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Maladie professionnelle: «Les verriers de Givors sont en quête de justice»

7 décembre 2017 Par Mathilde Goanec

Les anciens salariés de la verrerie de Givors tombent malades ou meurent, quelques années après la fermeture de leur usine. Et si le travail était la cause de leurs cancers ? Le sociologue et historien Pascal Marichalar raconte le long combat pour la reconnaissance de la maladie professionnelle des verriers, mais surtout l'implacable cécité du droit français dans les affaires de santé au travail.

 

À Givors, près de Lyon, la grande verrerie a fermé définitivement ses portes en 2003. Peu de temps après, lors de réunions rassemblant les ouvriers et leurs épouses, les anciens salariés font les comptes. Un nombre non négligeable d’entre eux sont malades, certains gravement. Tous se remémorent un père, un cousin, un copain, passé par l'usine, emporté plus jeune que la moyenne par un cancer.

 

La femme de l’ancien délégué syndical Christian Cervantes, touché lui-même par une tumeur au larynx, confectionne avec l’aide du militant local Laurent Gonon un questionnaire de santé, qu'ils envoient aux 600 membres de l’association des verriers locale. Sur 200 réponses, 92 cancers. Passé l’effroi, l’enquête peut commencer. Qu'est-ce qui tue les verriers de Givors ? Est-ce le temps passé à l’usine qui les a rendus malades ? Quid des 55 produits toxiques potentiellement cancérigènes que les salariés ont pu ingérer au cours de leur carrière ? Quelle est la responsabilité du propriétaire actuel du groupe, OI Manufacturing, et celle de Franck Riboud, ex-PDG de Danone, l’ancien patron des verriers ?

Pascal Marichalar, sociologue et historien, auteur d’un livre sur les médecins du travail, se penche sur cette histoire en 2013, sur les conseils d’un collègue. Il va réaliser une enquête sur cette enquête, relatant d’abord les conditions de travail dans la verrerie (grâce notamment au patient travail d’archive réalisé par le collectif des verriers), ainsi que la mise en place d’un véritable processus d’« épidémiologie populaire » puisque, jusqu’ici, aucune enquête de santé officielle n’a été menée par les pouvoirs publics.

Le chercheur raconte également le chemin de croix de la reconnaissance de la maladie professionnelle en France, l’incapacité de la justice à déterminer les responsabilités dans ce type d’affaire, l’orientation vers la réparation aux dépens de la prévention prise par le droit français en matière de santé au travail. Son ouvrage n’est pas le triste récit de pauvres ouvriers intoxiqués par trente ans d’usine, c’est l’histoire, parfois joyeuse, d’un combat.

Quand décidez-vous de faire de votre recherche une « enquête de sciences sociales », comme l’indique le sous-titre, sur les verriers de Givors ?

Pascal Marichalar : Le but initial de ma recherche était de faire l’historique de ce combat, et donc d’apprendre au passage des choses sur le travail dans les verreries au XXe siècle, ce qui est peu ou pas documenté. Je souhaitais aussi creuser la question de l’efficacité de la prévention sur la santé au travail. Mon projet a évolué parce qu’une grande partie de la recherche que je voulais faire… avait déjà été faite par le collectif de Givors. Elle a été entamée par Mercedes Cervantes, la femme d’un verrier malade, qui a lancé avec ses filles l’idée d’un questionnaire de santé envoyé à tous les anciens salariés de la verrerie. Laurent Gonon, un retraité de Givors très impliqué dans tous les mouvements sociaux locaux, une sorte d’intellectuel public, est venu prêter main forte. Il a l’avantage d’être très calé en informatique, donc tout était bien sauvegardé, archivé…

Je découvre que les verriers cherchent à comprendre depuis 2009, et moi, ça m’intéresse de comprendre comment ils ont fait pour y arriver. C’est une enquête sur une enquête, en somme. Or dans ces affaires de santé au travail, la manière d’évacuer le débat démocratique est de dire que tout ceci est une affaire technique, d’experts : à partir de là, plus personne ne comprend rien. Chez les verriers, aucun d’entre eux ne connaissait vraiment ces questions. Il s’agit quand même d’un sujet qui mêle du droit, de la médecine, de l’épidémiologie, de la toxicologie… Ils ont beaucoup appris, et moi aussi à leur contact.

Pour résumer, il s’agit donc d’anciens salariés, qui se rendent vite compte après la fermeture de leur usine qu’un certain nombre d’entre eux meurent prématurément. Ils commencent à se dire qu’il y a peut-être un lien entre tout ça. Et pourtant, ces mêmes salariés résistent à l’intuition de départ, qui pourrait viser le lieu de travail comme point commun. Comment l'expliquez-vous ?

Au moment où je démarre mon travail, je découvre que dix ans avant, il y a eu à Givors une grande mobilisation contre la fermeture de l’usine, qui a duré un an et demi. Et ça m’a surpris. Nombre d’entre eux me parlaient de leur boulot avec beaucoup d’attachement. Un des anciens salariés m’a expliqué, pendant presque une demi-heure, comment il faisait pour changer les pièces sur sa machine, le protocole précis, des années après la fermeture… Beaucoup disaient aussi que si l’usine rouvrait demain, ils retourneraient bosser, ou y enverraient bosser leurs enfants.

Alors même que la prise de conscience sanitaire datait déjà de plusieurs années ?

Oui. Cela peut sembler en contradiction avec la dénonciation des conditions de travail. Ils ont un travail à faire sur eux-mêmes, rendu possible notamment grâce aux femmes des verriers. Elles ont permis de concilier les deux aspects.

Vous expliquez que ce sont d’abord les femmes qui vont faire le constat sanitaire. Parce qu’elles constatent empiriquement qu’il y a un problème, sans être liées comme les hommes à l’usine ?

Plusieurs choses ont joué : premièrement, les verriers sont restés en collectif après la fermeture de l’usine, et ça, c’est rare. C’est lié au plan social, dans lequel ils ont négocié de garder leur mutuelle et ont obtenu un local pour l’association des anciens verriers qui allaient gérer cette mutuelle. Les salariés ont donc continué à se voir, à avoir des activités ensemble, partir en vacances ensemble, faire des bals, des lotos… Ils ont donc pu se rendre compte qu’ils tombaient malades, qu’ils mouraient jeunes, etc. Mais le moment où l’on commence à remarquer quelque chose est impulsé par les femmes. Pour le coup, c’est totalement classique, on observe la même chose dans les mouvements contre la pollution environnementale aux États-Unis. Les femmes s’occupent beaucoup plus de la santé du foyer. Quand les verriers sont tombés malades, ce sont également les femmes qui ont géré ça au quotidien.

Ensuite, tant que la verrerie tournait, il y avait une sorte de contrat moral implicite, qui voulait que certes, le travail était dur, mais qu’il apportait néanmoins des gratifications financières, avec des verriers un peu mieux payés que la moyenne dans le milieu ouvrier. Et puis symboliquement, être verrier, c’est quelque chose : dans le temps, on parlait même de « maître verrier »… Perdure cette impression d’avoir des compétences particulières et de participer à quelque chose de grand, de beau. Par ailleurs, toute la vie était organisée autour de la verrerie, les amitiés, les relations. En échange de tout ça, les femmes font des sacrifices : elles gèrent la maison, font des boulots moins payés, dans les trous laissés par le travail en 3×8 de leurs époux. La virilité aussi fait partie de l’équation. Quand Mercedes Cervantes parle de son mari, elle dit qu’il « faisait l’homme »… Avec la maladie, il devient handicapé, défiguré, elle doit s’occuper de lui pour tout.

Lorsque les hommes tombent malades, les femmes vont donc commencer à se dire que ce contrat n’était finalement pas si juste. Lancer la mobilisation sur les maladies professionnelles est également une façon pour les femmes de rétablir une situation où leurs maris sont gagnants. Quand les deux maladies professionnelles de Christian Cervantes sont reconnues après sa mort, d’une certaine façon, il a gagné un nouveau combat.

Est-ce qu’il y avait des mobilisations sur la santé au travail à la verrerie de Givors avant la fermeture ?

Oui. On le découvre par les entretiens et par des procès-verbaux de réunions de CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Les verriers avaient une expérience physique, dans leur corps, du danger. Tout comme dans les usines d’amiante dans les années 1970, où les ouvrières d’Amisol sentaient qu’il se passait des choses anormales… Encore aujourd’hui, dans une verrerie, il fait extrêmement chaud, l’air est épais, il y a des odeurs très fortes, les brouillards d’huile sont tout le temps présents. Les femmes racontent que leurs maris rentraient à la maison avec les cheveux pleins d’huile, qu’elles n’arrivaient pas à l’enlever, qu’il fallait mettre une serviette sur l’oreiller et qu’elles achetaient des shampooings très spéciaux pour se débarrasser de toute cette graisse. Ceux qui travaillaient au groisil, le sous-sol de la verrerie, où tombent toutes les bouteilles défectueuses, les bouts de verre, les produits chimiques, la poussière, etc., désignaient l’endroit comme « l’enfer ». Il y a donc eu des mobilisations. Pour obtenir des vêtements de travail, pour avoir de l’eau en quantité suffisante, sur l’amiante. Les syndicats parlaient aussi déjà des produits chimiques utilisés, mis sur les gobelets fermant les yogourts par exemple… Mais ils faisaient confiance aux représentants des employeurs chargés des questions de santé et d’environnement, censés vérifier la toxicité. Or ces gens-là passaient la plus grande partie de leur temps à vérifier les équipements individuels de sécurité (boules Quiès, visières, masques…), qui sont pourtant d’après la loi le dernier ressort, que l’on met quand tout le reste a raté. La médecin du travail, l’inspectrice du travail ont alerté, ont essayé de « sensibiliser l’employeur », mais il ne s’est rien passé.

 

Le cas de Christian Cervantes est fondateur. D’abord parce qu’il s’agit d’un délégué syndical respecté, mais aussi parce que le processus de reconnaissance de son cancer lance la mobilisation tout entière. Qui sont Christian et Mercedes Cervantes ?

Christian et son épouse, Mercedes, sont tous deux issus de familles espagnoles, tout comme beaucoup de familles de la région. Christian Cervantes rentre à la verrerie vers 1970. Quelques années plus tard, son père, qui travaillait dans la métallurgie à Givors, meurt dans un accident du travail, broyé par une machine. Son engagement syndical est en grande partie motivé par cet événement. Il a travaillé 33 ans à la verrerie, principalement devant les machines où la goutte de verre tombe puis est moulée. Un poste où les principaux risques professionnels sont la chaleur, les brûlures, les brouillards d’huile – qui sont cancérigènes comme les salariés vont le découvrir –, le bruit, et le risque de mettre la main dans la machine lorsque l’on graisse les moules.

Lorsque l’annonce de la fermeture de l’usine tombe, Christian Cervantes est délégué d’entreprise, devenu fer de lance de la mobilisation. Deux ans après la fermeture, les médecins lui diagnostiquent une tumeur au larynx. Il commence les chimiothérapies. Avec Mercedes, ils vont faire une déclaration de maladie professionnelle et essuient un premier refus. Le couple tente un recours devant le tribunal des affaires sociales, mais le comité d’experts constitué va redire que cela n’a rien à voir avec le travail… Quand la deuxième tumeur se déclare, en 2009, les Cervantes écrivent une deuxième demande, repartent à zéro. Mais la mobilisation prenant de l'ampleur, ils finissent par avoir le soutien d’experts. Finalement, les deux cancers vont être reconnus maladies professionnelles en cour d'appel, en 2015.

Pourquoi est-ce si compliqué, et si long ?

Le système de reconnaissance des maladies professionnelles est basé sur la présomption d’imputabilité. En clair, il faut simplement prouver un lien direct et essentiel entre le travail et la maladie, pas un lien de causalité. Or dans les faits, au tribunal, les juges cherchent une causalité et, bien sûr, les salariés ont du mal à la trouver. Moi, j’appelle ça la justice au poids. S’il y a assez de trucs dans le dossier, et s’il a une forte exposition médiatique, les juges sont obligés de se tenir au plus près de la loi et donc au seul lien direct et essentiel.

À vous entendre, si l'on veut réussir à faire reconnaître une maladie professionnelle, il vaut mieux avoir une hygiène de vie par ailleurs irréprochable et s’attendre à un combat difficile ? Ce n’est pas un simple parcours administratif ?

Ah non, c’est un parcours dans lequel toutes les étapes sont compliquées. Soit la victime a de la « chance », et elle a le « bon cancer ». En ce moment, c’est le mésothéliome de la plèvre, parce que c’est un cancer “signature” de l’amiante, difficile à nier, et qu’il y a eu sur cette question une énorme mobilisation dans les années 1990. Pour plein d’autres salariés, c’est un parcours du combattant car on demande à la victime elle-même de prouver le lien direct et essentiel. Dans le cas de Christian Cervantes, un chercheur, Philippe Davezies, a trouvé des études, en anglais, concernant la Suède, qui montrent que son type de cancer est un cancer que l'on a dix fois plus de chances de contracter si l’on a travaillé dans une verrerie que dans la population générale. Mais il a fallu aller jusqu’en cour d'appel pour faire entendre ces résultats…

Ce qui s’est appliqué à Christian Cervantes ne s’applique pas à ses collègues, qui vont, individuellement, demander la reconnaissance de leur maladie professionnelle ?

La première demande des verriers était la reconnaissance collective, mais cela n’existe pas. Il faut que chacun en fasse la demande, même si cela aide d’avoir des jurisprudences. Chacun va devoir trouver un médecin, qui va accepter ou non de rédiger un certificat, qui permet de lancer la procédure. C’est très difficile.

Vous êtes assez critique sur le courage des médecins en la matière. Ils sont très prudents lorsqu’il s’agit de rédiger de tels certificats. Le manque d’empathie d’un certain nombre de médecins, dû peut-être à leur origine sociale, suffit-il à comprendre cette frilosité ?

Ce n’est pas une question de courage. Plutôt une profonde méconnaissance. La plupart des médecins n’ont aucune idée des conditions de travail dans le monde ouvrier, ni des conditions de travail en général. Parce qu’ils n’ont pas été formés à ça, à part trois heures facultatives dans leur cursus… Par ailleurs, le contexte pèse fortement : il y a actuellement des attaques d’employeurs devant l’ordre des médecins contre les médecins qui font des certificats de reconnaissance de maladie professionnelle. Pour les employeurs (et l’Ordre suit ce raisonnement), émettre une hypothèse, c’est de la complaisance.

L’autre grand enjeu, qui fonde également le cœur du livre, est la manière dont la reconnaissance de la maladie professionnelle prend le pas sur la reconnaissance de la faute, du délit ou du crime. Qu’est-ce qui a favorisé ce processus ? Pourquoi les salariés s’embarquent-ils dans un processus de reconnaissance de maladie professionnelle mais n’attaquent-ils pas ceux qui sont à l'origine d'un travail dangereux ?

Au XIXe siècle, en France, mais aussi aux États-Unis au début du XXe siècle, émerge l’idée qu'il est injuste de tomber accidenté ou malade à cause de son travail. Le système met donc en place un correctif, par le biais de l'assurance maladie. Ce correctif est la reconnaissance en maladie professionnelle ou en accident du travail. Ce n’est pas rien, cela peut faire plaisir aux victimes, et il y a une indemnisation du préjudice subi, par le biais d’une indemnisation financière forfaitaire. Sauf que tant que le salarié n’est pas reconnu par l’assurance maladie, il n’est pas une victime. Mais une fois qu’il est reconnu, paradoxalement  il n’est plus victime non plus puisque tout est réparé. Ce qui est intéressant avec la lutte des verriers de Givors, c’est qu’ils ne se satisfont jamais de la réponse qui leur est proposée pour rendre justice. Ils cherchent autre chose.

Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ?

Faire en sorte que ça n’arrive plus, par exemple. S’assurer que le poste de travail qui a tué quelqu’un ne tuera pas quelqu’un d’autre. Il n’y a rien qui est fait là-dessus. Sanctionner, actionner la justice pénale pour punir n’est pas envisagé. Pourquoi ? À cause de ce compromis datant de la fin du XIXe siècle en France, qui a été pensé pour sortir des tribunaux les questions de santé au travail.

Le biais énorme de cette logique, c’est la prévention. Est-ce que le combat des verriers de Givors va avoir un impact pour les autres verriers de France et dans les autres usines du groupe ?

Dans le système actuel, le combat des verriers n’a pas de vertus en termes de prévention. Aucune. Alors que le système américain, horrible sur bien des plans, a pu avoir quelques coups d’avance en la matière. Par exemple, nous avons interdit l’amiante en 1997, eux ne l’ont jamais fait, mais ils ont arrêté de l’utiliser au début des années 1980. Parce qu’il y a eu des class action, et quand les salariés gagnaient, ils gagnaient des milliers de dollars chacun. C’était donc vraiment dissuasif.

 

Qu’est-ce qui peut faire bouger les employeurs et les pouvoirs publics sur la santé au travail ?

Dès qu’une affaire commence à être jugée, les acteurs du dossier vont se concentrer sur la causalité et non l’exposition. C’est un gros problème. D’abord, c’est incompréhensible pour les victimes. Elles ont toutes les preuves que l’employeur les a exposées à tel ou tel produit, qu’il le savait, qu’il n’a rien fait. Les salariés sont sûrs que la faute va être reconnue et condamnée. Mais le tribunal dit non, car il faut qu’on prouve que cette exposition a bien causé la maladie, pour chaque cas individuellement. Ensuite qu’on ne peut pas condamner pénalement car le pénal exige une certitude au-delà de tout doute raisonnable, ce qui impossible à prouver en matière de maladie professionnelle, comme on l’a vu plus haut.

Christian Cervantes a engagé une plainte au pénal, qui s’est terminée par un non-lieu. Ce qui changerait les choses est une réforme du code pénal. Il nous faut des lois sur le crime d’exposition, comme il y a une loi sur la mise en danger d’autrui, même si les sanctions sont faibles et que c’est un instrument peu mobilisé. Et il faut rappeler à la société quel est l’interdit, à savoir exposer des salariés à des produits cancérigènes en connaissance de cause.

Il y a bien la “faute inexcusable” de l’employeur, parfois brandie dans les affaires de sécurité au travail ?

La faute inexcusable se plaide devant le tribunal des affaires de sécurité sociale. C’est un « machin » qui dit que si on arrive à prouver que l’employeur n’a pas eu tous les résultats qu’il aurait dû avoir en matière de prévention, alors le salarié obtiendra une indemnisation à 100 % du salaire qu’il a perdu, plutôt que 50. La « faute inexcusable » a commencé à être utilisée par les avocats de l’amiante dans les années 1990 justement parce que la voie pénale était bouchée. Tout comme le préjudice d’anxiété, devant les prud’hommes. Tout le monde cherche une manière de faire juger les responsabilités.

L’envie de justice, dans le cas des verriers de Givors, n’est donc pas assouvie ?

Les verriers de Givors sont effectivement en quête de justice et malheureusement pour les lecteurs, contrairement à un roman policier classique, le livre s'achève sur le constat qu'ils n’ont toujours pas trouvé le moyen de la voir rendue.

C’est le titre de l’ouvrage. Savez-vous, à l’issue de votre enquête, « qui a tué les verriers de Givors » ?

Si nous avions quelqu’un avec un fusil, qui aurait tiré sur les uns et les autres, je pourrais vous répondre. Tous ces potentiels crimes ne rentrent pas dans ce cadre classique. Premièrement, parce que ce sont des affaires où ce n’est pas forcément l’action de quelqu’un qui entraîne la mort d’un autre, mais plutôt son inaction. Souvent, c’est indirect. Enfin, le processus est collectif, avec plein de gens impliqués dans la chaîne. Et enfin, il n’y a pas d’intention de donner la mort ou de rendre malade. Même s'il y a des décisions qui sont prises parfois de manière intentionnelles et dont on sait qu’elles peuvent tuer des gens, à petit feu. C’est ce que Jean-Paul Teissonnière appelle les « crimes d’indifférence ». Et on a besoin d’une toute nouvelle manière de penser ces affaires, et c’est vrai aussi pour les affaires de pollution environnementale. Mais si on ferme le livre, on voit assez bien ce qui les a tués, ainsi que la liste de tous les produits potentiellement cancérigènes auxquels ils ont été exposés longuement.

On peut savoir ce qui les a tués et non pas qui les a tués ?

Certaines personnes reprochent aux sciences sociales de s’ériger en juge. Moi, je n’ai aucune prétention à le devenir. Ce serait inutile parce que précisément, dans cette affaire, il nous faudrait un juge, un tribunal, une justice réelle. Je crois que les lecteurs sont assez intelligents pour se dire qu’un certain nombre de choses dans cette affaire seraient à prendre sous l’angle de la responsabilité. Si l'on se réfère au sociologue Paul Fauconnet, la responsabilité ne préexiste pas. La responsabilité est une notion qu’il faut construire lorsqu’on a besoin de savoir comment rétablir un ordre qui a été bafoué. J’espère que les lecteurs ressentent ceci à la lecture : un ordre a été bafoué, c’est le bazar, ça ne va pas. Tout ça n’est pas normal.

Les montages financiers et économiques, qui font que la verrerie change plusieurs fois de mains, compliquent-ils la reconnaissance et la quête de responsabilité, voire de culpabilité en santé au travail ?

Tout à fait. Quand, par miracle, on arrive à aller jusqu’au procès, c’est très compliqué parce qu’on ne sait pas qui possède quoi, on ne sait pas où aller chercher le responsable ou le coupable. Or la justice pénale possède quelques armes qu'elle pourrait activer. Normalement, le droit pénal des affaires se moque de l’organigramme, elle s’intéresse aux responsabilités « de fait ». Mais si l’on regarde l’affaire AZF, dont le jugement a été rendu le 30 octobre dernier, le directeur de l’usine a été condamné, pas le groupe Total. En Italie, a contrario, dans une affaire d’incendie en 2006 dans laquelle des ouvriers de l'aciériste ThyssenKrupp trouvent la mort à Turin, un procureur a mené des perquisitions. Tout le procès est basé sur un mail dans lequel la direction du groupe admet qu’il y a des problèmes de sécurité mais qu’il ne faut pas faire de travaux parce que l’usine va être délocalisée prochainement… Il faut un mail. Ce n’est pas sorcier. Mais cela suppose de tout changer. Et ne pas faire de perquisitions 35 ans après les faits, mais le jour où l'usine brûle. Dans le cas de cancers, bien sûr, c’est plus compliqué. Mais cet exemple est intéressant : pour pouvoir répondre à la question posée par ce livre, il faudrait des représentations communes sur ce que c’est la responsabilité, la punition. Représentations qui n’existent pas encore ou ont disparu. Il faut les faire revenir.

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Pascal Marichalar, Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales, Éditions La Découverte, 16 euros.