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atlantico.fr Publié le 6 Mai 2017

 

Quand on crie trop souvent au feu... Autopsie de la perte de crédibilité de la parole publique sur les dangers courus par la démocratie

 

Atlantico : La culpabilisation des électeurs, dans le but de les faire adopter une ligne de conduite, morale et ainsi orienter un vote se révèle en cette fin de campagne. S'agit-il réellement d'une nouveauté dans le débat français, quelle est la particularité de son épisode 2017 ? En quoi une telle stratégie peut elle mener à une décrédibilisation de la parole publique, et à un évitement de thèmes pourtant essentiels, aux yeux des français, des inégalités, au libéralisme en passant par l'immigration ? 

Eric Deschavanne : Le débat général porte sur la pression morale exercée par "le parti des médias" sur les électeurs.

Plus spécifiquement, cette fois-ci, il agite le peuple de gauche, divisé entre une gauche morale qui défend le barrage républicain contre le FN et une gauche populiste antilibérale qui refuse de choisir entre un candidat social-libéral et le candidat FN. Les deux précédents notables, me semble-t-il, sont le phénomène du front républicain entre les deux tours de l'élection présidentielle de 2002 – mais la pression morale était tellement unanime que la question ne fut posée que par quelques intellectuels – et surtout le référendum de 2005, le débat ayant été alors plus politique, incriminant davantage une "pensée unique" de l'establishment à propos de l'Europe qu'une pression morale stricto sensu.

Il faut je crois distinguer trois strates pour expliquer le phénomène actuel. Il y a d'abord la tendance à la confusion de la morale et du politique, qui est assez générale, la démocratie médiatique carburant à "l'indignation". Dans cette campagne présidentielle, la pression médiatique a d'abord incliné l'électorat à ne pas voter pour le candidat corrompu qui volait l'argent public et se faisait offrir des costumes, avant d'agiter, après le premier tour, le péril fasciste, en invoquant le devoir de mémoire.

La deuxième strate est le problème posé par l'existence d'un "parti des médias"- problème qui n'est pas spécifique à la France et qu'on retrouve non seulement aux États-Unis mais aussi partout en Occident où se retrouve le nouveau clivage social, liée à la mondialisation, entre une métropole écononomiquement dynamique et une périphérie affectée par la désindustrialisation, la désertification et la relégation. Ce qu'a dit très lucidement Michel Houellebecq hier soir à l'Emission politique à propos de lui-même vaut bien davantage pour le milieu journalistique et médiatique : quand on vit à Paris, où le FN n'existe pas, on est déconnecté des problèmes qui font exister l'électorat du FN. On vit dans une France qui n'est pas toute la France. L'élection démocratique a précisément pour fonction de faire surgir dans le débat public des préoccupations qui pourraient, sinon, ne jamais être portées dans le débat public. Si on laissait les journalistes hiérarchiser les problèmes en fonction de leurs propres préoccupations, il est probable qu'on n'aurait débattu, au cours de cette campagne électorale, que des questions soulevées par Benoît Hamon – les perturbateurs endocriniens, le revenu universel, le 49-3 citoyen, etc.

Enfin, la troisième strate est celle de l'individualisme démocratique, lequel, associé à la démultiplication médiatique et à l'apparition des réseaux sociaux, a conduit à la contestation et à la destitution du paternalisme médiatique incarné par les grands éditorialistes. Ce ne sont plus les grands publicistes d'antan qui font l'opinion, mais l'opinion publique elle-même. Le référendum de 2005 a été le moment historique fondateur de la contestation des médias mainstream par les nouveaux médias. S'il y a débat au sujet de la pression morale exercée sur les électeurs, c'est aussi parce que l'opinion n'admet plus d'autorité morale. Avec les réseaux sociaux, chaque individu peut être émetteur et se veut prescripteur. Chacun devient un petit éditorialiste qui, conjointement à tous les autres, contribue à faire l'opinion.

Avec pour conséquence l'étrange et paradoxale situation dans laquelle nous sommes, où chacun contribue à l'empire de la morale tout en se plaignant d'en subir les effets.

Il faut à cet égard être prudent sur la question du discrédit de la parole publique. Il affecte en effet toute parole supposée faire autorité, la parole politique bien sûr, mais aussi celle de l'expert et de l'intellectuel, celle des journalistes et des éditorialistes. On est passé du respect de l'autorité du savant à la défiance systématique à l'endroit du "sachant", et cela ne favorise pas nécessairement un débat public de qualité. La critique crypto-marxiste de la domination symbolique qui fait l'originalité de la sociologie de Bourdieu est en quelque sorte devenue une vulgate commune. On ne considère plus la valeur intrinsèque d'un propos, d'un jugement ou d'une information mais on incline de manière systématique et a priori au soupçon, suspectant un abus de position dominante, une recherche d'influence orientée par des intérêts particuliers ou une entreprise d'imposition d'une idéologie.  Dans la pression morale exercée par des politiques, des intellectuels ou des journalistes, ce qu'il importe en réalité de critiquer, c'est avant tout la confusion entre morale et politique, ou entre morale et vérité.  La vraie bonne question est : Que dit-il ?, et non pas : D'où parle-t-il ?

Vincent Tournier :La culpabilisation n’est pas nouvelle. C’est même un grand classique de la vie politique : chaque camp est convaincu d’être dans le vrai et soutient que son adversaire conduit le pays dans le mur. C’est pourquoi la culpabilisation va aussi de pair avec la dramatisation : si vous ne votez pas de telle ou de telle façon, ce sera la catastrophe.

Le problème est que cette stratégie de culpabilisation et de dramatisation atteint aujourd’hui un niveau très élevé et qu’elle bénéficie du soutien massif de toutes les forces vives du pays : médias, intellectuels, artistes, universitaires. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la diversité ne règne pas. Certes, cette situation reproduit celle de 2002, mais la donne n’est plus la même. En 2002, on pouvait penser qu’il s’agissait d’un problème ponctuel, d’une poussée passagère et exceptionnelle qui allait rapidement s’effacer. Or, dimanche prochain, Marine Le Pen va manifestement récolter entre 35 et 40% des suffrages. Non seulement le problème n’est donc pas réglé, mais il s’est même amplifié. A la limite, la culpabilisation devrait être inversée : qu’est-ce qui a été fait depuis 2002 pour éviter d’en arriver là ?

Car il faut rappeler un principe basique : dans une démocratie, si un candidat obtient des suffrages, c’est d’abord parce que son message correspond à ce que pensent les électeurs. Les électeurs ne sont ni des idiots, ni des brutes épaisses, et encore moins des fascistes. Partir du principe qu’ils sont manipulés, stupides ou extrémistes, cela revient à refuser de s’interroger sur les causes de leur vote. C’est ce qui rend la situation malsaine : on accuse les électeurs de Marine Le Pen de trahir les idéaux démocratiques, mais ceux-ci ne feraient pas ce choix s’ils avaient le sentiment que le système politique tient compte de leurs attentes. C’est bien tout le problème : le système politique, avec le soutien d’une grande partie des élites, refuse d’entendre une certaine parole et ne se mobilise vraiment que lorsqu’il s’agit de faire taire les gêneurs. C’est cela aussi qui peut agacer : ce sentiment d’indifférence et de mobilisation sélective. Les cinéastes, les chanteurs, les écrivains, les sociologues sont prompts à dénoncer le péril fasciste, mais ont-ils utilisé leur énergie et leur talent pour scruter la société française dans toute sa diversité et dans toutes ses difficultés ? Du coup, on a le sentiment que les milieux dirigeants s’enferment dans une posture nihiliste, dénigrant les problèmes et refusant de prendre en compte le point de vue des contestataires, ce qui empêche de chercher des solutions et des compromis. D’une certaine façon, les mobilisations contre le vote FN sont une fin de non-recevoir. Elles envoient un message terrible aux électeurs de Marine Le Pen :vous n’avez rien à espérer, vous êtes condamnés à rester en dehors du jeu.

Dans une interview donnée au journal Le Monde, Régis Debray indique "La culpabilisation des hésitants, le « tenez-vous correctement » lancé trois fois par jour par les rédactions unanimes et tout ce qui compte en France semblent aussi contre-productifs que le chorus du oui avant le référendum européen". Quelle révèle cette "culpabilisation" de l'électeur ? Et en quoi est-elle effectivement contre-productive ? 

Eric Deschavanne : Régis Debray met justement en cause ce paternalisme médiatique moralisateur devenu en effet totalement contre-productif. Cela dit - puisque c'est de cela dont il est question -, dans le débat sur l'abstention des électeurs de la France Insoumise, ce ne sont pas seulement les médias mainstream qui exercent une pression morale et procède à une culpabilisation, mais c'est tout une partie du "peuple de gauche" qui y participe, sous la forme d'une opinion publique qui s'exprime sur les réseaux sociaux où la guerre fait rage. L'opération n'en demeure pas moins contre-productive, dans la mesure où les critiques virulentes et les procès en sorcellerie contribuent mécaniquement à polariser et à radicaliser les opinions. L'électeur mélenchonien tenté par l'abstention va être renforcé dans sa tentation par les critiques de ceux qui, à gauche, lui reprochent de mettre sur le même plan le "fascisme libéral" et le facisme authentique du FN. La polémique durcit nécessairement les clivages, chacun répugnant spontanément à adopter un comportement sous l'influence du jugement d'autrui. Pour convaincre, et donc militer utilement, il faut entrer dans les raisons d'autrui, d'abord comprendre sans juger, sans faire la morale donc.

Vincent Tournier :  Le référendum de 2005 montre effectivement que la stratégie de la culpabilisation a ses limites, mais ce précédent n’est pas forcément significatif. Le vote FN n’est pas comparable ; il est frappé d’un interdit bien plus fort que la simple opposition à la Constitution européenne. En 2005, on pouvait être contre le traité constitutionnel sans être considéré comme un fasciste ou un raciste, ce qui n’est pas le cas avec le vote pour Marine Le Pen.

Cette force de l’interdit est problématique parce qu’elle conduit à faire des contre-sens historiques. Les mots ont en effet un sens. Or, tous les mouvements autoritaires et nationalistes ne sont pas fascistes.