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Le D-Day par ceux qui l’ont vécu

Will Humphries

Ils s’appellent Frank, Mick et Sam. Des jeunes Britanniques qui, le 6 juin 1944, étaient à peine sortis de l’adolescence. Tous nonagénaires aujourd’hui, ils confient leurs souvenirs encore vifs au journal londonien The Times, soixante-quinze ans après. Des récits où s’entremêlent peur, effroi et sang-froid.

Chapitre 1 : la flotte alliée se regroupe

Le Jour-J est précédé de plusieurs mois d’organisation méticuleuse et de mouvements de troupes, des bourgades et des villes entières du sud de l’Angleterre et du Pays-de-Galles se voyant investies par les forces alliées à l’entraînement. Une ingénieuse opération de diversion baptisée “Fortitude”, qui met en scène des agents doubles, des armées factices et de faux chars d’assaut, permet de faire croire au commandement nazi qu’un débarquement de faible ampleur aura lieu en Normandie, et que le gros de l’offensive est prévu ultérieurement dans le Pas-de-Calais, où les Allemands concentrent dès lors leurs forces.

Ron Smith, 94 ans, de Rustington, dans le West Sussex, commande la barge de débarquement 947 à Gosport [sur la côte sud de l’Angleterre] quand l’ordre de faire mouvement est donné.

“On était en manœuvre sur l’île d’Arran et on était monté cinq fois en Écosse. On commençait à en avoir un peu assez de tout ça et on se demandait de quoi il retournait, cette fois. C’est quand on est arrivé à une dizaine de milles au sud de l’île de Wight qu’on nous a dit que c’était pour le Débarquement.”

“On ne savait absolument rien avant de nous mettre en route. On nous a demandé de descendre au carré et on nous a expliqué ce qui allait se passer. J’avais peur. Quelqu’un a dit : ‘La France ? Mais on ne peut pas y aller’, et le commandant a répondu : ‘Non seulement vous pouvez, mais vous allez le faire, et vous n’avez pas besoin de passeport.’”

Frank Mouqué, 94 ans, de Putney, au sud-ouest de Londres, était caporal-chef [du génie] dans les Royal Engineers.

“On a embarqué et la mer était très agitée. Le sergent m’a donné une bouteille de rhum en me disant de la faire passer à tous ceux qui en voulaient, mais 90 % ont refusé, si bien qu’avec un copain, on l’a sifflée à deux. Je ne sais pas si ce sont les nerfs ou l’adrénaline, mais j’étais parfaitement sobre en sortant du bateau.”

Mick Jennings, 93 ans, a servi sur la barge 795 qui convoyait les sapeurs du 531e Engineer Shore Regiment

“La traversée jusqu’à la Normandie secouait pas mal et beaucoup de gars avaient le mal de mer. Ils n’avaient qu’une hâte, c’était de descendre de ce ‘foutu rafiot’. C’était impossible d’échapper à l’odeur de vomi, omniprésente.”

Chapitre 2 : le début de l’offensive

Juste après minuit, le 6 juin, les premiers parachutistes sont largués sur la Normandie pour sécuriser les ponts et attaquer les positions allemandes, tandis que des mannequins explosifs sont lâchés sur le nord de la France pour semer la confusion parmi les Allemands et disperser leurs troupes loin de la zone du Débarquement. Peu après le lever du soleil, à 5 h 30, les forces navales et aériennes alliées commencent à bombarder les défenses allemandes. Bon nombre d’obus et de bombes ratent leur objectif.

Sam Twine, 94 ans, de Chichester, dans le West Sussex, est responsable du carré des officiers sur le HMS Ramillies quand le barrage d’artillerie débute.

“Un Schnellboot [vedette lance-torpilles allemande] nous a envoyé deux torpilles, mais on a pu faire pivoter le bateau à 90 degrés, si bien qu’une torpille est passée sur bâbord et l’autre sur tribord. Malheureusement, l’une des deux a touché un bateau de la marine polonaise qui se trouvait derrière nous, faisant beaucoup de victimes. C’est un de mes copains qui les a mis dans des sacs en toile et a cousu la fermeture. C’était atroce.”

“Je me souviens qu’un [chasseur] Hurricane arrivant d’Angleterre a piqué sur nous. Comme on n’arrivait pas à l’identifier, on lui a tiré dessus et on l’a touché. On m’a dit qu’il était arrivé à se poser quelque part.”

“On voyait ce qui se passait [sur les plages]. Je me disais que j’étais à l’abri. On a tiré tous nos obus, en en gardant un dans chaque canon en cas de pépin sur le trajet de retour vers l’Angleterre.”

Chapitre 3 : la première vague arrive sur les plages

Ron Smith arrive à Sword Beach sur la barge 947 avec la première vague, à 7 h 30.

“J’entendais les obus fuser au-dessus de ma tête. C’était comme si 20 métros passaient en même temps et je crois que c’est ça qui m’a rendu sourd. Les obus faisaient la taille d’une petite auto. Le capitaine a dit : ‘Je ne veux pas en voir un seul debout, restez accroupis.’ On gardait la tête baissée.”

“Alors que les hommes commencent à débarquer, un obus touche un des chars transportés sur la barge, bloquant la rampe de débarquement. Les munitions du char explosent, tuant un colonel à bord et obligeant la barge à rebrousser chemin vers l’Angleterre.”

“À peine débarqués, on s’est mis à courir. Les Allemands se concentraient sur les soldats qui avaient débarqué. J’entendais crier, hurler, c’était un chaos indescriptible.”

“On cherchait des avions allemands, mais il n’y avait rien, je pense qu’on les a pris complètement par surprise, parce qu’il n’y avait rien. Quand on est rentré en Angleterre, c’était une journée estivale là-bas.”

Frank Mouqué est chargé d’éliminer les mines et les obstacles disséminés sur Sword Beach.

“La première chose qu’on faisait [en arrivant sur la plage], c’était de s’allonger sur le dos et de mettre les pieds en l’air pour enlever toute l’eau qu’on avait dans les godillots. Sur la plage, c’était un chaos indescriptible. Un bruit assourdissant. Il y avait des officiers de débarquement qui beuglaient leurs ordres parce que tout était débarqué presque en même temps. On entendait les bateaux tirer.”

“En arrivant, j’ai traversé la plage en courant jusqu’à un parapet. Là, le sergent est venu vers moi en rampant et m’a demandé de dégager un chemin jusqu’à la route. Il m’a donné un rouleau de ruban blanc et j’ai dit à un gars : ‘On y va’. Il m’a dit qu’il n’était dans l’armée que depuis six semaines et ça m’a remué. Je lui ai montré comment creuser avec la baïonnette et comment repérer les détonateurs qui dépassaient du sol, parce que si vous en déclenchez un, vous faites sauter une mine remplie de billes de métal qui peuvent vous arracher les jambes ou même vous tuer.”

Chapitre 4 : les forces alliées progressent vers l’intérieur

Les barges continuent d’arriver par vagues tandis que les forces alliées se battent sur les plages et progressent vers l’intérieur des terres

Raymond Lord, 94 ans, d’Allerton, près de Hull [nord-est de l’Angleterre], fait partie de la deuxième vague de Sword Beach, qui arrive sur place vers 7 h 45.

“[À l’ouverture des portes de la barge] j’ai avancé sans m’arrêter, il y avait des gars qui se faisaient descendre à droite et à gauche et je me souviens m’être dit que j’allais être le suivant. On s’est abrité derrière un char DD [amphibie] hors d’usage. Il fallait avancer comme on pouvait pour quitter la plage sains et saufs. Le premier Allemand que j’ai vu était étendu sur le bord de la route, il avait été abattu. C’était une scène très pénible et j’en ai encore les larmes aux yeux parfois.”

Joe Cattini, 96 ans, de Fair Oak, dans le Hampshire, débarque au volant de son camion vers 10 heures du matin alors qu’une partie de la plage a été dégagée et déminée.

“Ils avaient déroulé des tapis pour qu’on ne s’enfonce pas dans le sable. Il y avait des corps qui flottaient sur l’eau et d’autres sur la plage. J’avais été réserviste dans la Défense civile, pendant le Blitz sur Londres, donc j’étais habitué, mais c’était un carnage effroyable et l’odeur était épouvantable.”

“Les officiers de débarquement nous ont dirigés pour quitter la plage en nous demandant de bien suivre l’itinéraire marqué par les rubans blancs. Un idiot a voulu prendre un peu d’avance, il a franchi la ligne blanche et n’avait pas fait quelques mètres qu’il a sauté sur une mine. J’ai eu peur parce que j’avais 180 obus de 25 livres et 300 litres de pétrole à bord.”

Chapitre 5 : la bataille de Normandie

La bataille de Normandie fait rage jusqu’au 25 août

James George, 96 ans, est caporal dans les Gordon Highlanders, une brigade de la 51e division.

“Ce n’était pas la joie, parce qu’on savait à quoi s’attendre. Il fallait quitter la plage et avancer dans les terres. On essayait simplement de rester en vie. Quand l’artillerie et les mortiers commençaient à tirer, on plongeait dans le trou le plus proche.”

“Ça s’était calmé un peu quand on est arrivé. J’ai vu tous les Canadiens qui s’étaient fait tuer et qui étaient tous parfaitement alignés sur la plage. Ce n’était pas réjouissant, comme entrée en matière.”

L’unité de Joe Cattini prend part à de violents combats en Normandie. À Tilly-sur-Seulles, elle se heurte à une résistance acharnée et le 6e Green Howards perd 250 hommes en essayant de prendre le village de Cristot.

“On est resté quatre semaines dans le bocage et on a gagné et perdu du terrain six fois de suite.”

Patrick Thomas, 94 ans, d’Eastbourne [côte sud de l’Angleterre], débarque des commandos des Royal Marines avec la première vague de Sword. Le 25 juin, sa barge coule après avoir heurté une mine acoustique.

“J’étais couvert de sang et le pont supérieur était dévasté, avec des morts et des gars agonisants. Le bateau a fini par couler et j’ai dû sortir parce qu’il s’était retourné. J’ai aperçu dans l’eau le gilet de sauvetage de mon copain Jack Ballinger, qu’il s’était fait fabriquer. J’ai vu Jack quelques mètres plus loin, salement touché, en train de couler.”

“Un télégraphiste qui avait les deux jambes cassées hurlait de peur et de douleur, il pensait qu’il allait mourir et je lui ai donné le gilet. Jack a disparu dans les vagues. Un autre bateau m’a lancé une corde et m’a récupéré.”

“Il y a beaucoup de gars qui ont perdu la vie et c’est pour ça qu’il nous tient à cœur de participer à ces commémorations, de revenir ici pour honorer leur mémoire. La vie ne leur a rien donné, ils se sont simplement battus pour leur pays et pour qu’on puisse vivre libres.”