Marine Le Pen vient d’être qualifiée au second tour de l’élection présidentielle. Son élection, le 7 mai prochain, est une hypothèse qui ne peut plus être écartée. Cela d’autant plus que le Brexit et l’accession de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis créent une dynamique favorable au chamboule-tout. Il convient donc de regarder de près ce que Marine Le Pen dit vouloir faire si elle s’installe à l’Elysée.
Mais avant d’y venir, comment en est-on arrivé là ? Les crises politiques concomitantes qui frappent actuellement les trois anciennes puissances impériales sont liées pour une bonne part à la fin de l’ordre mondial né des grandes découvertes et au retour sur la scène planétaire des pays du Sud que la domination sans partage des puissances occidentales avait éclipsés pendant trois siècles. Un tel retournement est bienvenu à de nombreux égards, tant cette domination avait causé d’injustices monstrueuses et d’inégalités injustifiables. Notamment dans le cas du colonialisme français, comme l’a souligné à juste titre Emmanuel Macron en Algérie le mois dernier.
+20% : ce serait la hausse des prix de nombreux produits importés (smartphones, pétrole...) si la France quittait l’euro pour un franc dévalué
Ceux qui refusent d’accepter cette nouvelle réalité du monde, comme le Front national en France, né d’abord de l’opposition à la décolonisation, sont en train de prendre le dessus dans les vieux pays impériaux. Ces mouvements s’appuient pour cela sur les graves dysfonctionnements qu’a entraînés la mondialisation libérale des quarante dernières années. A quoi s’ajoutent ceux engendrés sur le Vieux Continent par les malfaçons d’une Europe conçue avant tout comme un marché. Avec comme conséquences la désindustrialisation massive des pays occidentaux, l’appauvrissement de leurs classes populaires et moyennes, la remise en cause des droits sociaux et des systèmes de protection sociale... De graves déséquilibres que ni la droite ni la gauche de gouvernement n’ont su, ni d’ailleurs le plus souvent voulu, corriger depuis quarante ans.
Le Frexit : la mort de l’Union
Dans un monde où les économies et les sociétés sont devenues aussi interdépendantes, la victoire de ces forces d’extrême droite ne peut cependant guère amener aux peuples des pays industrialisés les bienfaits que leurs leaders promettent. En effet, en cherchant à isoler les pays où ils prennent le pouvoir, ils ne peuvent qu’aggraver les difficultés économiques et sociales qu’ils prétendent guérir, comme nos voisins britanniques ont commencé à s’en rendre compte après le vote en faveur du Brexit.
Si elle arrivait aux affaires en mai prochain, Marine Le Pen aurait, elle aussi, comme principal objectif de remettre en cause l’appartenance de la France à l’Union européenne en tenant un référendum à ce sujet. C’est la toute première de ses 144 propositions. Pour cela, il lui faudrait certes obtenir ensuite une majorité à l’Assemblée nationale en juin prochain, mais dans les circonstances actuelles, on peut craindre qu’une part suffisante de la droite soit prête à faire cause commune avec elle. Si elle parvenait à ses fins, les conséquences en seraient autrement plus lourdes que pour le Brexit : l’Union européenne peut survivre au départ du Royaume-Uni, qui s’est toujours tenu en marge de la construction européenne, mais pas à celui de la France.
Ce qui manque surtout, et en particulier en France, c’est la volonté et l’envie de changer les choses en Europe
L’Europe-marché, qui fête ce mois-ci ses 60 ans , est de toute évidence à bout de souffle. Il faut la refonder. Politique extérieure et de défense communes, espace de sécurité et de justice intérieur intégré, transition énergétique et conversion écologique de l’économie, politique numérique... Pour que l’Europe puisse préserver son modèle social avancé, les chantiers indispensables ne manquent pas que seule la mise en commun des moyens à l’échelle européenne peut permettre de mener à bien. Ce qui manque surtout, et en particulier en France, c’est la volonté et l’envie de changer les choses en Europe. Au lieu de se recroqueviller sur soi-même et de se laisser embobiner par le mirage d’un retour à une « souveraineté nationale » définitivement dépassée.
Avoir renoncé à toute ambition européenne, c’est l’un des principaux reproches que l’on peut formuler à l’égard du quinquennat de François Hollande. Il faut bien reconnaître que, ce faisant, il était représentatif de l’état d’esprit de la grande majorité des Français, qui considère désormais comme impossible de changer l’Europe. Le gouvernement allemand, soutenu en cela par la grande majorité de son opinion publique, défend certes bec et ongles des politiques d’austérité budgétaire contre-productives et des politiques du marché du travail déflationnistes qui empêchent l’économie européenne de se redresser, appauvrissent les populations et divisent profondément le continent. Cela constitue, à n’en pas douter, un obstacle majeur sur la voie d’un approfondissement de l’intégration européenne.
Répétitions de l’histoire
Nous sommes confrontés sur ce plan à une situation tragique au sens propre du terme : après la crise de 1929, c’était l’Allemagne qui avait subi le plus lourdement les conséquences négatives des politiques déflationnistes menées alors partout sur le Vieux Continent. Et pourtant, c’est aujourd’hui l’Allemagne qui impose de nouveau à l’Europe les mêmes politiques, avec à la clef des conséquences analogues : montée de la xénophobie et des nationalismes. Sauf que, cette fois, c’est en France que l’extrême droite risque surtout de prendre le pouvoir.
Mais le pire n’est pas toujours sûr : même si le paquebot allemand vire de bord très lentement, il peut changer de route
Mais le pire n’est pas toujours sûr : même si le paquebot allemand vire de bord très lentement, il peut changer de route si on lui propose avec suffisamment de fermeté un projet cohérent et viable. Dans le contexte du Brexit, de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et de la montée des tensions géopolitiques aux frontières de l’Europe, les dirigeants allemands n’ont désormais plus d’autre choix que de chercher à s’entendre avec leurs homologues français pour renforcer l’Europe. Et quoi qu’on en pense, après les événements tragiques du XXe siècle, aucun d’entre eux ne voudra être tenu pour responsable devant l’histoire d’un échec de l’intégration européenne et d’une reprise des affrontements sur le Vieux Continent.
Instabilités programmées
Le succès d’une transformation en profondeur de l’Europe actuelle est évidemment loin d’être garanti d’avance, mais l’échec de l’alternative que propose Marine Le Pen paraît quant à lui certain. La sortie de la France de l’euro entraînerait une forte hausse des taux d’intérêt auxquels les investisseurs prêtent aux acteurs économiques français. D’ailleurs, la seule perspective d’une victoire de Marine Le Pen a suffi à enclencher ce mouvement (voir graphique). Avec le niveau atteint désormais par la dette publique, on voit mal comment cela pourrait se terminer autrement que par un défaut de paiement, qui serait le plus important de l’histoire.
Trois ans après les dernières élections municipales, un tiers des 1 518 conseillers municipaux du FN ont quitté le parti
Transformer la dette publique française actuelle en une dette en francs, après sa dévaluation par rapport à l’euro, ferait de toute façon perdre aux investisseurs étrangers une part significative de leurs créances. Ce qui couperait durablement les acteurs économiques français, et pas simplement l’Etat, de l’accès aux marchés financiers, dans un contexte où les taux d’intérêt exigés par les investisseurs y sont pourtant historiquement faibles. Les investissements de l’Etat, des ménages et des entreprises, et donc l’activité économique, en seraient considérablement freinés.
La dévaluation de la monnaie nationale souhaitée par la présidente frontiste faciliterait à terme les exportations françaises. A condition toutefois que les autres pays n’appliquent pas eux aussi des taxes supplémentaires aux exportations françaises en réponse à celles que Marine Le Pen prévoit d’imposer aux importations. A condition aussi que les entreprises ne considèrent pas la France du FN trop instable pour y implanter des établissements dont les productions sont destinées à l’exportation.
Trois ans après les dernières élections municipales (seul niveau où le FN ait jamais occupé des fonctions exécutives), un tiers des 1 518 conseillers municipaux du parti l’ont quitté. Et nombre de ses élus sont concernés par des affaires judiciaires. Ainsi de Fabien Engelmann, maire d’Hayange, ville de Lorraine emblématique des récents succès frontistes, qui vient d’être placé en garde à vue pour favoritisme. Pas de quoi rassurer ceux qui voudraient investir en France...
Pire que l’austérité
En attendant un hypothétique redressement des exportations, les Français verraient du jour au lendemain le prix de nombreux produits importés, comme les smartphones ou le pétrole, augmenter de 20 %. Autrement dit : ils subiraient une perte de pouvoir d’achat sans commune mesure avec celle que l’austérité leur impose aujourd’hui...
De plus, cette hausse des prix risque d’être fortement accélérée par la façon dont Marine Le Pen a prévu de financer ses multiples promesses : le financement direct du déficit public par la Banque de France, autrement dit la planche à billets. Et comme toujours, ce seraient d’abord les plus faibles, incapables d’obtenir une revalorisation suffisante de leurs revenus, qui subiraient le plus ce regain d’inflation.
Bref, outre qu’il risque fort de ramener les conflits sur le Vieux Continent en détruisant la construction européenne, le programme du FN ne tient pas la route sur le plan économique. L’exaspération est telle cependant au sein des couches populaires, que ce constat n’est plus suffisant pour empêcher une victoire de Marine Le Pen. Seule la capacité de ses adversaires à tracer des perspectives positives crédibles, tout en rompant nettement avec les politiques de ces dernières décennies, peut réellement empêcher une telle catastrophe.
Article initialement publié le 3 mars 2017 et actualisé le 24 avril après le premier tour de l'élection présidentielle.
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