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Tous victimes des pirates de l’attention

Vous « scrollez » sur Internet depuis une heure alors que vous avez du boulot ? La faute aux « pirates de l’attention », dont la mission diabolique est de capter en permanence votre temps de cerveau disponible.

Par LORRAINE DE FOUCHER le Monde 23/09/2017

 

Cet article a été très compliqué à écrire. Pas seulement à cause des révélations retentissantes qu’il contient, mais parce que mon attention a sans cesse été détournée. Par mon chat Facebook qui clignote. Mon ­portable qui m’annonce un texto dont la lecture ne saurait souffrir un instant de plus. Ah tiens !, cette vidéo sur Twitter, il faut absolument que je la voie. Et que se passe-t-il sur Instagram en ce moment ? Vous-même, qui avez commencé à lire ce paragraphe, voyez déjà votre concentration se fragiliser. Accrochez-vous, nous sommes tous victimes des ­pirates de l’attention.

Des cœurs et des flammes

Ma quête a commencé par un rendez-vous avec Emma, 15 ans. Sur la ­table, posé à côté d’un Coca Light et à portée de ses mains ornées d’un vernis rose écaillé, son portable clignote comme un sapin de Noël perdu dans ce café du nord de ­Paris. Il n’arrête pas de nous interrompre, alors que je l’interroge justement à ce sujet. C’est surtout le petit fantôme jaune et blanc de Snapchat qui s’immisce dans notre conversation. « Tu vois, ça, ce sont des “streaks”, m’explique-t-elle, me donnant l’impression d’être une poule devant un couteau. Et si tu perds les streaks, tu perds tes amis… » Ces smileys permettent d’établir une ­typologie des relations comme les ados en raffolent. Cœur jaune pour meilleur ami, cœur rouge pour meilleur ami deux semaines de suite, double cœur rose pour deux mois, etc.

« TOUS LES MATINS, DÈS QUE JE ME RÉVEILLE, JE PASSE AU MOINS DIX MINUTES À ENTRETENIR TOUTES MES FLAMMES »
EMMA, LYCÉENNE

A côté des cœurs, ce sont les flammes, qui apparaissent quand Emma et son amie Anna échangent au moins un « snap » quotidien, un compteur défile, avec le nombre de jours passés à échanger des photos : « Anna et moi, on est vraiment proches, alors j’entretiens la flamme. Regarde, ça fait 150 jours non stop qu’on est en contact tous les jours ! », s’exclame la jeune fille. 150 jours : vacances, week-ends, fériés inclus. Hors de question de perdre la petite icône et son score astronomique, Anna lui en voudrait, on ne ­rigole pas avec l’amitié. « Si je lui écris pas pendant vingt-quatre heures, il y a un sablier qui s’affiche à côté de son nom et me rappelle le challenge dans lequel on est… » Dans leur ­lycée, les streaks sont devenus un baromètre de l’intégration sociale – « Je connais un mec, en seconde B, il en a avec personne, la honte » –, et nourrir ces smileys est un enjeu quotidien : « Moi, tous les matins, dès que je me réveille, je passe au moins dix minutes à entretenir toutes mes flammes », explique Emma, en aspirant bruyamment la fin de son soda.

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Génération poisson rouge, Emma et Anna ? Adolescentes étourdies et dispersées, incapables de concentrer leur ­attention sur une conversation, un cours ou un livre ? Droguées aux écrans, à vérifier tous les quarts d’heure si une nouvelle notification n’est pas venue leur apporter ce shoot de plaisir social ?

En dessous du poisson rouge

« Le pire, c’est que ce ne sont même pas des conversations. Parfois, ils s’envoient des photos de mur ou de plafond, juste pour ne pas perdre le score », déplore Tristan Harris, cheveux roux et sourire enjôleur. « On pourrait juste se dire : “Ah, les ados utilisent Snapchat comme nous quand on bavardait au téléphone pendant des heures”, mais, à l’époque, il n’y avait pas deux cents ingénieurs derrière l’écran qui connaissent parfaitement la psychologie des adolescents et font tout pour les rendre ­accros à l’application… » Tristan Harris est un ancien « philosophe produit » de chez Google, un enfant chéri de la Californie. Diplômé de l’université Stanford, option « inter­actions entre l’homme et l’ordinateur », il s’est désormais mué en lanceur d’alerte, arpentant les estrades des ­confé­rences TED et les canapés des émissions de télé pour ­dénoncer ceux qu’il appelle les ­ « pirates de l’attention ».

« SNAPCHAT, C’EST COMME UNE COMPAGNIE D’ÉLECTRICITÉ QUI FAIT TOUT POUR QUE VOUS LAISSIEZ AU MAXIMUM LES AMPOULES ALLUMÉES. » TRISTAN HARRIS, EX-SALARIÉ DE GOOGLE

Selon lui, il faut renverser la charge de la preuve : et si ce n’était pas la faute de ces adolescents écervelés, mais plutôt celle d’Apple, Facebook et Google, qui font tout pour leur voler ce temps de cerveau disponible cher à l’ancien patron de TF1, Patrick Le Lay ? « Il est difficile pour de jeunes gens de comprendre et de résister aux logiques de Snapchat. Du point de vue de l’entreprise, c’est compréhensible, c’est comme une compagnie d’électricité qui fait tout pour que vous laissiez au maximum les ampoules allumées. On ne peut pas leur demander d’aller ­contre leur propre business, même si, leur argent, ils le font en manipulant le cerveau des enfants. »

Résultat : les statistiques de l’attention s’effondrent. En dix-sept ans, j’ai perdu 4 secondes de temps de concentration. En 2000, je bénéficiais de 12 secondes d’attention continue sur une tâche ; moi et l’ensemble de mes congénères testés par Microsoft avons désormais un score qui s’établit à 8 secondes. Soit, sans rire, un taux en dessous de ­celui du poisson rouge qui, lui, est ­capable de se concentrer 9 secondes ­d’affilée. Une autre étude m’apprend qu’en recevant en moyenne quarante textos par jour et étant incapable, comme 89 % des Français, de différer leur lecture, je suis interrompue en moyenne toutes les 12 minutes… Sauf qu’à chaque invasion de SMS dans mon espace mental, je mets 23 minutes à me reconcentrer pleinement sur mon travail, comme l’ont montré les travaux de Gloria Mark, chercheuse en sciences de l’interruption (!) à l’université de ­Californie.

Vidéo hypnotisante

L’écriture de cet article n’est définitivement pas une sinécure. Je m’autorise une petite pause Facebook, j’ouvre l’application et là, chouette !, il y a un ­petit « 2 » rouge dans les notifications. Quelqu’un a pensé à moi ? Non, c’est en réalité : 1) Le réseau qui me gronde pour ne pas avoir « posté de contenu depuis sept semaines » ; 2) Un obscur contact qui, lui, a obéi à Mark Zuckerberg et vient de publier quelque chose. Bon. Je me rabats sur le « scroll » Facebook, ce mouvement du doigt qui fait remonter indéfiniment le fil de l’application. Une demi-heure plus tard, j’y suis encore, à regarder une vidéo hypnotisante de confection de gâteau au chocolat, laquelle s’est déclenchée sans me demander mon avis grâce à la démoniaque option « autoplay ». « Le scroll, l’autoplay ou les notifications bidon sont autant de techniques mises en place par Facebook pour vous faire rester plus longtemps sur l’application et vous rendre dépendant », m’explique Ramsay Brown, ingénieur américain spécialisé dans l’addiction aux applications, look de hipster californien, barbe fournie mais taillée et casquette colorée de skateur.

Mais recentrons-nous. Stéphane Xiberras est directeur de la création de BETC, l’agence de publicité aux neuf cents employés qui a installé ses superbes locaux dans les anciens magasins ­généraux de Pantin. Des clients prestigieux, des campagnes primées, mais un désespoir certain : « Historiquement, c’était nous, la pub, les champions du monde de l’attention. Dans les magasins, on était capables de calculer la probabilité d’achat de la ménagère à la dilatation de ses pupilles. Maintenant, on est complètement dépassés, toutes les informations sont au même niveau sur l’écran du téléphone : les attentats, le message d’une copine, une photo Instagram… » Désormais, pour capter l’attention, les marques doivent se montrer plus rusées.

« TOUTE APPLICATION FABRIQUÉE POUR AIDER LES GENS À MOINS UTILISER LEUR ­TÉLÉPHONE EST INTERDITE À LA DISTRIBUTION SUR L’APP STORE »

Fini le cliché du pubard des années 1990 ­entrant comme un cow-boy dans la salle de réunion et hurlant à son équipe : « “Qu’est-ce qu’on va encore faire comme spot nul sur une greluche qui mange un yaourt pour ces débiles qui regardent TF1 ?”, plaisante Stéphane Xiberras. Non, ces phrases, on ne peut plus les formuler, il faut qu’on soit plus humbles. »

Tout cela va dans le même sens : l’attention est devenue une ressource naturelle précieuse, au même titre que l’eau ou le pétrole. Une ressource polluée qui se raréfie et, par conséquent, ­gagne de la valeur. Désormais, le temps de cerveau d’Emma se mérite. La notion d’« économie de l’attention » est apparue en 1995, avec Internet, mais elle a toujours été le nerf de la guerre du capitalisme. « Dès la fin du XIXe siècle, il fallait contrôler l’attention de l’ouvrier pour qu’il produise correctement, puis créer du désir sur son temps de loisir pour qu’il achète les biens produits »,m’explique Yves ­Citton, professeur de littérature à l’université de Grenoble et auteur de Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014). « Pour l’instant, l’attention est une ressource qui se gère uniquement à l’échelle individuelle. Quand Emma et Anna sont scotchées à leur portable, on va les culpabiliser, mais jamais poser la question à l’échelle collective. L’idée d’écologie, c’est de rappeler que c’est avant tout une question d’environnement : Anna et Emma font face à des objets qui captent leur attention afin de faire des ­profits, et il faut les aider à s’en détacher plutôt que les sermonner. »

Portabilité des réseaux

Comment ? C’est la question que se posent quelques lanceurs d’alerte, dont les rangs grossissent lentement. « Les Etats doivent contraindre les entreprises technologiques à une approche plus écologique, en développant un ­cadre légal, comme le protocole de Kyoto ou la COP21 ont travaillé sur les émissions de gaz à effet de serre à l’échelle ­internationale », développe Tristan ­Harris. Lui veut par exemple noter les dépenses d’attention d’un site ou d’une application, comme les voitures ou les frigos sont classés en fonction de leur impact sur l’environnement. Il se bat aussi pour la portabilité des réseaux ­sociaux : l’idée est que l’on puisse quitter Facebook ou Instagram sans perdre tous ses contacts et migrer vers une interface plus sensible à sa concentration intérieure.

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D’autres développent des outils utilisables à l’échelle individuelle. A Venice Beach, Los Angeles, un garage d’irrédentistes réfléchit à la sauvegarde de notre attention. C’est en 2016 que Ramsay Brown a créé l’appli Space. Une petite icône qui me propose de ­respirer très fort avant de me connecter aux réseaux sociaux. Une bouffée pour WhatsApp, deux pour Instagram car, là, mon image est en jeu… Au printemps, l’ingénieur et son équipe sont allés voir Apple pour proposer leur trouvaille au magasin d’applications des utilisateurs d’iPhone. La réponse : « Toute application fabriquée pour aider les gens à moins utiliser leur ­téléphone est interdite à la distribution sur l’App Store. » L’affaire s’est ébruitée dans les médias américains, et la firme à la pomme a fini par autoriser Space au téléchargement. En France, j’ai aussi tenté de solliciter Google et Facebook sur ces enjeux. Le problème n’a pas retenu leur attention.

On fait le ménage

Il y a bien la solution radicale de la zone blanche, de la France du Edge et de l’unique petite barre de réseau. Mais si vous n’êtes ni zadiste ni électrosensible et que vous souhaitez pouvoir continuer à profiter de manière plus affranchie des trésors de la technologie, voici quelques astuces.

Autorisez les notifications de vos amis, pas des machines

La plupart des alertes sur votre écran viennent de Runtastic qui vous propose d’aller courir, de YouTube qui vous rappelle la publication d’une nouvelle vidéo, ou même du Monde.fr qui annonce la publication de cet article. On peut choisir celles que l’on reçoit. Idéal pour éviter la montée d’angoisse au réveil quand vous découvrez les dizaines de notifications sur votre écran, comme si l’univers s’était écroulé pendant votre sommeil.

Ne mettez que les applications « outils » sur votre page d’accueil

Quand vous déverrouillez votre téléphone, n’apparaîtront que les applications de survie : le GPS, le calendrier, le dictaphone ou les notes, mais pas les réseaux sociaux.

Supprimez les icônes des ­réseaux sociaux

Technique testée et approuvée : depuis cet été, j’ai besoin d’ouvrir Safari pour me connecter à Facebook. Vous attendez le bus, vous êtes coincé dans la queue du supermarché ? Quand il faut aller sur Internet et taper « f-a-c-e-b-o-o-k » avec ses gros doigts sur l’écran ­glissant, trois sacs dans les mains et un bus qui arrive, vous vous apercevez qu’en fait, ce n’est pas le truc le plus pertinent à faire à l’instant présent.

Achetez-vous un réveil

Le soir, mettez votre téléphone à charger à l’autre bout de l’appartement, de la maison ou du jardin. Comme ça, vous vous couchez sans lui – inutile de vous citer les dizaines d’études scientifiques qui associent directement les troubles du ­sommeil, de la vie sexuelle et amoureuse à la présence du téléphone dans le lit.

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