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Le froid sibérien, le climat et l'histoire

 

Source Guillaume Perrault : Figaro Premium

 

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CHRONIQUE - Un retour sur notre passé nous rappelle combien caprices du climat et événements politiques sont intimement liés.

 

Il n'est question que de froid sibérien, ces jours-ci, en France, et le citadin de 2018 est surpris de se sentir dépendant de phénomènes climatiques qui échappent à sa puissance. Ce rappel à l'humilité, nos aïeux n'en auraient pourtant pas eu besoin. L'empire du climat sur nos vies se rappelait à eux de bien des manières.

Par l'expérience et le souvenir de la guerre, d'abord. L'Allemand Ernst Jünger, dans Orages d'acier (1920), récit de ses années au front, confie que rien n'entame le moral du combattant comme le froid. Le sous-lieutenant Robert Porchon, immortalisé par Maurice Genevoix dans Ceux de 14, a laissé un carnet (publié aux éditions de La Table Ronde) qui confirme combien se protéger de l'hiver était une obsession du soldat. Avant eux, la mémoire de la retraite de Russie (1812) a marqué tout le XIXe siècle. On ne comptait plus, alors, les récits de cavaliers qui ont dû leur survie au sacrifice de leurs chevaux. Et le lecteur de Balzac s'émeuvait sans peine du martyre du colonel Chabert errant dans la neige sur le champ de bataille d'Eylau (février 1807).

En 1694, famine et malnutrition rendant vulnérable aux épidémies provoquent 1.300.000 morts, soit presque autant que de soldats français tués lors de la grande guerre

Il y a plus. Pendant des siècles, les paysans français ont vécu dans l'angoisse des mauvaises récoltes provoquées par les caprices du climat. En 1694, été pluvieux puis froid et gel font des ravages. Famine et malnutrition rendant vulnérable aux épidémies provoquent 1.300.000 morts, soit presque autant que de soldats français tués lors de la grande guerre. En 1709, «le grand hiver», comme on l'appela, vit la température descendre parfois à - 23. Six cent mille Français au moins périrent.

À l'orée de 1789, les cahiers de doléances témoignent de cette lutte immémoriale pour la survie en cas de calamités météorologiques. À Coutures (actuel Tarn-et-Garonne), le rédacteur du cahier du Tiers se plaint des «gelées» de 1786 et 1787 ainsi que des «grandes inondations». On se tourne désormais vers l'administration royale. «Les habitants de Vaussais se jettent aux pieds du trône et sollicitent l'indemnité des pertes occasionnées par la grêle qui ravagea une partie des espérances du cultivateur au mois de juin 1788», lit-on dans le cahier du Tiers de Sauzé-Vaussais (actuelles Deux-Sèvres). Près de soixante ans plus tard encore, en 1846 et 1847, mauvaises récoltes et disettes contribuent à la colère populaire qui forme la toile de fond de la révolution de Février.

Le tremblement de terre de Lisbonne

Les contemporains ont-ils perçu qu'événements climatiques et catastrophes naturelles affectant leur destin pouvaient prendre naissance dans d'autres pays voire sur d'autres continents? Le tremblement de terre de Lisbonne (1755) se fit sentir dans la majeure partie de l'Europe et, semble-t-il, jusqu'en Amérique du Nord. «Tranquilles spectateurs, intrépides esprits, / De vos frères mourants contemplant les naufrages, / Vous recherchez en paix les causes des orages», écrit Voltaire dans son poème célèbre. En 1756, Emmanuel Kant consacre au cataclysme un écrit de jeunesse et juge que le tremblement de terre de Lisbonne «a secoué une grande partie de la terre». Cette catastrophe de portée internationale contribua au raffermissement d'une opinion publique européenne.

En revanche, en 1816, Européens et Américains, confrontés à un été déréglé comme jamais (températures basses, pluies torrentielles, neige dans les Alpes, en Nouvelle-Angleterre et au Québec), n'ont pu relier ce fléau à l'éruption volcanique du Tambora (Indonésie), survenue l'année précédente, et qui en était la cause. L'histoire baptisa 1816 «l'année sans été». La cendre envoyée dans l'atmosphère par l'éruption volcanique du Tambora fut perceptible jusqu'en Europe. La destruction des récoltes provoqua des émeutes de subsistance.

Le dérèglement climatique fut un des ressorts de la conquête de l'Ouest

Le texte d'un lieder de Schubert (Geheimnis, D. 491), rédigé en 1816, fait allusion à l'atmosphère lugubre de ces mois sans pareil, que le compositeur surmonte grâce à son bon caractère à cette époque de sa vie. Une tradition soutient même que les splendides couchers de soleil rougeoyants peints alors par William Turner étaient dus à cette poussière volcanique. Il est en tout cas avéré que, aux États-Unis, de nombreux agriculteurs ruinés quittèrent la Nouvelle-Angleterre pour l'actuel Midwest. Le dérèglement climatique fut un des ressorts de la conquête de l'Ouest.

On comprend donc qu'un grand historien, Emmanuel Le Roy Ladurie, auteur d'une Histoire du climat depuis l'an mil, associe les dates de l'histoire de France moins à des événements politiques qu'au climat de l'année. 1921? «Climat méditerranéen sur toute la France, vendanges précoces, un château d'Yquem prodigieux, mais quelques milliers de morts» dus à la canicule cette année-là. Rien ne vaut décidément les climats tempérés, ni chaleur oppressante ni froid sibérien.

Source Guillaume Perrault : Figaro Premium


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