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« Airbnb, c’est de l’argent facile et c’est très addictif » : des milliers de personnes s’improvisent hôteliers en France

Par Véronique Chocron (Nice, Versailles, envoyée spéciale)

 

Enquête « L’ogre Airbnb » (5/6). Depuis dix ans, toute une économie s’est constituée autour de la location de courte durée, un marché en pleine croissance en France. Les propriétaires n’hésitent pas à faire appel à des sociétés de conciergerie ou à des spécialistes du référencement et d’optimisation des tarifs.

La vue sur la mer est à couper le souffle. Cet appartement situé promenade des Anglais, au premier étage d’un immeuble niçois de la fin des années 1950, Nicole l’a acheté il y a dix ans pour y passer la moitié de l’année. La retraitée de 75 ans, qui a souhaité conserver l’anonymat, partage son temps entre sa ville de Caen et la Côte d’Azur. Lorsqu’elle n’y réside pas, elle tire de ce trois-pièces de confortables revenus, en le louant sur Airbnb et sur d’autres plateformes.

Son fils, qui a développé une activité de conciergerie à Nice, s’occupe de tout. La décoration ne laisse pas de place aux objets et affaires personnels. « Je n’étais pas trop d’accord au début pour que d’autres personnes habitent là, explique Nicole. Mais, quand je râle, je me dis : c’est ça qui te permet de faire des voyages, d’acheter des vêtements, d’aller au restaurant. »

Le prix de la location à la semaine varie selon la saison, de 1 200 à 3 600 euros. En 2024, cet appartement lui a rapporté plus de 50 000 euros brut, bien au-delà des 4 200 euros de revenu médian gagnés par les hôtes l’an dernier, selon les données d’Airbnb. « C’est drôlement bien cet apport financier, qui permet d’avoir deux résidences sans souffrir financièrement, dit-elle, ça aide bien pour faire des travaux, payer les impôts locaux. » L’appartement, acheté 400 000 euros, offre un rendement exceptionnel. « La rentabilité d’une location de courte durée varie entre 8 % et 20 % à Nice, contre 3 % à 6 % pour les meublés de longue durée, explique son fils. C’est plus d’argent, mais aussi plus de travail. »

Faire de sa maison une source de revenus, parfois très substantiels, a convaincu des milliers de Français de devenir hôteliers. Comme Claire (son prénom a été changé) et son mari, qui ont acheté en 2016 une maison ancienne de caractère de 200 mètres carrés, près de Fontainebleau (Seine-et-Marne), pour s’y installer avec leurs trois garçons. Ils se sont rapidement inscrits sur la plateforme Airbnb « parce qu’[ils] tirai[ent] la langue face aux dépenses, notamment de chauffage et les impôts locaux », explique Claire, 42 ans, qui comme son mari travaille dans la fonction publique. « Que cette maison puisse produire de l’argent, ça a été très rassurant, une libération. »

Source de stress

La famille a reçu soixante groupes ou familles, en louant un mois l’été et lors des petites vacances scolaires. Cette activité annexe lui a rapporté environ 8 000 euros par an, de quoi constituer un apport pour l’achat d’un studio, loué à un étudiant. « C’est bien plus que du beurre dans les épinards. Mais il faut faire attention à l’engrenage, c’est de l’argent facile et ça a quelque chose de très addictif, affirme Claire. Donc, c’est important que cet argent ne tombe pas tout cuit dans le bec. Avant l’ouverture des locations d’été, je me lance dans sept jours complets de ménage et d’entretien du jardin, je vérifie chaque verre, je veux que tout soit nickel. »

Depuis deux ans, la quadragénaire décrit des rapports « moins sympas » avec les voyageurs. « Au début, on papotait, parfois on buvait un petit coup. Lorsque je fais la remise des clés, je propose une visite détaillée de la maison, mais, désormais, on me répond que ce n’est pas la peine », regrette-t-elle. Pis, elle reçoit de plus en plus de messages comminatoires, comme « y a pas de râpe à fromage ? », ou cette photo du lave-vaisselle ouvert avec de l’eau stagnante, sans autre commentaire. « Ni bonjour, ni rien. Aujourd’hui, il faut que ce soit comme à l’hôtel, remarque-t-elle, avec la même exigence, alors que ce n’est pas ce qu’on recherche et c’est pour ça qu’on laisse le prix assez bas » – soit 150 euros la nuit pour dix couchages.

 

Louer est devenu une source de stress. « La maison ne ressemble pas à celles de la plupart des hôtes sur le site Airbnb, ce n’est pas du tout un lieu aseptisé, c’est tout le contraire, explique Claire. J’ai toujours peur qu’on ne soit pas assez dans les canons du genre. » Pour la première fois, en 2025, la famille n’a pas eu de demandes pour la semaine du 15 août.

 

Sur les annonces de la plateforme, dans diverses villes de France et d’Europe, la récurrence de certains éléments de décor saute aux yeux. Les murs blancs, le parquet dans le salon et les chambres, les imitations de carreaux de ciment dans les salles de bains, des canapés neutres aux coussins colorés, parfois un abat-jour en osier, pas de livre ni d’objet personnel.

Sur Internet, des sites se sont d’ailleurs spécialisés dans l’ameublement clés en main. Ils proposent des décors au design standardisé, des « packs » « Art déco », « ethnique » ou « industriel » pour habiller n’importe quelle surface, du canapé aux affiches, du plaid aux tasses à café. Qu’il séjourne à Oslo, à Paris, à Marseille ou à Budapest, le touriste, en ouvrant la porte de sa location, ne sera pas dépaysé.

« On a changé de dimension, Airbnb n’est plus vraiment fait pour les particuliers qui vivent dans leur appartement », estime Elodie (son prénom a été modifié), 39 ans, devenue hôte sur la plateforme dès 2014. Elle a gagné jusqu’à 600 euros par mois avec la location de son duplex de deux pièces, sous les toits, dans le quartier des Buttes-Chaumont, à Paris. Mais, à la veille des Jeux olympiques de l’été 2024, la trentenaire découvre que son annonce « est devenue invisible », recalée dans les profondeurs du site. Elle n’a pas gonflé son prix (120 euros la nuit), et ne parvient pourtant à louer qu’une seule fois, pour quelques jours.

« Il s’agit d’une industrie »

Dans la foulée, une location se passe mal. La voyageuse qu’elle héberge saisit le service d’assistance d’Airbnb pour se plaindre de plusieurs problèmes : une serrure difficile, le bruit de la pluie sur le toit ou encore une petite mouche rouge dans l’appartement. La touriste finit par obtenir un remboursement de 10 % du montant de la location. Airbnb reconnaît dans les messages échangés avec Elodie que les preuves de la locataire « ne constituent pas un niveau grave » mais que ce remboursement vise aussi à « éviter un mauvais commentaire à la fin du séjour ».

La somme est déduite des revenus de la loueuse, qui n’a pas son mot à dire. « Pourtant, j’ai joué le jeu, la conciergerie chargée de mon appartement m’avait dit d’utiliser des draps d’hôtel, de faire un ménage de qualité hôtelière, de mettre des miniatures de shampoing sur les lits, et je l’ai fait, dit-elle. Elle a osé dire que c’était sale chez moi pour obtenir une ristourne. » Après son départ, sa voyageuse lui laisse une note de 2 sur 5, qui fait tomber sa moyenne à 4,63. « Là, c’était terminé, ça a déprécié définitivement l’annonce dans le référencement, estime Elodie. Et puis c’était devenu tellement stressant que j’ai arrêté. »

La start-up Zorrooo, spécialisée dans les litiges du quotidien, dit avoir échangé avec plus de 300 hôtes dont l’annonce a été reléguée dans les plus lointaines pages d’Airbnb. « Nous pensons que la plateforme a changé son algorithme fin 2023, qu’elle se professionnalise et privilégie désormais les annonces avec conciergerie, co-hôte, services et expériences », affirme sa cofondatrice, Capucine Berr.

 

Tout comprendre à la logique d’Airbnb et à son algorithme est devenu un métier. Elise Ripoche en a fait son activité en créant une start-up au nom très explicite, J’affiche complet. Cette agence optimise les tarifs, « pour maximiser le chiffre d’affaires », avec, quand la demande est très forte, le prix le plus haut possible et les séjours les plus longs. « La location saisonnière est globalement perçue comme “M. Dupont met sa maison sur Airbnb pour boucler ses fins de mois”. En réalité, il s’agit d’une industrie », déclare la jeune femme.

Ses clients sont « des M. Dupont avec cinq ou dix biens » et qui ne veulent pas s’en occuper, ou bien des professionnels de la courte durée, agences immobilières ou conciergeries. Elise Ripoche gère les agendas, propose des promotions, pilote le nombre de nuits minimum, les conditions d’annulation (de quatorze jours à vingt-quatre heures à l’avance), les frais de ménage. « Airbnb recommande d’intégrer ces frais de ménage dans le prix car moins l’annonce comporte de lignes tarifaires – qui nous font davantage hésiter –, plus on favorise la conversion en réservation, décrypte la cheffe d’entreprise. C’est un élément pris en compte par l’algorithme de la plateforme, parmi d’autres. » Le plus important pour faire une bonne annonce restant « un titre excellent, des photos de qualité avec une décoration dans l’air du temps et une stratégie tarifaire bien pensée ».

Les notes des voyageurs s’avèrent déterminantes. « Au-dessous de 4,5 sur 5, l’impact est immédiat sur la visibilité de l’annonce », tranche Elise Ripoche, qui conseille de rester en contact avec le voyageur pendant son séjour et « de lui donner la possibilité de vider son sac avant qu’il ait besoin de mettre une note sur Airbnb ». Avec plus de 1 million d’annonces en France, « faire du Airbnb au pied levé, sans avoir une démarche professionnelle, ça fait vivoter mais ça ne marche plus », met-elle en garde.

« Nouveau système d’évaluation »

Pour Airbnb, l’obsession sur la qualité « hôtelière » des annonces est avant tout une manière de mieux maîtriser les risques d’insatisfaction des clients. « Si vous avez une mauvaise expérience une fois, deux fois, il est possible que vous ne reveniez pas. Donc, je veux qu’Airbnb soit connu pour l’authenticité, mais il faut qu’il n’y ait aucune mauvaise surprise », réagit Clément Eulry, le directeur France et Belgique d’Airbnb. L’entreprise assure qu’il n’y a pas eu de changement dans son algorithme, mais un « nouveau système d’évaluation de la qualité des logements », à partir de 2023, qui l’a conduite à retirer « plus de 500 000 annonces qui ne respectaient pas [ses] standards de qualité dans le monde ».

Des voyageurs peuvent eux aussi devenir indésirables, en particulier en cas de soupçon d’activités illégales comme la prostitution (suppression des comptes) ou pour avoir enfreint l’interdiction des fêtes dans les Airbnb (sanction allant de la suspension du compte à l’exclusion définitive de la plateforme).

Philippe (son prénom a été changé) vient juste de se lancer sur ce marché, après avoir saisi « une opportunité », un studio de 30 mètres carrés à Versailles, refait à neuf, vendu 210 000 euros. Il le propose sur Airbnb entre 80 et 90 euros la nuitée, et empoche 60 euros une fois la commission versée à Airbnb. « Si on parvient à louer à plein temps, le revenu nous permettra de rembourser le crédit, de payer les charges, et il nous restera 200 euros à la fin du mois », a calculé ce cadre de 51 ans.

Pour l’heure, rien n’est simple. Il refuse de passer par une conciergerie, qui prendrait 20 % des loyers, « mais tout seuls, dit-il, [ils ont] beaucoup de mal à trouver une femme de ménage disponible entre 11 heures et 15 heures ». « Nous en sommes à la troisième tentative », ajoute-t-il. Surtout, le syndic de l’immeuble l’a appelé le jour qui a suivi la fixation de sa boîte à clés dans le hall. Les voisins se sont plaints. Il a installé une serrure connectée.

 

La loi Echaniz-Le Meur sur la réglementation des meublés de tourisme, adoptée en novembre 2024, permet désormais d’interdire les locations touristiques dans les immeubles à usage d’habitation, par un vote à la majorité des deux tiers des copropriétaires, au lieu de l’unanimité. « Il se peut que je ne sois pas en règle et que cela devienne trop conflictuel, convient Philippe. Dans ce cas-là, j’arrêterai. »