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Histoire du cantonnier et de mon père pendant la guerre 1939-1945 par Claude Bernard

 

C`était en 1943/1944 le village de Montauroux vivait au ralenti, les gens n`évoquaient quand ils
se rencontraient que des idées générales évitant de parler de l`évolution de la guerre, de
l`économie et surtout pas de  politique.


On parlait de l`avant la guerre, des parties de chasse, de ces temps heureux que nous avions
perdu depuis notre débâcle de 1939.. La méfiance était grande même entre les gens du village car
une idée mal comprise ou mal interprétée pouvait vous envoyer à Nice entre deux gendarmes
pour interrogatoire. Ceux qui revenaient de Nice étaient muets et refusaient même en famille de
parler des sévices et menaces qu`ils avaient endurés.


Le soir au garage de mon père il y avait toujours quelques visiteurs badauds qui le regardaient
bricoler les vieilles motos ou les bicyclettes très à la mode en ces temps où l`essence était
introuvable ..Une fois par mois mon père allait à bicyclette à Nice chez un fournisseur Thomas et
Rosset, un vieil ami qui lui fournissait des pièces détachées pour réparer les bicyclettes.


Il y avait souvent parmi les badauds du soir le cantonnier - dont je recherche toujours le nom  - il
était chargé par la mairie de ramasser les ordures avec un charreton tiré par un âne. Une fois sa
tournée terminée il allait décharger les poubelles dans le vallon de Maya le long du chemin de la
Gachette derrière le cimetière. Souvent il profitait tout au long des conversations dans le
garage pour prélever de la graisse qu`il rependait sur la mécanique (le frein) de sa carriole.


Un soir il remarqua que mon père était maussade et lui en demanda la raison. Mon père ne le
connaissait pas, d`où venait-il? quel était son vrai nom car beaucoup de réfugiés venant de toutes
les régions de France, se cachaient dans les petits villages. Mon père touché par l`intérêt qu`il lui
portait lui dit qu`il venait de recevoir une convocation, pour aller aux chantiers de jeunesse et dont
le centre, où l`on devait se rendre pour les formalités, était à Fréjus.


Notre cantonnier lut la feuille rédigée en Français et en Allemand et au bout d`un instant déclara à
mon père que si l`on changeait un seul mot à ces écritures cela signifierait qu`il était inapte à ce
service. Il dit à mon père qu`il reviendrait chez nous le soir afin de lui expliquer comment il fallait
procéder. Bien sur il fit promettre à mon père de ne révéler à personne qu`il parlait Allemand.


La nuit tombée notre cantonnier monta chez nous et posa sur la table de la cuisine une petite
bouteille qui contenait un précieux liquide. Il prit un pinceau et effaça miraculeusement le mot
de trop qui envoyait mon père aux travaux forcés. Je me souviens encore qu`il avait aussi un
crayon bleu et rouge hexagonal et qu`avec une infinie application, sur l`espace blanc qu`il avait
libéré,  il écrivit en allemand le mot fatidique libérateur.


Il lui conseilla de se munir d`un certificat médical indiquant qu`il était inapte à la marche ce qui
tombait bien car lorsque mon père avait 14 ans le train des Pignes avait à Gimbrette percuté la
charrette de son grand père Ardisson et mon père avait eu la jambe cassée..…


Le brave docteur Bascoul informé des intentions de mon père, rédigea un certificat stipulant que
Fernand Bernard marchait depuis l`accident avec difficultés, Qu`il avait une jambe plus courte que
l`autre, ce qui était cocasse car au village tout le monde savait que Fernand passait plus de temps
à la chasse que dans son garage.


Le jour venu, mon père descendit à Fréjus à bicyclette et se présenta au bureau allemand qui
gérait ce genre de problèmes administratifs. Il n`en battait pas large et quand ce fut son tour, il avait plus envie de fuir que de présenter ses
documents, un terrible doute l`envahissait; De plus? l`Allemand de service regardait ses papiers et
alternativement son visage avec insistance, à cet instant il pensa qu`ils s`étaient trompés dans les
écritures et se mit à transpirer d`abord sur tout son corps et puis des gouttes de sueurs envahirent
ses joues et ses sourcils. Le fonctionnaire de plus en plus dubitatif lui dit  "qu `avez-vous à
transpirer de la sorte?" et là mon père comme dans un rêve prêt à s`évanouir de peur dit  "J`ai
une crise de paludisme car j`ai fait mon service militaire à Madagascar en 1929". Le fonctionnaire
fort de cette réponse tamponna les précieux documents et dit à mon père de retourner chez lui et
de se soigner.


Le soir réunis autour de la table de la cuisine, les rideaux tirés, éclairés seulement par l`unique
ampoule peinte en bleue à cause des avions alliés, mon père eut la joie d`apprendre par la
bouche du cantonnier que les documents étaient conformes signés tamponnés et il indiquaient
une réforme définitive. Il était donc inapte aux camps de jeunesse et à un éventuel transport vers
l`Allemagne.  A partir de ce moment là, notre cantonnier devint un familier de la maison car il
bénéficiait de toute la confiance et de la reconnaissance de mon père.

Mais cette bonne nouvelle ne pouvait être révélée . Mon père devint suspect vis à vis des
voisins . Il se fit le plus discret possible et termina la guerre le plus souvent dans la forêt à chasser lapins écureuils serpents et autres renards qu`à travailler dans son garage . Il passait ses nuits dans deux cabanons qu`il possédait aux Bertrand et à Fondurane.


Lors de la dernière rafle de 1944 notre cantonnier affolé par la présence des soldats Allemands
dans le village s`enfuit avec le charreton et son âne et il était tellement paniqué, plus maître de lui
qu`emporté par l`élan,  ils tombèrent tous les trois dans le vallon de Maya dans des monceaux de
poubelles où ils attendirent la fin de la rafle..Les gens du village se souviennent encore de cette
anecdote..


La guerre terminée notre cantonnier disparut et dans les années 1950 mon père avait repris son
garage. Il vit un jour une très belle voiture s`arrêter devant chez lui et une voix qu`il avait
complètement oubliée lui dit  »Bonjour Fernand Comment vas-tu ?»


L`homme conduisait une très luxueuse décapotable, il était très bien habillé; près de lui siégeait
une superbe femme qui semblait s`amuser du coté insolite de ces retrouvailles. Mon père ne le
reconnut pas . Alors l`inconnu dit son nom du temps de la guerre, expliqua qu`il partait en
vacances à Cannes mais qu`il voulait avant toute choses le remercier pour sa gentillesse et son
hospitalité.


Il lui expliqua qu`étant juif il avait fui Paris lors de l`invasion allemande et s`était caché pendant
toute la guerre à Montauroux. Ils se serrèrent la main chaleureusement avec émotion et ce n`est que quand il fut au bout de la
rue que mon père réalisa qu`il ne lui avait même pas demandé son vrai nom….


Souvent on entend dire "Notre famille a sauvé des Juifs en les cachant chez nous  à la cave ou
au grenier" pour moi c`est un juif dont je ne connais même pas le nom qui a sauvé mon père
des travaux forcés en Allemagne et je tenais avec ces quelques lignes à le remercier..