait partie de la garde rapprochée de Thierry Breton, lorsqu’il présidait le groupe.

Lorsque Didier Lombard annonce en 2006 que le groupe doit faire 7 milliards de cash flow, augmenter ses dividendes, et que pour ce faire il est prêt à sortir les salariés « par la porte ou par la fenêtre », tout laisse à penser qu’il le fait aussi sur ordre de son actionnaire principal, l’État. Pourtant le nom de Thierry Breton n’a jamais été prononcé lors des audiences, comme si tout ce qui s’était passé ne le concernait pas, comme s’il n’avait plus jamais regardé le dossier une fois à Bercy. Qui peut le croire ? Le storytelling le dit.

De même, tous vantent la formidable progression d’Atos, étant parvenu à se hisser parmi les cinq premiers groupes mondiaux des services numériques sous la présidence de Thierry Breton. Mais cette croissance exceptionnelle, faite à coups de rachats, de Bull notamment, de batailles boursières, qui s'est beaucoup appuyée sur des contrats d’État et aussi des aides européennes (plus de 100 millions d'euros), a aussi son revers, là encore social.

En 2015, les responsables du groupe ont reçu des consignes : il fallait sortir les salariés indésirables. Le groupe ne voulait «  ni seniors, ni syndicalistes, ni handicapés ». Là encore, Thierry Breton est passé au-dessus des critiques. Ce dernier, comme tous ses homologues, ne manque pas pourtant une occasion de souligner la nécessité de repousser l’âge de la retraite, compte tenu de l’allongement de la durée de la vie, au nom de la dette et de la rigueur gestionnaire, bien sûr.

Quelle attitude adoptera Thierry Breton face aux anciennes entreprises qu’il a dirigées, et qui, à un moment ou à un autre, peuvent être amenées à solliciter l’Union européenne ou à être contrôlées par celle-ci  ? Se déportera-t-il dans ces cas-là ? Quel discours tiendra-t-il plus généralement, s’il accède au poste de commissaire au marché intérieur ? Celui de la révolution numérique, de la rigueur, d’une Europe intégrée, sans nul doute. Certainement moins celui de la lutte contre les inégalités, contre les paradis fiscaux ou du soutien au nécessaire changement pour répondre aux défis écologiques.

Sur ces terrains, il pourrait se retrouver sans difficulté avec Christine Lagarde, ancienne ministre des finances comme lui et nouvelle présidente de la BCE. L’ennui est que Thierry Breton a témoigné à charge contre Christine Lagarde lors de son procès devant la Cour de justice dans l’affaire Crédit lyonnais/Tapie, qui lui a valu d’être condamnée mais dispensée de peine. L’ancien ministre des finances avait alors accablé celle qui lui avait succédé. Contrairement à ce que soutenait Christine Lagarde, il avait affirmé avoir été au courant de l’arbitrage, qu’il l’avait refusé, comme le lui conseillait l’Agence de participations de l’État.

Ce sont des choses qui ne s’oublient pas. Mais la macronie sait faire des miracles : comme elle sait éclipser les conflits d’intérêts et les connivences d’affaires, peut-être parvient-elle aussi à enterrer les vieilles querelles ?