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Source: liberation.fr Par Vittorio De Filippis

 

Pourquoi prospèrent les inégalités mondiales ?

C’est bien connu, les alpinistes sont solidaires car encordés. L’argument des gouvernements et autres magiciens de la finance qui comparent le monde à un mur d’escalade où les premiers de cordée assurent les seconds pour qu’au final s’élève (au même rythme) tout le reste de la colonne pouvait, jusqu’ici, en convaincre encore certains. Il leur sera désormais bien malaisé de continuer à claironner ce genre de thèse. Les 1 000 pages du best-seller de l’économiste Thomas Piketty, le Capital au XXIsiècle publié en 2013, avaient déjà fait sensation en démontrant à quel point le capitalisme est, par nature, une machine à fabriquer des inégalités de richesse exponentielles.

 

S’appuyant sur une batterie de statistiques, la thèse de Piketty avait ouvert un débat brûlant des deux côtés de l’Atlantique. Depuis, en fédérant autour du Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab), qu’il copilote avec l’Ecole d’économie de Paris, la question de l’inégalité prend une dimension mondiale. L’ouvrage de l’économiste était essentiellement axé sur la concentration de richesse par les plus privilégiés, au point que certains lui reprochaient d’être un peu trop restrictif et de ne pas suffisamment regarder les disparités de distribution de revenus et de patrimoine de ceux qui se trouvent au bas de la falaise à gravir.

Cette question des inégalités ramène peu ou prou à tout problème d’économie : qui prend quoi dans le gâteau produit par une société ? Qui tient le couteau ? Qui distribue les parts ? Les questions fondamentales de l’économie politique. Pour y répondre, pour participer au débat politique, encore faut-il pouvoir disposer d’une information rigoureuse et transparente sur les revenus et les patrimoines. C’est désormais chose faite, grâce au Rapport sur les inégalités mondiales 2018, publié ce mercredi sous la houlette des économistes Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman.

Une méthodologie pionnière

Certes, le rapport souligne dès les premières lignes à quel point l’inégalité est un phénomène complexe et multidimensionnel, et dans une certaine mesure inévitable. «Néanmoins, nous avons la conviction, affirment les auteurs, que si l’aggravation des inégalités ne fait pas l’objet d’un suivi et d’un remède efficaces, elle pourrait conduire à toutes sortes de catastrophes politiques, économiques et sociales.» L’ouvrage s’appuie sur une méthodologie qui se veut pionnière. Pour surmonter les techniques classiques de mesure des inégalités, les chercheurs du World Inequality Lab ont rassemblé dans une base de données toutes les informations disponibles : revenus et patrimoines issus des comptabilités nationales (y compris dans la mesure du possible les avoirs planqués dans des paradis fiscaux), données fiscales sur l’impôt, successions, patrimoines ou encore classement des grandes fortunes…

Toutes les données de ce travail collectif qui couvrent tous les continents et alimentent la base de données WID.world sont d’ailleurs totalement accessibles en lignes et reproductibles. Là encore, dans l’espoir que les partisans au débat public iront y piocher arguments et autres données statistiques. En attendant, le résultat global de cette énorme compilation mondiale de données est sans appel : les inégalités de revenus ont augmenté dans toutes les régions du monde au cours des dernières décennies, mais à des rythmes différents.

Il est intéressant de noter que les auteurs situent leur étude sur un espace-temps qui s’étale de 1980 à 2016. Justement, 1980 est un point de bascule mondial. C’est le début d’une défaite, celle du keynésianisme, dans un contexte où l’efficacité de l’Etat est remise en cause et où est confiée au marché la tâche d’éliminer l’inflation, le chômage ou encore le déficit commercial. Tel sera le mot d’ordre du début des années 80 lorsqu’une certaine Margaret Thatcher fait du fameux TINA (There is no alternative) l’alpha et l’oméga de ces réformes économiques et sociales. Le coup de grâce est donné en 1981 lorsque Ronald Reagan débarque à la Maison Blanche. Tout s’enchaîne alors très vite. L’école de Chicago, véritable concentré des thèses monétaristes et de libéralisme à tous crins, a alors le vent en poupe.

Une dérégulation multiforme

Dans toutes les institutions, le recul du rôle de l’Etat sur fond de baisse des impôts devient la règle absolue. La protection sociale ? Les entreprises publiques ? Les systèmes de retraite par répartition ? L’intervention de l’Etat ? L’heure est à la dérégulation sous toutes ses formes. Place à la création de valeur pour l’actionnaire, à la primauté des cours boursiers, à la mondialisation heureuse… Mais voilà, les résultats de cette rupture sont loin de coller à la feuille de route des tenants de la théorie du ruissellement et autres premiers de cordée. Depuis le début des années 80, l’embardée des inégalités n’a cessé de dériver. «Le Rapport sur les inégalités mondiales inverse la charge de preuve, explique Lucas Chancel, un des cinq coordinateurs du rapport. Il démontre, si besoin en était, que nous n’avons pas besoin que le haut de la pyramide des revenus soit toujours plus riche, se prenne une part toujours plus importante du gâteau, pour espérer que cela finisse par retomber sur les populations les plus modestes, ou encore les classes moyennes.» 

La part du revenu national allant aux seuls 10% des plus gros revenus est de 37% en Europe, 41% en Chine, 46% en Russie. La palme d’or des inégalités au sein des pays développés revient à l’ensemble comprenant les Etats-Unis et le Canada. L’union de ces deux pays peut, a priori, paraître surprenante. «Il vise simplement à faire en sorte que nous puissions comparer des grandes masses, des régions entre elles. En regroupant Etats-Unis et Canada, nous avons une base relativement comparable avec l’Europe. Cela dit, la concentration de la part du revenu national des 10% les plus riches ou des 1% les plus riches est pratiquement la même entre ces deux pays», précise Lucas Chancel.

Si depuis 1980, les inégalités de revenus ont augmenté rapidement en Amérique du Nord (Etats-Unis), en Chine, en Inde et en Russie, elles restent plutôt modérées en Europe (voir graphique). Les auteurs précisent d’ailleurs que «l’accroissement des inégalités marque la fin du régime égalitariste qui avait pris forme dans certaines de ces régions du monde après la Seconde Guerre mondiale». Quant aux pays du Moyen-Orient, d’Afrique subsaharienne ou encore du Brésil, les inégalités de revenus sont (en apparence seulement) restées relativement stables. Et pour cause : cette situation d’apparente stabilité des inégalités s’explique en réalité par le simple fait que ces trois régions du monde n’ont jamais connu de régime de croissance égalitariste. Inégalitaires elles étaient hier, inégalitaires elles demeurent aujourd’hui. Aux sceptiques, les auteurs du rapport estiment qu’il existe une corrélation entre des contextes institutionnels et politiques variés et les différents niveaux d’inégalités constatés. En guise d’exemple, il y a la Chine, l’Inde et la Russie. «En raison des politiques différentes mises en œuvre par ces pays en matière de déréglementation et d’ouverture, l’accroissement des inégalités a été particulièrement abrupt en Russie, modéré en Chine et relativement graduel en Inde.»

L’Europe de l’Ouest en résistance

Mais deux régions du monde montrent de fortes divergences dès qu’il s’agit de mettre en évidence les inégalités. Il y a d’un côté les Etats-Unis, et de l’autre l’Europe de l’Ouest. Les économistes le savent parfaitement. Il y a deux moyens de s’enrichir : créer de la richesse ou en prendre aux autres. Pour la société, le premier levier est une addition. Le second est en général une soustraction. Les Etats-Unis l’illustrent à merveille. Alors que la part de revenu du centile le plus riche (1%) était de 10% en 1980, ce taux a été multiplié par deux depuis (20%). Voilà même un pays qui affiche deux courbes qui se croisent vers le milieu des années 90. D’un côté, celle qui caractérise la part de revenu des 1% le plus riches (ascendante) de l’autre celle des 50% les plus pauvres (descendante). Cette dernière est passée de plus de 20% en 1980 à 13% en 2016. «La trajectoire suivie par les Etats-Unis s’explique en grande partie par une inégalité d’accès à l’enseignement, associée à une fiscalité de moins en moins progressive…» précise le rapport. A coté de ce désastre américain, l’Europe de l’Ouest fait presque figure de modèle. Certes, la pauvreté y gagne du terrain, la progressivité de l’impôt y diminue un peu partout, mais pas au point que les deux précédentes courbes se coupent.

Comment se comportent les inégalités au niveau de la planète, que les louangeurs de la mondialisation aiment à comparer à un village planétaire ? Grâce à la forte croissance de l’Asie (Inde et Chine), la moitié de la population mondiale a vu son revenu augmenter. Mais à y regarder d’un peu plus près, les résultats sont loin d’être rassurants. Là encore, les 1% les plus riches s’en sont mis plein les poches. Concrètement, à eux seuls, ces derniers ont capté 27% du cumul de la croissance mondiale depuis le début des années 80, pendant que les cinq premiers déciles (50% les plus pauvres) en captaient à peine 12%. Entre ces deux extrémités, il y a les classes dites moyennes qui, au niveau mondial, se sont appauvries. Pour couronner le tout, les auteurs du rapport ont tenté de montrer comment a évolué au cours de ces trois dernières décennies la répartition du capital entre sphère privée et sphère publique. Le résultat s’avère vertigineux. Le patrimoine privé (ou le capital) est passé de près de 300% du revenu national dans la plupart des pays riches en 1970 à près de 600% en moyenne aujourd’hui (voir graphique). A l’inverse, le patrimoine public net (les actifs publics moins les dettes) a diminué partout. Il serait même devenu négatif ces dernières années aux Etats-Unis et au Royaume-Uni (légèrement positif au Japon et en France). Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que ces situations limitent la capacité des Etats à réguler l’économie, redistribuer les revenus. Et donc freiner la croissance des inégalités.

Quelles solutions ?

Au final, les privatisations à tout va réalisées un peu partout dans le monde conjuguées à des inégalités de revenus croissantes ont alimenté la hausse des inégalités de patrimoine. Bien sûr, elles n’ont pas encore retrouvé le niveau qui était le leur au début du XXsiècle en Europe ou aux Etats-Unis. Mais elles ne cessent de se creuser (voir graphique). Aux Etats-Unis, la part des plus gros détenteurs de patrimoine est passée de 22% en 1980 à 39% en 2014. «Sur les quarante dernières années, l’accroissement de la part de richesse patrimoniale des catégories supérieures a été plus modéré en France et au Royaume-Uni», souligne le rapport. Certes, mais la part des 1% les plus aisés y est toujours plus importante.

Une fois ce travail de compilation réalisé, il fallait quitter le champ du simple constat pour se plonger dans celui des solutions. Les auteurs sont formels : dans un scénario de prolongation des tendances actuelles, la classe moyenne mondiale verra sa part de patrimoine un peu plus comprimée. En revanche, celui des 1%, des 0,1% et même des 0,01% baignera encore plus dans l’indécence et l’opulence monétaire. Et bien sûr, les inégalités de revenus augmenteront elles aussi. Il y a donc urgence à remettre au centre du jeu un impôt progressif. «Car c’est l’instrument éprouvé pour lutter contre la croissance des inégalités de revenus et de patrimoine au sommet», affirment les auteurs. Difficile de les contredire quand on sait à quel point la recherche économique et historique a montré que l’impôt progressif est un outil efficace pour combattre les inégalités.

Lutter contre les écarts de revenus et de patrimoine dans le monde exige aussi de renforcer les politiques éducatives, la gouvernance des entreprises (comme la présence de salariés dans les conseils d’administration) et de mettre en place de nouvelles politiques salariales. Et si l’espoir de voir se réduire les inégalités se trouvait du côté du Vieux Continent ? C’est ce que suggèrent les auteurs qui, modèles à l’appui, expliquent que si le monde se cale sur le modèle de l’Europe de l’Ouest, alors il sera moins inégalitaire à l’horizon 2050. «Attention, nous ne disons pas que l’Europe est parfaite, qu’elle ne secrète pas d’inégalités. Nous disons simplement qu’elle est la zone la moins inégalitaire comparée aux autres grandes régions du monde que sont l’Asie, les Amériques et une partie de l’Afrique», conclut Lucas Chancel. Dernière proposition et non des moindres : «La création d’un registre mondial des titres financiers qui porterait un coup sévère à l’évasion fiscale, au blanchiment d’argent et à la montée des inégalités», écrivent les économistes. Espérons que les responsables politiques sauront lire ce rapport mondial et ne plus se contenter de belles paroles. Ou qu’à défaut, une société civile transnationale s’en empare pour en faire une arme de construction massive.

Vittorio De Filippis