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lepoint.fr par Jérôme Cordelier

 

Pascal Perrineau : portrait d’une France écartelée

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Il est toujours passionnant de suivre les décryptages de Pascal Perrineau. Ce spécialiste de la sociologie électorale a été pendant plus de vingt ans le directeur du Centre de recherches politiques (Cevipof) de Sciences po, dont il est l’un des piliers. L’homme porte un regard aiguisé, de l’intérieur mais distant et sans œillères, sur l’évolution de notre système politique et sait transmettre ses observations de façon didactique, ce qui fait de lui l’un de nos meilleurs analystes de la chose publique. Il fut l’une des cinq personnalités choisies pour garantir l’indépendance du grand débat national lancé entre janvier et mars 2019 par le président de la République et le gouvernement afin de sortir de la crise des gilets jaunes. De ce poste privilégié, et avec le recul de l’historien, il a pu étudier de près la « disruption politique » en cours, dont il décortique les ressorts et les enjeux dans un essai éclairant et alarmiste, « Le grand écart. Chronique d’une démocratie fragmentée » (Plon). Pour le politologue, nous vivons une phase de bouleversement démocratique, liée à la conjonction de trois moments politiques : la crise des gilets jaunes, qui impose la démocratie directe, le grand débat, qui innove en matière de démocratie participative, et les élections européennes, qui rebattent les cartes de la démocratie représentative. Comment articuler ces trois phénomènes pour sauver un régime en danger ? Pascal Perrineau livre ici la primeur de son analyse.

  Pascal Perrineau est politologue. Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, il a été directeur du Cevipof de 1991 à 2013.

Le Point : Un an après le début du mouvement des gilets jaunes, les leçons ont-elles été tirées ? 

Pascal Perrineau : Les revendications ne sont pas nouvelles. Elles sont mêmes inscrites dans notre histoire depuis des siècles. Mais ce mouvement social est original à plus d’un titre. On a affaire à une polyphonie d’acteurs – des retraités, des patrons de PME, des artisans, des ouvriers, des chômeurs. La plupart n’avaient jamais pris la parole. Ces hommes et ces femmes – beaucoup de femmes seules avec enfants – se rassemblent autour du refus et même de la haine de la représentation, par principe : tout élu trahit. 

Face à un tel mouvement hétéroclite, les leçons n’ont été que partiellement tirées par les pouvoirs. Le gouvernement a apporté des réponses : 13 milliards d’euros ont été distribués dès le mois de décembre 2018, on a retiré la taxe sur le carburant et le fioul, on a pris des mesures sur les petites retraites, ouvert le référendum, mis en place des conventions citoyennes… Les syndicats se sont rendu compte de la nécessité d’être à l’écoute d’une partie des non-syndiqués. Dans les conflits actuels sur la SNCF, les retraites, l’hôpital public, ils sont plus réactifs. Tous les acteurs ont pris la mesure d’une société de plus en plus éruptive. Mais les colères froides perdurent, nourries par le sentiment d’un accroissement des inégalités. Et elles ne demandent qu’à être activées, partout dans le monde. Il suffit d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres : l’augmentation du prix des carburants en France, de celui du ticket de métro au Chili, la « taxe » WhatsApp au Liban Et, autre fait nouveau et désarçonnant pour les dirigeants, la mobilisation s’opère de façon horizontale, rapide, via les réseaux sociaux. 

Quels enseignements tirez-vous du grand débat ? 

J’ai été surpris par le succès : 2 millions de personnes se sont impliquées, répondant aux questions sur le site Internet, remplissant des cahiers de doléances, débattant dans d’obscurs gymnases pendant des heures… On a vu une société qui avait envie de dire son mot. Preuve que la culture démocratique existe encore en France ! Maintenant, je suis un peu déçu par l’exploitation de ce riche matériel, puisque tout a été numérisé. On devrait procéder à un examen attentif, ce qui n’est pas fait : il y a donc un risque que tout cela ne soit que de la communication. 

L’exécutif a-t-il fait son aggiornamento ? 

Le pouvoir, c’est un navire lourd qui met du temps à changer de cap. La Ve République repose sur la verticalité et la haute administration publique. Elle a du mal à intégrer l’horizontalité de la mobilisation. L’exécutif a donc très vite repris ses habitudes et se vit comme un pouvoir de sachants s’adressant à un peuple d’apprenants.Et il renoue avec des travers classiques, l’immobilisme et l’indécision… 

Il y a effectivement une difficulté particulière à choisir et à trancher sur les affaires sensibles. C’est un trait psychologique de cet homme de pouvoir qu’est Emmanuel Macron. Son temps de réaction est long, comme on l’a vu dans l’affaire Benalla. Il donne un virage plus social à son quinquennat – sur les retraites, ça négocie ! Mais la nature jupitérienne revient au galop. L’exercice du pouvoir est solitaire, il n’y a pas de personnel politique nombreux. La disruption macronienne s’est faite par le haut et peine à appréhender la disruption par le bas. C’est un signe de faiblesse. 

Une enquête récente du quotidien « Les Echos » montre qu’Emmanuel Macron a très peu arpenté la France des gilets jaunes. 

On s’attend que le président de la République parle à cette France des gilets jaunes. Il fait des efforts, il essaie de prendre des mesures, il se contient pour ne plus lâcher ces petites phrases qui jettent de l’acide sur le débat public. Mais il faut aller au-delà : tenir un discours empathique, prendre des décisions fortes, assurer une présence présidentielle sur les terres en difficulté. Emmanuel Macron n’a toujours pas intégré qu’il n’était pas seulement le président d’une « start-up nation » ! Les Français ont besoin de reconnaissance et quand ils sentent que celui qui reste tout de même le père de la nation les stigmatise et ne les identifie pas dans leurs valeurs propres, la colère se transforme en rage. 

Vous analysez dans votre livre le grand bouleversement démocratique en cours. 

Partout, en Europe, on arrive à la fin d’un cycle. Les citoyens ne voient plus très bien ce que cette démocratie qui, depuis l’après-guerre, faisait corps avec l’Etat providence leur apporte. Le régime est fortement contesté, scrutin après scrutin : montée des abstentions, des votes nuls, des votes protestataires… Depuis Nicolas Sarkozy, tous les présidents à peine élus sont impopulaires : c’est donc l’impopularité d’un système qui est en cause. La fatigue civique se transforme en fatigue démocratique : un tiers des Français veulent un homme fort qui se passerait des élections, et ce ne sont pas des barbons nostalgiques de Vichy qui le souhaitent, mais des jeunes. 

Comment l’éviter ? 

D’abord, en reconfigurant la démocratie représentative, qui penche trop du côté de l’exécutif et de l’institution présidentielle sans contrepoids parlementaire. Emmanuel Macron a essayé d’accorder plus de place à la démocratie participative avec le grand débat ou la création de la Convention citoyenne pour le climat. Reste à voir comment on articule cela avec la démocratie représentative, qui doit avoir le dernier mot, puisqu’elle a la légitimité issue des urnes. Il faut, en outre, laisser une place à l’expérience de la démocratie directe à travers un référendum. Voilà les réponses à promouvoir pour ne pas renouer avec la crise hystérique que nous venons de vivre. On ne peut pas continuer dans ce face-à-face entre des citoyens infantilisés et un homme qui concentre tous les pouvoirs, que l’on perçoit comme une sorte de magicien. Quand l’Etat nounou ne peut plus offrir de lait à ses enfants, ceux-ci enragent, comme l’a montré l’écrivain et psychanalyste Michel Schneider dans son essai « Big Mother : psychopathologie de la vie politique » [Odile Jacob]. Pour éviter cet affrontement tragique, il devient vital de rétablir des corps intermédiaires, notamment en dotant les collectivités locales de vrais moyens et de vraies ressources. 

Le problème est que, dans la « nouvelle grammaire de l’action » que les gilets jaunes ont fait émerger, « le registre émotionnel et affectif est prédominant », écrivez-vous. 

Auparavant, le citoyen se mobilisait dans un subtil mélange de réactions sentimentales et de réflexes idéologiques. Il y avait des référents avec un corpus, des auteurs, une tradition, une histoire ; l’individu pouvait s’inscrire dans un roman collectif. Maintenant, il s’en remet à son émotion du moment, qui n’est pas refroidie par une rationalité intellectuelle. Quand les passions deviennent tristes, elles peuvent être dévastatrices, comme l’a parfaitement analysé le sociologue François Dubet. 

Pour le politologue aguerri que vous êtes, la France contemporaine est-elle lisible ? 

Difficilement. Nous vivons une période de changements très profonds : on abandonne un ancien monde pour un nouveau. Mais on est encore au milieu du gué : on s’inquiète de la montée des eaux et de la « terra incognita » qui se profile. De nouveaux repères apparaissent, l’espace politique n’est plus structuré par un clivage gauche-droite mais plutôt entre une société ouverte et une société du recentrage national, autour de nouveaux enjeux supranationaux – l’Europe, la gouvernance mondiale, les problématiques climatiques, le terrorisme… Il nous faut changer nos grilles de lecture, nos indicateurs statistiques, les catégories que nous utilisons pour mieux appréhender ce nouveau monde.