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Colère des producteurs de fruits et légumes : grande distribution, Europe, consommateurs ou producteurs eux-mêmes... à qui la faute ?

 

Atlantico : Environ deux tonnes de pêches ont été déversées mardi à Perpignan devant le Consulat d'Espagne par des agriculteurs afin de protester contre une concurrence jugée déloyale des producteurs espagnols. En partant de ce problème-ci, mais en élargissant également aux autres types de productions, existe-t-il selon vous des solutions qui permettraient d'éviter ces situations de colère et de drames humains chez les producteurs ?

 

Bruno Parmentier : La France est un grand pays exportateur de matières agricoles. Donc l'idée de dire "on ferme les frontières et nous n'achetons pas les produits des autres" est folle. Objectivement, il y aura beaucoup plus de chômage si l'on ferme les frontières aux commerces de produits agricoles que si l'on ne les ferme pas. 

Il est vrai que c'est compliqué de vivre sur un continent sur lequel nous vendons plus de nourriture aux espagnols que l'inverse.

Le problème est différent selon les produits : Il y a le marché du produit que l'on peut garder (céréales par exemple, on peut garder le blé pour le revendre l'année d'après) et le marché des produits périssables qui n'ont rien à voir. Si la pèche, par exemple n'est pas mangée dans les dix jours, elle n'est plus consommable. 

Le commerce du produit périssable lui est très compliqué car il se planifie plus difficilement. La récolte dépend de la météo. Il y a plus ou moins de pèches en fonction des années et ce n'est pas parce que l'on produit beaucoup de fruits que les français vont en consommer plus. Le cours des prix des fruits et légumes est extrêmement sensible à ces problèmes de surproductions car on ne peut pas stocker. 

Redevenir nationaliste n'est pas la solution. D'ailleurs, il n'y a pas de solution magique à tout cela. Comme les producteurs de fruits et légumes ont deux mois pour faire leur chiffre d'affaire, il est normal qu'ils soient sensibles (ce qui peut donner le type de réaction observé à Perpignan). 

Ce qu'il faut, c'est que l'Europe régule, et il y a plein de manières de réguler. Quand il y a trop de production de fruits et légumes par exemple, comme ça ne se garde pas, il faut acheter les pèches à un prix minimum au producteur afin de les détruire. Et ce, même si c'est compliqué psychologiquement.  Mais comme nous ne le faisons pas, cela se fait dans la souffrance, l'inégalité et la violence. Nous sommes dans une situation ou l'Europe ne veut plus réguler. La faute à une forte liberté du marché etc… Quand les producteurs de pèches commencent leur récoltes en même temps, la consommation elle n'augmente pas. Donc les prix se cassent la figure. Et les agriculteurs ne sont pas payés de la même manière d'un côté de l'autre de Pyrénées. Ce n'est pas normal.

Antoine Jeandey : Les producteurs de fruits du sud de la France en particulier sont soumis aux concurrences des pays voisins, notamment l’Espagne pour notre sud-ouest. Le problème vient du fait que cette concurrence ne s’exerce pas à armes égales. Nous sommes en Europe, que le marché français soit aussi ouvert aux Espagnols n’est, en soi, pas anormal. En revanche, chacun ne suit pas les mêmes règles. Nous sommes, en France, les champions des cadres réglementaires qui vont au-delà de ce que prescrit l’Europe pour tous ses Etats-membres. De fait, avec une application plus souple du cadre réglementaire chez nos voisins, notamment espagnols, on retrouve chez eux des facteurs concurrentiels de premier ordre. Et cela à différents niveaux. Concernant l’utilisation des produits de protection des plantes (ou favorisant leur croissance), les producteurs français sont soumis à des règles bien plus strictes que leurs homologues espagnols. Les conséquences, moins de risques face aux intempéries, attaques d’insectes, etc. côté espagnol, des fruits plus beaux pour les étals aussi, et produits à des coûts inférieurs grâce à cette meilleure protection des plantes. Autre facteur important, le droit du travail. Pour cueillir les fruits, il faut de la main-d’oeuvre, importante, en saison. En 2017, le Smic est deux fois moins élevé en Espagne qu’en France (source Le Journal du Net). Au-delà, certains syndicalistes agricoles vont plus loin en dénonçant l’embauche de migrants en Italie, pays où il n’existe pas de Smic, « presque pour rien ». L’ensemble de ces facteurs fait que l’on retrouve sur nos propres étals français des produits étrangers moins chers que ceux qui ont poussé juste à côté ! Et qui plus est, sans respecter les mêmes normes sanitaires. Au passage, les consommateurs français, au nom desquels on réclame à nos producteurs ces règles environnementales strictes, s’empressent dans leur grande majorité pour acheter les fruits espagnols et italiens, simplement parce qu’ils sont moins chers... Derrière, il y a des drames humains, des jeunes qui ne restent pas sur les fermes, des fermes qui s’arrêtent, des terres en friche, des suicides d’agriculteurs...

Quelle est la part de responsabilité des règles de commerce ? Du non-respect de la concurrence par exemple ? (D'autres pays respectent moins normes sanitaires ou ont un droit et un coût du travail plus souple) 

Bruno Parmentier : En Europe la majorité des pays sont ultra-libéraux, ils ne veulent plus de règles et en particulier ne veulent pas faire l'Europe sociale. On a l'Europe financière, l'Europe du commerce, mais pas sociale.  En France, sauf scandale, toutes les personnes qui ramassent de pèches sont payées au smic français. En Espagne il  y beaucoup de travailleurs marocains payé au prix du Maroc. On est dans la même Europe, alors pourquoi ne pas faire une Europe sociale avec les mêmes revenus? 

On ne pourra vivre sainement qu'avec plus d'Europe et non l'inverse. Avec une Europe qui régule, une Europe sociale, qui fait que tous les travailleurs qui ramassent les fruits soient payés de manière identique. 

Antoine Jeandey : L’Europe donne un premier cadre, qui consiste en un minimum à respecter pour répondre aux exigences du citoyen consommateur européen. L’Espagne ou l’Italie (à voir tout de même pour l’embauche des migrants, mais je ne veux pas accuser, je n’ai pas vérifié personnellement cette « information »), à l’heure actuelle, respectent les règles européennes. En ce sens, ils ne sont pas fautifs. Mais nos gouvernants successifs, en revanche, en choisissant systématiquement d’aller au-delà des recommandations de Bruxelles, ont une responsabilité établie dans la situation.

Même s’ils n’en sont pas les premiers responsables, il appartient donc à ceux d’aujourd’hui, de gouvernants, de rétablir l’équilibre : soit en imposant que l’Europe entière suive les règles définies en France ; soit en acceptant de ne plus aller au-delà des minima définis à Bruxelles. Sinon, c’est la distorsion de concurrence assurée.

Quelle est la responsabilité des producteurs eux-mêmes ? Peut-on leur reprocher un manque d'adaptation ?

Bruno Parmentier : Les fruits c'est compliqué. Vous ne choisissez pas quand ils produisent. Il faut les semer, faire pousser l'arbre pendant plusieurs années… 

L'adaptation aux signaux du marché quand on est sur une production à cycle très long (alors que le marché est un cycle très court) c'est très compliqué. Objectivement l'an dernier, il y a eu une très mauvaise récolte de fruits et légumes à cause d'un mauvais printemps. Cette année en revanche, nous en aurons apparemment beaucoup trop et ça va se battre aux frontières. 

Donc cette idée de dire que les agriculteurs ne sont pas raisonnables et ne savent pas s'adapter, c'est plutôt hypocrite. Le marché se fait au jour le jour, semaine par semaine et mois pas mois. Quand on est dans la production de fruit et légumes on compte à 5 à 10 ans pour produire un verger. Comment voulez-vous prévoir autant à l'avance une concurrence déloyale ?

Pour la viande et le lait c'est autre chose car les français en mangent de moins en moins. Dans ce cas-là on peut prévoir un petit peu le marché et baisser les productions. 

Antoine Jeandey : En l’occurrence, eux-mêmes ne peuvent pas choisir grand-chose : ils ne peuvent pas acheter de produits phytosanitaires autorisés en Espagne et pas en France, s’ils étaient contrôlés ils paieraient plus cher encore ; ils ne peuvent pas embaucher autant de saisonniers que les autres pour une même enveloppe. L’« adaptation », en agriculture, cela signifie très souvent les agrandissements des exploitations, c’est-à-dire l’arrêt de nombreux producteurs au profit de leurs voisins, lesquels avec des fermes plus grandes peuvent réaliser des économies d’échelle... Etapes suivantes : ces grandes exploitations sont rachetées par des grands groupes, qui eux-mêmes après s’uniront... Mais est-ce cela que notre société française souhaite, des équivalents à la controversée « ferme des mille vaches » partout sur notre territoire et dans toutes les productions ?