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Maraîcher bio : je ne veux pas choisir entre le camp des agriculteurs et celui des écolos

TRIBUNE

Je suis maraîcher bio et je ne veux pas choisir entre le camp des agriculteurs et celui des écologistes

 

Afin de parvenir à une écologie populaire, le maraîcher bio Mathieu Yon propose de passer par «l’épreuve de la nécessité». Pour réconcilier deux mondes dans une nouvelle classe écologique, capable de s’entendre sur la défense des usages et du vivant, sans les opposer.
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Mathieu Yon : «Un double mouvement de soulèvement et d’enracinement, en apparence contradictoire, est une piste pour que l’écologie devienne populaire.» (Arnold Jerocki /Divergence)

par Mathieu Yon, Maraîcher biologique dans la Drôme

publié le 17 juillet 2023 à 18h10

 

Face à la montée du dérèglement climatique, je me refuse à choisir entre une radicalité revendiquée et un consensus mortifère. Au risque de m’exposer aux critiques, notamment celles de mes amis de la Confédération paysanne et des Soulèvements de la Terre, je voudrais proposer une piste. Même si l’urgence climatique est à notre porte, même si les gouvernements successifs font des efforts démesurés pour maintenir l’ordre établi, nous devons malgré tout sortir de l’urgence et nous approcher d’une expérience de la nécessité qui intègre le temps et la durée. Sans quitter la flamme du soulèvement pour autant. Ce double mouvement de soulèvement et d’enracinement, en apparence contradictoire, est une piste pour que l’écologie devienne populaire. Et de ce point de vue, il y a urgence. Quelle serait la méthode pour y parvenir ?

Je suis maraîcher biologique, mais je n’ai pas le sentiment d’avoir choisi un camp ni de lutter contre les autres agriculteurs, qu’ils soient conventionnels, éleveurs ou céréaliers. J’agis par nécessité. Et je cultive une croyance un peu folle : la possibilité d’une «nouvelle classe écologique», capable de faire du climat un commun. Bruno Latour lui-même disait que cette classe n’existe pas encore. Pourtant, elle est là, sous nos yeux.

 

Lorsque la Confédération paysanne de la Drôme a défendu un éleveur laitier en bio, adhérent à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), pour trouver un accord avec l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), à la suite de la perte d’un usage de 30 hectares de fauche dans la réserve de vie sauvage de Valfanjouse, nous étions proches de quelque chose de nouveau. A priori, rien ne présageait une entente possible entre un éleveur, chasseur occasionnel, et une association de défense des animaux sauvages. Ni qu’un adhérent de la FNSEA soit soutenu par la Confédération paysanne !

 

Pourtant, lors d’une réunion à la mairie de Léoncel, Gilbert Cochet lui-même, membre du bureau de l’Aspas, appela à une «sortie par le haut» et donna son aval pour laisser pâturer une dizaine de vaches, quelques mois par an, dans une ancienne prairie située dans la réserve de vie sauvage. Mais la fenêtre qui s’était ouverte se referma bien vite, et l’accord ne parvint pas à se concrétiser. Une barrière culturelle et sociale séparait les deux mondes : la ruralité d’un côté, la protection du sauvage de l’autre.

 

Habiter la terre, un commun radicalement simple

 

Cet exemple décrit ce que pourrait être une nouvelle classe écologique, capable de s’entendre sur la défense des usages et du vivant, sans les opposer, capable de suspendre les divergences pour s’accorder sur un commun radicalement simple : habiter la terre. Si la nouvelle classe écologique prenait ce chemin, elle sortirait enfin de l’ornière sociologique dans laquelle elle s’est enfermée. Elle cesserait d’opposer les mondes et parviendrait à rassembler. Au bout du compte, il faudra bien que l’écologie devienne populaire.

 

Il est clair que nous n’y sommes pas et que la société, avec le soutien actif des amateurs de polémiques, emprunte même le chemin inverse : en dressant les ruraux contre les urbains, les agriculteurs contre les écologistes.

 

Que manque-t-il aux luttes écologiques pour qu’elles retrouvent une légitimité et une reconnaissance, notamment dans les campagnes ? Cela peut paraître dépassé, mais la «nécessité» est peut-être le moyen permettant d’embrasser plus largement la situation, afin de ne pas exclure ceux qui ne se disent pas «écolos», qui rejettent même parfois ce mouvement, et dont le mode de vie et le quotidien sont pourtant profondément écologiques. La philosophe Simone Weil écrivait dans ses cahiers en 1942 : «Les contradictions auxquelles l’esprit se heurte, seules réalités, critérium du réel. Pas de contradiction dans l’imaginaire. La contradiction est l’épreuve de la nécessité.»

 

Pour ma part, je cherche modestement cette «épreuve de la nécessité», en plaçant jour après jour une attention et une présence dans mes mains, comme si les désherbages de carottes étaient des livres de poésie : lorsque mes doigts parcourent le grain de la terre, lisant les adventices et les vivaces, tâtonnant pour trouver les bons gestes, qui seront à la fois les plus simples, les plus sobres en effort physique et les plus efficaces.

 

La lenteur du paysan n’est pas de l’oisiveté

 

De l’extérieur, les paysans peuvent donner l’impression de prendre leur temps, de ne pas se hâter. Pourtant, ils abattent des sommes de travail. Leur lenteur n’est pas de l’oisiveté mais un apprentissage de la nécessité. Ils travaillent la terre et ils se laissent travailler par le temps. Les paysans sont dans l’habitude et la répétition d’un côté, dans la surprise et l’imprévisible de l’autre, ne sachant jamais avec certitude si le semis lèvera, si le champ ne versera pas et si la récolte sera abondante. La condition paysanne est l’exemple même d’une épreuve de la nécessité, pleine de contradictions. Car il s’agit de maîtriser les cultures pour mieux se préparer à l’absence de maîtrise. Il s’agit d’anticiper la météo, les ravageurs et les maladies, tout en acceptant ce quelque chose qui échappe toujours aux prévisions.

 

C’est en faisant l’épreuve de la nécessité, en endossant une condition sociale qui nous oblige et nous transforme jour après jour, que la nouvelle classe écologique trouvera une légitimité et une reconnaissance en dehors des milieux «écolos». Il ne s’agit pas d’une reconnaissance par le travail, mais plutôt d’un travail de reconnaissance.

 

Cette nouvelle classe ne peut pas faire l’économie de sa condition sociale. Elle doit opérer ce double mouvement de soulèvement et d’enracinement. Car nous ne sommes pas seulement «la nature qui se défend», nous sommes aussi des individus avec un métier, un logement et des conditions de vie.

 

 

Mathieu Yon est l’auteur de Notre lien quotidien. Le Besoin d’une spiritualité de la terre (éditions Nouvelle cité, 2023).