Edgar Morin: Merci, Edgar, de nous éclairer.
Entreprendre !
La pensée politique, ou plutôt bien sûr l'ensemble des pensées politiques, traversent une importante mutation. Les repères traditionnels s'écroulent, un contexte nouveau fait irruption. Comme toute rupture, celle-ci charrie son lot d'incertitudes, son lot d'espérances, son lot d'inquiétudes. Pour ne parler que de l'Europe, c'est-à-dire en faisant abstraction de la folie déversée depuis le 8 novembre 2016 outre-Atlantique, que voit-on ?
De l'Angleterre à la Catalogne, des mouvements séparatistes, sécessionnistes, identitaires qui morcellent le continent. De la Pologne à la Hongrie, des régimes de plus en plus illibéraux, capables comme à Varsovie de voter le 31 janvier dernier une loi condamnant, jusqu'à 3 ans de prison, toute référence aux "camps de la mort polonais" et tout écrit, tout propos associant le pays à une quelconque responsabilité dans les crimes contre l'humanité perpétrés sur son sol par les nazis.
En Italie, le 4 mars, le mouvement 5 étoiles, caractéristique d'un populisme singulier, trustait la première place aux élections législatives, et la formation d'extrême droite la Ligue vampirisait la coalition de droite. Que dire de l'Autriche ? La population a porté au pouvoir une extrême droite, le FPO, qui détient des ministères aussi clés que l'Intérieur, la Défense, la Fonction publique, la Santé, le Travail, et les Affaires étrangères. Ceci dans un mouvement de résignation, d'abdication, de cécité coupable non seulement autochtone mais aussi européen, qui n'est pas sans exhumer ce qui s'est passé il y a exactement 80 ans et que narre, froidement, implacablement, Eric Vuillard dans L'Ordre du jour, dernier prix Goncourt.
Enfin, l'Allemagne. Oui, même l'Allemagne est contaminée, elle qui le 24 septembre dernier voyait la formation extrémiste AFD propulser 94 députés au Bundestag. Impensable, inimaginable.
Et pourtant... Partout les digues cèdent, qui composent une cartographie contemporaine de l'Europe que le résistant que vous fûtes, cher Edgar, doit constater avec grande inquiétude.
Dans quelques jours sont organisées à l'Institut de France les Rencontres capitales, auxquelles La Tribune est associée, sur le thème des mutations et de la mémoire. Les mutations défient la mémoire, or sans mémoire toute mutation, toute transformation, toute rupture exposent aux abîmes les plus vertigineux. Cette Europe sans politique et qui brunit inexorablement, n'en est-elle pas la démonstration ?
La France peu épargnée
Et en France, sommes-nous mieux lotis ? Certes non. Abstention, vote nul, vote blanc, et 10 millions 600 000 bulletins en faveur de Marine Le Pen ; lors du second tour du scrutin présidentiel, au total 26 millions de citoyens choisirent de ne pas faire barrage au Front national. Soit 6 millions de plus que le nombre d'électeurs qui donnèrent leur voix à Emmanuel Macron.
Un an plus tard, qu'observe-t-on ? Un PS pour longtemps, peut-être pour toujours, à l'agonie ; une France insoumise empêtrée dans ses errements et une radicalité démagogique ; une droite dite républicaine disloquée et arraisonnée par les artisans de la porosité voire du mimétisme idéologiques avec ce qu'il faut désormais nommer le Rassemblement national certes affaibli mais dont le substrat demeure vivace.
Pulvérisant l'historique clivage droite-gauche - vous nous direz d'ailleurs, Edgar, s'il s'agit là d'une opportunité ou d'un obstacle voire d'un danger par rapport à la nécessité d'une nouvelle pensée politique -, le paysage politique national est bouleversé, au centre duquel a triomphé une dynamique que résume bien le sociologue Alain Touraine : "Enfin un pilote dans l'avion, et il faut s'en réjouir. Mais pour aller où ? Et d'ailleurs, lui-même le sait-il ?"
"Le temps est venu de changer de civilisation"
Cher Edgar, l'automne dernier, nous publiions ensemble aux éditions de l'Aube un dialogue, que nous avions titré "Le temps est venu de changer de civilisation". Barbarie du chiffre et des algorithmes, tyrannie de la marchandisation et de la cupidité, dictature de l'immédiateté et de la compétition, dépérissement des solidarités et de la fraternité, suprématie des logiques binaires, profusion de fanatismes de toutes sortes, hégémonie des raisonnements arrogants, narcissiques, égoïstes, vaniteux par la faute desquels nous détruisons chaque jour notre bien commun, notre trésor commun, la planète vivante (humaine, végétale, animale) : le tableau alors dressé et qui bien sûr demeure immuable était sombre, d'aucuns peuvent même le considérer apocalyptique.
Toutefois les moyens de le conjurer, les voies de la catharsis, de la résilience et de l'espérance sont répertoriés. Ils invitent à décloisonner les consciences, à désamorcer les peurs, à confronter convictions, appartenances et idéaux en restaurant les conflictualités, à entremêler ce qui aujourd'hui est volontiers compartimenté, à commencer par l'imagination et le rêve. Ils somment aussi d'accepter d'être en débat intérieur, d'être dans la complexité de soi sans laquelle on ne comprend pas et donc on n'appréhende pas la complexité du monde.
Et à ces conditions, nous pouvons ressusciter le sens. Le sens de ce qu'individuellement nous sommes, nous entreprenons, nous ambitionnons, le sens de ce que collectivement nous inventons, nous bâtissons. L'accomplissement de soi n'est-il pas conditionné à l'accomplissement des autres ?
Cher Edgar, on ne peut pas espérer changer de civilisation si on ne change pas la politique qui lui sert de support.
Vous allez nous dire s'il est possible - et si oui comment - de modeler un espace politique et des règles politiques à même de réhabiliter le sens et l'utilitéde la politique et ainsi de faire naître des consciences politiques au service de cette civilisation nouvelle, au service d'une communauté de destins plutôt que d'une fragmentation de destins, d'un isolement des destins.
Notre société est à certains égards fossilisée, à d'autres elle est dans le mouvement et l'agilité. Il faut s'en réjouir et c'est là un préalable nécessaire, encore faut-il qu'à ce mouvement soient associées une destination, une justification.
Vers un destin commun
Oui, il est l'heure de proposer une nouvelle offre politique qui invite les citoyens à se réapproprier leur destin et à insérer ce destin dans un destin commun, qui invite à une émancipation, une libération, une désaliénation, une autonomie des consciences imprimant mécaniquement l'exercice politique, enfin qui permette à la convergence de s'imposer à la désunion, l'altruisme à l'ignorance, la bienveillance au cloisonnement, le care à l'artifice.
La réinitialisation du moteur social, démocratique, politique et ainsi donc humain est à cette condition. Du rêve à son exaucement, bien sûr le chemin est semé d'innombrables embûches, et l'angélisme n'a pas sa place.
L'angélisme non, mais l'utopie oui.
Peut-être ce 19 mars au soir aurons-nous débroussaillé un peu ce chemin et en saurons-nous un peu plus sur ce qu'il faut entreprendre pour transformer.
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