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Homo Detritus et l'idéal trompeur d'un monde sans restes

Source: Baptiste Monsaingeon sur Mediapart

Stockés dans des méga décharges ou éparpillés à la surface des océans ou dispersés en particules invisibles dans l’atmosphère, les déchets sont devenus des traces indélébiles de notre présence sur terre autant que des symptômes de la crise du monde contemporain.

Pourtant, la plupart d'entre nous préférons rester aveugles à leur présence encombrante. Après les avoir enfermés, enfouis ou brulés, il est devenu impératif aujourd'hui de les réduire, de les réutiliser, de les recycler. A l’heure de l’économie circulaire, de la transition énergétique, du changement climatique et de l'épuisement des combustibles fossiles et des ressources minières les plus faciles à extraire, cette promesse d’un monde sans restes perpétue un idéal trompeur. En un sens, l’histoire d’homo detritus permet de comprendre comment “bien jeter” est devenu un moyen pour “mieux oublier”.

Ce qui suit est de Baptiste Monsaingeon; il  a enseigné au département de sociologie de l’Université Paris1. Chercheur postdoctoral à l’IFRIS. Il a participé à la première expédition dédiée à l’identification d’une agglomération de débris plastique en Atlantique Nord.


Trier, réduire, réutiliser, recycler : nous appliquons les règles du « bien jeter » en croyant « sauver la planète ». Ce geste raconte en réalité le rapport ambivalent qu’entretient avec la nature l’homme contemporain, qui produit toujours plus d’ordures imputrescibles tout en rêvant d’effacer leurs traces. Cette quête de pureté accompagne l’histoire des sociétés industrielles qui ont fait de l’Homo detritus la face cachée de l’Homo œconomicus.

 

Un jour de 2009, Baptiste Monsaingeon, alors doctorant en sociologie, s’est embarqué sur un voilier pour écumer l’Atlantique à la recherche de ce nouveau « continent de plastique » dont tous – militants écologistes, marins, scientifiques... – parlaient. Il n’a pas découvert de continent, aux latitude et longitude identifiées, mais il a vogué, neuf mois durant, de Dakar aux Bermudes, de Lisbonne à La Havane, jusqu’au cœur de la mer des Sargasses à 1500 kilomètres de toute côte, sur un océan de plastique. Il y a le spectaculaire des décharges à ciel ouvert et des sacs-poubelle de plaisanciers sur les plages, il y a le visible des bouchons, bidons, bouteilles, grains de polystyrène, sacs plastique, qui à chaque mile cognent contre l’étrave du bateau. Il y a aussi le presque invisible des micro-particules de plastique flottant en mer, et enfin, l’invisible des nano-particules qui détruisent la faune et la flore marines, étoffent les poissons, acidifient l’eau. S’il avait creusé, en terre ferme, une carotte géologique, le chercheur aurait trouvé du plastique dans les déjà épaisses couches supérieures. De « continent » de plastique, point ; mais du plastique partout: « L’Anthropocène est en réalité un Poubellocène », aiment à dire les géologues depuis les années 1970. On estime que la production de déchets aura triplé dans un siècle, passant de 4 millions de tonnes par jour à 12 millions.

Les sociétés industrielles ont créé un Homo detritus, successeur de Sapiens et face cachée de l’Homo œconomicus, explique Baptiste Monsaingeon dans son livre Homo detritus (Le Seuil, avril 2017). Celui-ci pourrait bien être devenu un « jeteur idéal », capable de consommer tout en « bien jetant » pour « sauver la planète ». Ce geste éco-citoyen en dit autant de la réalité de nos modes de vie que de nos représentations de la salubrité, de la réparation, d’une forme de rédemption. Reprenons par exemple l’image du « continent de plastique ». Pourquoi nous frappe-t-elle? Parce qu’elle circonscrit un problème, en forme de grande décharge au loin, et laisse imaginer une solution : face à la catastrophe rendue concrètement appréhendable, il suffirait de se relever les manches, d’affréter des navires qui ratisseraient la mer, puis de recycler le plastique, voire d’en tirer du pétrole par combustion... le tout pour un coût économique et écologique bien supérieur à la pollution déjà engendrée. Selon Baptiste Monsaingeon, il faudrait plutôt interroger cette promesse de « réparer le monde » comme seul horizon d’action. C’est cette quête de pureté qu’il met en cause en observant la relation ambiguë de l’Homo œconomicus à la nature, qui risque de se vivre sous le mode du « Tout doit disparaître », que met en œuvre l’économie circulaire du recyclage industriel. Or est-il seulement possible de « faire monde sans faire de restes ?

Mieux vaudrait alors, plutôt que cacher ce déchet que nous ne saurions voir, développer des comportements adaptés et des techniques alternatives pour le rendre vivable.

Au Mucem, la prochaine conférence aura lieu le 18 mai prochain, à 19H, dans le grand amphithéâtre. Prononcée par Philippe Descola, professeur au Collège de France, elle aura pour titre "Penser la nature à l’heure de l’Anthropocène".

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