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"A travers Macron tout un système veut se sauver"


De Montréal, le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté est devenu l'un des plus fins analystes des mutations idéologiques de la politique française. Au soir du premier tour, il décrypte pour Valeurs Actuelles les enjeux de la présidentielle.

Valeurs Actuelles: Les deux principaux partis de gouvernement éliminés au premier tour: assiste-t-on à une recomposition spectaculaire de la politique française, ou bien la victoire finale programmée d'Emmanuel Macron inscrit-elle plutôt cette élection dans la continuité? Macron a-t-il «changé le visage de la vie politique française » comme il s'en est vanté dans son discours ou bien est-il simplement un nouveau visage de la politique existante?


Mathieu Bock-Côté:  Emmanuel Macron est le candidat par lequel ce qu'on pourrait appeler le consensus libéral, mondialiste et diversitaire des élites françaises est parvenu à se maintenir et même à reprendre l'offensive. C'est une réussite. Le progressisme mondialisé a fait bloc. Mais si Macron prétend faire émerger une nouvelle classe politique, dégagée des partis déjà existants, décrétés désuets, il ne pourra le faire qu'en s'appuyant sur les nombreux cadres qui se sont ralliés à lui. À travers lui, tout un système veut se sauver. C'est la phrase du Guépard: « Il faut que tout change pour que rien ne change! »

On assiste à ce paradoxe que la campagne du premier tour a vu la plupart des candidats se décrire comme antisystème, or celui qui arrive en tête apparaît comme une pure incarnation de ce système: comment l'expliquez-vous? N'oublions pas l'incroyable éclatement de ce vote antisystème. Les uns votent contre l'immigration massive, ou contre l'Europe, contre les médias, et on pourrait ajouter bien d'autres "contre". On ne cesse de dire que le clivage gauche-droite a éclaté. Peut-être. On devrait plutôt dire que d'autres clivages se rajoutent mais qu'aucun ne parvient à s'imposer. Les contradictions du pays ne trouvent donc pas de logiciel pour les synthétiser et engendrent conséquemment un sentiment d'impuissance collective. Nous sommes peut-être dans un moment de recomposition politique, mais nous sommes encore dans sa phase chaotique.

Valeurs Actuelles: Quel rôle a joué le pouvoir médiatique dans ce sacre d'un parfait inconnu deux ans plus tôt?


Mathieu Bock-Côté: Le système médiatique est parvenu à réduire la campagne présidentielle à une quête de changement pour le changement, et à imposer de manière obsessionnelle le thème des affaires. On peut y voir un détournement électoral en forme d'occultation du réel. Le système médiatique a ramené le débat dans des termes qu'il contrôle plus aisément. Il a confirmé sa domination sur la vie démocratique.

Valeurs Actuelles:  La gauche est massivement rejetée dans le pays, tant à cause du bilan de François Hollande que sur le plan des idées, et pourtant son continuateur est en position de remporter l'élection. Considérez-vous que la droite s'est fait voler l'élection?

 

Mathieu Bock-Côté: Allons plus loin: c'est le peuple français qui s'est fait voler son élection. Depuis cinq ans, des questions essentielles traversaient la vie politique:  celle du terrorisme islamiste, celle de l'immigration massive, celle de l'identité nationale, celle des nouveaux enjeux sociétaux. Ces questions pourtant essentielles ont été évacuées de la campagne. C'est un peu comme si le système politique était incapable de prendre en charge les aspirations profondes du peuple français. On a vidé l'élection présidentielle de sa substance, on l'a dépolitisée.


Valeurs Actuelles:  On avait beaucoup dit que cette élection se jouerait sur les thématiques de l'identité, or le climat de la campagne n'a pas permis que ce débat ait lieu. Pensez-vous que l'opposition Le Pen-Macron, qui est celle de deux visions du monde radicalement opposées, permette à ce débat de fond, et à celui de la souveraineté, de revenir au premier plan?

Mathieu Bock-Côté:  Sur le plan idéologique, quelle est l'alternative qui est offerte aux Français par ce second tour? C'est une alternative idéologique déformée et caricaturale. Le débat n'aura pas lieu. Quoi qu'on en pense, bien des électeurs souverainistes et conservateurs ne voudront pas se rallier à Marine Le Pen, soit parce qu'ils la trouvent engoncée dans la fonction tribunitienne, soit à cause de son programme, soit à cause de l'histoire de son parti, soit à cause de son nom de famille, tout simplement.
À travers la candidature de Marine Le Pen, ce qu'on appelle plus ou moins confusément le camp souverainistefrançais est condamné à une expression diminuée et mutilée. Dans les prochaines années, le vote souverainiste, conservateur, attaché à l'identité française trouvera probablement de nouveaux vecteurs et cela, dans une dynamique plus large de recomposition politique. Pour l'instant, Emmanuel Macron sera élu, cela ne fait guère de doute. Il ne faudrait pas y voir un référendum d'approbation en profondeur de sa vision du monde. Les problèmes de fond qui amènent tant de Français à s'avouer hantés par la peur d'une dissolution de la patrie ne disparaîtront pas.


Valeurs Actuelles:  Québécois, vous êtes très critique vis-à-vis du Premier ministre canadien, Justin Trudeau, incarnation du multiculturalisme et de la postidentité. En quoi Macron lui ressemble-t-il? De quoi Macron est-il le nom?


Mathieu Bock-Côté: Emmanuel Macron a déjà affirmé qu'il n'y a pas de culture française. Dimanche soir, il a parlé du peuple de France et non pas du peuple français. Nous étions dans le même esprit. Il semble aussi adhérer à l'idée qu'une nation n'est faite que de vagues successives d'immigrants. C'est ce qu'on appelle communément le multiculturalisme. On arrache ainsi un pays à son identité.
Justin Trudeau ne pense pas autrement en la matière, lui qui croit par ailleurs que le Canada est le laboratoire de cette grande recomposition diversitaire. Macron et Trudeau ne sont pas identiques mais ils adhèrent avec enthousiasme à l'esprit de l'époque, qui est postnational, posthistorique et postpolitique. Ils occupent le même créneau, celui de la mondialisation diversitaire, heureuse et fière de l'être.
Dans ses discours, on sent bien que Macron se veut l'incarnation d'une France pacifiée, dans un climat pourtant marqué par
la montée de l'islamisme, du terrorisme, du communautarisme et de la fracture sociale, au risque d'apparaître comme un candidat Bisounours.

Valeurs Actuelles:  Raymond Aron disait que le drame de Giscard était de ne pas savoir que le monde est tragique. Est-ce aussi celui de Macron?

Mathieu Bock-Côté: Emmanuel La formule d'Aron s'applique bien à Macron. Il avait l'air d'un ministre-technocrate de temps de paix et on lui demandera d'être un président de temps de guerre. Il va devoir enfiler de bien grands habits, probablement trop grands pour lui. Le marketing politique peut transformer un candidat en président, manifestement, mais il a ses limites. Il ne peut pas transformer un homme léger en homme tragique. Peut-être les circonstances y parviendront-elles. L'homme n'est pas sans talent. Devenu président, Macron n'aura pas le choix de tenir compte ou pas de la réalité qui ne disparaît pas même si on se ferme les yeux devant elle. On ne peut que lui souhaiter bonne chance.

Plus: Qui est Mathieu Bock-Côté

Source: . VALEURS ACTUELLES — 27 avril 2017 N°31 Propos recueillis par Laurent Dandrieu