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La Seine et les fleuves européens contaminés par un « polluant éternel » passé sous les radars

Les analyses menées par le Réseau européen d’action contre les pesticides dans dix pays de l’Union montrent une présence généralisée de l’acide trifluoroacétique, qui appartient à la famille des PFAS, à des niveaux élevés.

Par Stéphane Mandard

 

Les rives de la Seine, à Paris, le 11 mai 2024.

 Les rives de la Seine, à Paris, le 11 mai 2024. DIMITAR DILKOFF / AFP

Près de 1,5 milliard d’euros d’investissements, quatre ouvrages d’assainissement créés, dont un bassin de rétention des eaux usées et pluviales d’une capacité équivalente à 20 piscines olympiques… L’Etat et les collectivités n’ont pas ménagé leurs efforts pour rendre la Seine baignable pour les Jeux olympiques puis pour le public à partir de 2025. La « baignabilité » de la Seine renseigne seulement sur sa qualité bactériologique à travers la surveillance de deux familles de bactéries (Escherichia coli et entérocoques). Une autre pollution, d’origine chimique, passe sous les radars. Un rapport publié lundi 27 mai révèle une « contamination généralisée » des cours d’eau en Europe par l’acide trifluoroacétique (TFA), un « polluant éternel » aussi peu connu que réglementé, issu notamment de la dégradation des pesticides appartenant à la grande famille des substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS).

 

Les associations du Réseau européen d’action contre les pesticides (PAN Europe) ont prélevé des échantillons d’eau dans vingt-trois fleuves et six nappes phréatiques de dix pays de l’Union européenne (France, Allemagne, Espagne, Belgique, Autriche, Pays-Bas…). Les analyses ont été confiées au réputé Centre technologique de l’eau de Kalsruhe (Allemagne). Les résultats montrent la présence de PFAS dans tous les échantillons et à plus de 98 % de TFA. Cette substance ne fait aujourd’hui l’objet d’aucune norme spécifique mais dans près de 80 % des échantillons, les concentrations de TFA dépassent la valeur limite de 500 nanogrammes par litre – fixée pour la somme totale des PFAS présents – de la directive européenne sur l’eau potable qui doit s’appliquer à partir de 2026. Les niveaux de TFA détectés oscillent entre 370 ng/l dans la Salzach, à Salzbourg, et 3 300 ng/l dans l’Elbe, à Hambourg (Allemagne), avec une moyenne de 1 180 ng/l.

 

« C’est sans doute la contamination la plus importante et la plus répandue des eaux de surface et souterraines européennes par un produit chimique fabriqué par l’homme », commente Salomé Roynel, la coordinatrice du réseau PAN. Le Monde a soumis les résultats à plusieurs experts. Tous les jugent « préoccupants ». « Cette contamination généralisée est très inquiétante d’autant que les niveaux rapportés sont assez élevés », estime Ian Cousins, professeur en chimie de l’environnement à l’université de Stockholm.

Zones d’ombre sur la toxicité

Avec une concentration de 2 900 ng/l, la Seine est le deuxième fleuve le plus pollué en TFA après l’Elbe. L’échantillon a été prélevé en avril au pied de Notre-Dame, non loin du futur site de baignade publique qui doit ouvrir à l’été 2025. De quoi s’inquiéter pour la santé des futurs nageurs, olympiques et quidam ? « Nager de temps en temps n’affectera pas les gens mais je recommanderais de ne pas se baigner régulièrement », conseille le toxicologue Jacob de Boer (Vrije Universiteit Amsterdam). « Sur la base des connaissances actuelles sur la toxicité du TFA, je ne m’inquiéterais pas de nager dans la Seine », juge de son côté Ian Cousins.

 

L’exposition aux PFAS est associée à certains cancers, à des troubles endocriniens et du système reproducteur ou encore à une baisse de la réponse immunitaire aux vaccins. Faute d’étude épidémiologique spécifique, de nombreuses zones d’ombre demeurent sur la toxicité du TFA. « Nous ne savons pas encore si le TFA a un effet toxique sur notre système immunitaire, note Jacob de Boer. Si ce n’est pas le cas, le problème est de moindre importance. Si c’est le cas, nous avons un sérieux problème. »

 

Aux Pays-Bas, l’Institut national de la santé publique et de l’environnement (RIVM) suspecte de possibles répercussions sur le système immunitaire. Pointant également des effets documentés sur le foie, le RIVM présume le TFA aussi toxique que les autres PFAS. Aussi, en avril 2023, le RIVM a fixé une valeur limite indicative pour l’eau potable à 2 200 ng/l, si et seulement si aucun autre PFAS n’est présent. De leur côté, les autorités allemandes ont proposé à l’Agence européenne des produits chimiques de classer le TFA comme toxique pour la reproduction.

Comment expliquer la présence du TFA, et à de telles concentrations, dans la Seine et les autres fleuves européens ? Ses sources d’émission sont multiples. Il sert à la fabrication de nombreux PFAS et il est également leur produit de dégradation. Parmi les principales sources d’émission, on retrouve les gaz fluorés utilisés dans les systèmes de refroidissement (réfrigérateurs, climatisation) et les pesticides (flufénacet, diflufénican, fluazinam…). Les stations d’épuration et les rejets industriels des fabricants de TFA sont également une source de contamination des rivières. A l’automne 2023, Générations futures a ainsi mesuré des niveaux records de TFA autour de l’usine Solvay de Salindres, dans le Gard.

Appel à une « interdiction »

Aucune plate-forme chimique produisant du TFA n’est présente sur la Seine, à proximité de Paris. Les ONG privilégient la piste des pesticides. « En amont de Paris, la Seine et ses affluents ont traversé la Côte-d’Or, l’Yonne, la Marne, l’Aube… autant de grands départements agricoles », commente François Veillerette, le porte-parole de Générations futures, qui a supervisé la partie française des analyses. Outre à Paris, l’association a effectué des prélèvements en zone agricole, dans l’Aisne et l’Oise, en amont de Compiègne, et dans la Somme, en amont d’Amiens. Les concentrations, comprises entre 1 500 ng/l et 2 400 ng/l, sont également parmi les plus élevées retrouvées en Europe. A contrario, les cinq prélèvements mesurés en dessous de la valeur limite européenne de 500 ng/l proviennent tous de rivières échantillonnées en Autriche, pays européen qui compte la plus grande surface agricole cultivée en biologique (27 %).

 

Selon une modélisation réalisée en 2023 par l’Agence fédérale allemande pour l’environnement, les pesticides sont la principale source de pollution par le TFA en zone rurale, loin devant les gaz fluorés – qui contaminent les eaux par l’intermédiaire de la pluie. Dans un rapport publié en novembre 2023, PAN Europe a révélé qu’environ 12 % des substances actives des pesticides de synthèse autorisés dans l’Union européenne – soit 37 molécules sur 306 – appartenaient à la famille des PFAS. Les quantités de ces « pesticides PFAS » vendues en France sont passées de 700 tonnes en 2008 à plus de 2 300 tonnes en 2021. Une autre étude publiée en février a mis en évidence une forte augmentation de la contamination des fruits et légumes par ces pesticides PFAS.

A l’instar des ONG, Jacob de Boer appelle à une « interdiction » des pesticides PFAS – comme des gaz fluorés – et à la mise en œuvre de la restriction générale de toute la famille des « polluants éternels » en discussion au niveau européen. Le chercheur rappelle que le TFA résiste aux traitements classiques (charbon actif ou ozonation) des stations d’épuration. Seule la technique dite de l’osmose inverse serait efficace. Une technologie très consommatrice en eau, très énergivore et aux coûts exorbitants. C’est le pari fait par le Syndicat des eaux d’Ile-de-France, qui prévoit d’investir plus de 1 milliard d’euros pour équiper ses trois usines à l’horizon 2030. Un choix contesté par le président d’Eau de Paris, Dan Lert, qui prône une « sanctuarisation » des captages d’eau potable et souligne la question non résolue de l’élimination des concentrés de polluants issus des traitements : « Ils seront rejetés dans la Seine, la Marne et l’Oise qui serviront de poubelles. »