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2017, l'Europe face au séisme d'une nouvelle Révolution française ?

 

Atlantico : Dans quelle mesure notre situation actuelle peut-elle faire écho à la Révolution française ? En quoi la confusion qui s'était emparée des contemporains de 1789 peut-elle également s'appliquer aujourd’hui, tout comme elle avait également pu être observée après 1918 autour des questions relatives à l'Etat-nation et aux Empires ? Quels sont les défis à relever d'une telle révolution ?

Pierre-Henri Tavoillot : Il faut être clair : il n’y a strictement rien de commun entre la situation d’aujourd’hui et celle de la France à la veille de la Révolution ou aux lendemains de la Grande guerre. La Révolution française est un bouleversement dans l’ordre de la légitimité (qui passe de Dieu au Peuple) et la paix de 1918 laisse un pays dévasté, empli de doute sur l’idée structurante de la Nation, et parfois séduit par l’autre Révolution, celle de 1917 ou celle "conservatrice" que promettra le fascisme. A l’égard de ces deux situations historico-tragiques, nous vivons des péripéties. Ne confondons pas l’Histoire et l’actualité. Il n’y a aucune révolution à l’horizon et la dernière que nous ayons vécue et qui n’est pas achevée n’est pas d’abord politique : elle est technologique ; c’est celle du Web à la toute fin du XIXe siècle qui produit un formidable coup d’accélérateur de la mondialisation. Je renvoie là aux analyses suggestives de Luc Ferry et Nicolas Bouzou.

Précisément, le problème principal des démocraties libérales occidentales, dont l’espace naturel est l’Etat-nation, est de faire face à la mondialisation sans renoncer à leur idéal de liberté. Leur réussite extraordinaire se paie d’un prix lourd : celui de l’impuissance publique. Car un marché ouvert aux quatre vents, des frontières incertaines, une politique internationale floue, une Europe sans cap, … cela peut fonctionner dans une situation de suprématie incontestée ou au temps de l’hyperpuissance américaine, mais dès que le monde multipolaire revient en force, cela signifie une perte de maîtrise. Or la démocratie c’est, d’abord et avant tout, la promesse de maîtrise par les peuples de leur destin. D’où le sentiment profond de crise des démocraties comme incapacité à agir sur son destin, alors que, par ailleurs, en terme de prospérité, de qualité et d’espérance de vie, d’égalité et même de liberté, elles ne se sont jamais aussi bien portées.

Eric Deschavanne : La référence à la révolution française relève bien entendu de la rhétorique journalistique. Il n'y a pas et il n'y aura pas de révolution française, pas davantage qu'il n'y aurait de "révolution conservatrice" si François Fillon était élu ou de révolution libérale si l'on réduisait de trois points de PIB la dépense publique en France.  On parle je suppose de révolution en raison du "dégagisme" électoral qui semble prévaloir ces temps-ci et du caractère volatile, incertain et donc imprévisible du suffrage des électeurs. La situation objective n'est toutefois pas révolutionnaire, comme disaient naguère les marxistes. Certes, en France comme ailleurs en occident, le populisme menace. Mais ce qu'on appelle populisme n'est pas une révolution : il donne lieu à des "insurrection électorale", pour utiliser l'excellente formule d'Hubert Védrine, lesquelles ne remettent cependant pas en cause l'adhésion en profondeur des peuples aux institutions démocratiques, solidement implantées.  Quand on est insatisfait ou en colère, on s'abstient ou on vote pour un candidat en marge du système des partis de gouvernement, on ne fait plus la révolution. 

Cela dit, la situation est  peut-être comparable sur un point avec celle de 1789. Tocqueville expliquait que la révolution française était la résultante d'un lent mouvement d'égalisation des conditions : la contradiction entre une société déjà égalitaire et individualisate, d'une part, et d'autre part les institutions hiérarchiques de l'Ancien Régime constituait selon lui la véritable cause de la révolution, de la volonté de faire table-rase d'institutions, de lois et de moeurs déjà moribondes. Il faut bien comprendre ce que Tocqueville entend par "égalité des conditions" : il ne s'agit ni de l'égalité devant la loi ni de l'égalité des richesses, mais du fait pour les membres d'une société, quel que soit leur condition ou leur statut social, de se reconnaître mutuellement comme semblables. C'est la sociabilité démocratique qui est ainsi désignée : le lien social est tel que même le maître et le serviteur se considèrent comme des hommes essentiellement semblables, également libres et égaux, de sorte que leurs relations ne peuvent être fondées sur un rapport d'autorité autre que fonctionnel et contractuel. Tocqueville considérait qu'une situation sociale était révolutionnaire lorsque le lien social n'était déjà plus aristocratique sans être encore pleinement démocratique : le rapport du maître et du serviteur se trouve alors caractérisé par la défiance réciproque. C'est la situation de la France en 1789 : les Français ne supportent plus les privilèges et les autorités. 

Ce qu'on pourrait établir, en suivant les analyses néo-tocqueviliiennes de la France contemporaine, c'est que nous sommes entrés depuis près d'un demi-siècle dans l'ère de l'égalisation des conditions achevée, ou dans l'ère de l'individualisme achevé – qu'il faut caractériser non par l'égoïsme mais par le fait de ne pouvoir reconnaître dans l'autre homme une autorité, un être qui aurait un crédit intellectuel et moral supérieur. De sorte que la défiance est devenue totale à l'égard des "élites", une catégorie dans laquelle on range quiconque peut prétendre, à un titre ou à un autre, exercer un ascendant intellectuel ou moral à l'égard de ses semblables – les politiques, bien entendu, mais aussi les intellectuels, les journalistes, etc. Dans un tel contexte, il n'y a plus d'allégeance ni de fidélités politiques durables, comme il pouvait en exister au temps des notables où à l'époque des grands partis de masse, auquels on s'identifiait  en fonction de son statut social ou de la famille de pensée à laquelle on appartenait par tradition. Comme l'avait génialement vu Tocqueville, la seule autorité qui non seulement subsiste mais grandit dans la société individualiste est celle de l'opinion publique - le jugement de l'individu isolé, conscient de sa propre faiblesse inclinant à s'en remettre à celui du grand nombre. Il n'y a donc plus, à mesure que les individus sont déracinés, comme étrangers aux traditions communautaires, que des phénomènes d'opinion de moins en moins structurés et durables. 

La défiance vis-à-vis des autorités, voilà donc ce qui pourrait constituer un point commun avec 1789. Mais il existe une grande différence : il existait au 18e siècle un grand programme réformateur porté par ces nouveaux leaders d'opinion que représentaient alors les philosophes et les savants, le projet de reconstruire la société et les institutions sur des bases entièrement rationnelles. Aujourd'hui, et c'est une des caractéristiques de l'époque et une des raisons du malaise, l'avenir est comme infigurable. Nous ne manquons certes pas d'intellectuels ni d'experts, mais il suffit de parler au nom de la raison pour susciter aussitôt la défiance. Le "cercle de la raison" n'est plus reconnu dans son autorité et n'est plus en mesure de dessiner un plan de réformes susceptible d'entraîner une adhésion collective, d'impulser un mouvement collectif de transformation éclairée de la société.

La Révolution française avait plongé l'Europe dans un brouillard intellectuel absolu. Quel destin la prochaine pourrait-elle nous réserver ? Comment considérer les paradoxes actuels, entre un besoin de démocratie et un monde de plus en plus complexe ? Quelles sont les réponses à apporter à ce type de défis institutionnels ? Comment éviter le populisme face à cette complexité, et comment éviter l'avènement d'un système approchant des logiques d'un suffrage censitaire ?

Pierre-Henri Tavoillot : La Révolution française a bouleversé les lignes de front intellectuelles, mais je suis loin de penser qu’il s’agisse d’un brouillard. Nos historiens les plus brillants, et je pense notamment au regretté François Furet, ont parfaitement réussi à dissiper ces brumes. Mais il me semble que, près de 230 ans après, la "culture de l’autonomie", pour parler comme Marcel Gauchet, est parvenue à maturité. C’est-à-dire que nous en mesurons l’extrême difficulté : être autonome ne veut pas dire être heureux. Cela veut dire que nous devons nous mettre d’accord sur tout, décider de tout collectivement tout le temps, même quand on n’a pas le temps et même quand on est pas d’accord. D’où la fragmentation de l’électorat : une grande partie adhère au parti PRAF (Plus Rien A Foutre), excellemment décrit par Brice Teinturier. Et ceux qui se sentent encore concernés se divisent en quatre camps qui atteignent péniblement les 18- 25% : la gauche radicale, la gauche de gouvernement, la droite libérale/conservatrice, l’extrême-droite. Il est clair que le gagnant de ce jeu électoral n’aura aucune légitimité, ni aucun moyen de gouvernement.

Face à cette situation, il y a deux réponses. La première est celle de la démocratie participative qui vise à multiplier les contrôles du pouvoir et l’implication des citoyens, non seulement dans la délibération, mais dans la prise de décision. Personnellement, je n’y vois aucun avantage, puisque cette "démocratisation de la démocratie" risque fort de la tuer. On augmentera l’impuissance publique sans résoudre en rien le problème de la légitimité et de l’efficacité. Substituer le contrôle continu au contrôle terminal peut être utile pour l’examen du bac, mais cela me semble délétère pour la démocratie.

La seconde réponse est celle qu’on peut appeler (avec le politologue américain Fareed Zakaria) la "démocratie illibérale". Elle a été théorisée par le président-fondateur de Singapour Lee Kuan Yew et sert de référence à tous les régimes et peuples déçus du libéralisme (Hongrie, Russie, Pologne, Turquie, …). De la démocratie, on garde les élections, l’exigence de formation du peuple, la souveraineté populaire, l’égalité formelle, la méritocratie, mais on limite l’espace public, on réduit la délibération et on évite la reddition de compte. "Démocrature", plus ou moins éclairée, la "démocratie illibérale" concurrence désormais le libéralisme au nom d’une meilleure efficacité, de la défense des populations face aux ravages de la mondialisation ou de leur promotion devant les impératifs du développement.

Le principal défi des démocraties libérales est de retrouver de la puissance et de l’incarnation entre ces deux séductions dont l’une dissout l’efficacité dans une liberté fantasmée et dont l’autre détruit la liberté dans une efficacité aussi hargneuse que douteuse.

Eric Deschavanne : La  situation intellectuelle créée en Europe par la Révolution française n'avait rien d'un brouillard. Le 19e siècle est au contraire celui des grandes visions historiques du monde. On a alors une conscience claire du passé, de l'avenir et du sens des combats politiques présents, que l'on soit réactionnaire, partisan de la conservation ou de la régénération de l'Ancien Régime, ou bien que l'on adhère à une conception du Progrès, anticipant l'avènement d'une société qui réalise pleinement les promesses des idéaux de liberté, d'égalité et de rationalité. Aujourd'hui, en revanche, nous sommes en plein brouillard. Nous sommes des désabusés de l'idée de Progrès, alors même que nous sommes entrés dans l'univers de la troisième révolution industrielle, celle des NBIC, qui bouleverse les économies et génère en permanence des reclassements, entre les nations ou au sein des sociétés, avec des nouveaux gagnants et des nouveaux perdants. Nous n'interprétons plus le changement historique, qui va trop vite et nous inquiéte, comme un progrès mais comme une innovation, en elle-même neutre, et à propos de laquelle la seule certitude est qu'elle sera déstabilisante et qu'il faudra s'y adapter pour ne pas mourir. Le projet d'adaptation à l'innovation, qui est en effet le discours dominant des experts, n'est cependant pas mobilisateur: il inquiète plus qu'autre chose et provoque des réactions de refus et un besoin de protection. 

En acceptant l'idée d'une crise de l'Etat-nation, comment répondre aux défis relatifs aux tensions internes ? Comment concilier les communautés qui la composent, notamment entre gagnants et perdants de la mondialisation ?

Pierre-Henri Tavoillot : La ligne de front présentée par Marine Le Pen est claire puisqu’elle oppose les patriotes et les mondialistes. Son moment de vérité est de prendre en compte cette réalité du déclassement international. Mais elle est défaitiste, puisque les "patriotes" seront inévitablement les perdants d’un phénomène qui est d’une telle ampleur que vouloir l’arrêter depuis notre petit village gaulois serait tout à fait vain. La mondialisation n’est pas seulement commerciale ou financière, elle est juridique, géopolitique, migratoire, intellectuelle, scientifique, sociologique, culturelle, artistique, religieuse …Etre contre la mondialisation, c’est comme être contre le vent : on est voué à l’immobilisme, voire au recul.

Le vrai défi consiste à être un acteur de la mondialisation, non de la refuser. La seule voie, à mes yeux, consiste en une refondation de l’Europe pour qu’elle passe de l’Europe-marché qu’elle est à l’Europe-puissance qu’elle doit être. Critiquer le fonctionnement actuel des institutions européennes est nécessaire, mais c’est à la portée de n’importe qui. En revanche, identifier clairement les voies de la construction d’une véritable puissance européenne autour d’un "noyau dur" reconfiguré : voilà un critère sûr qui pourrait nous aider à choisir dans l’offre actuelle des candidats à la présidentielle.

Eric Deschavanne : La nation est devenue, ou redevenue un enjeu, dans ses deux dimensions essentielles : celle de la concorde nationale et celle de l'autonomie démocratique.  S'agissant du premier volet, le problème est celui des nouvelles fractures sociales qui apparaissent, ce que souligne la nouvelle sociologie électorale, comme étant à la fois des fractures territoriales et des fractures culturelles. Dans la nouvelle économie, le facteur déterminant de la division en classes sociales est le niveau de diplôme, le niveau d'éducation. S'ajoute à cela, en France, la question de l'islam, et l'on obtient de nouvelles fractures sociales qui ont leur correspondant idéologique : pour le dire de manière un peu caricaturale, il y a le souverainisme protectionniste et identitaire pour la France des vaincus de la mondialisations, l'islamisme et le salafisme des milieux populaires issus de l'immigration, qui cultivent l'isolationnisme culturel, et le libéralisme ou le gauchisme culturel des centres urbains où se concentrent sinon les vainqueurs de la nouvelle économie de l'innovation, du moins ceux qui s'y adaptent le plus aisément. 

Sur le versant de l'autonomie démocratique, la crise de l'État-nation est celle de l'impuissance publique. Dans l'économie de l'innovation permanente, l'État doit créé les conditions de l'adaptation susceptible de permettre à la nation de tenir son rang. L'économie est la clé non seulement de la prospérité, mais aussi de l'influence politique – comme on le voit aujourd'hui en Europe avec l'ascendant que prend l'Allemagne -, de l'indépendance et de la puissance. Le sentiment général en France, on le voit bien, est celui du déclin. Le problème n'est pas simplement celui du taux de chômage, mais le risque majeur de manquer le train de la troisième révolution industrielle, qui pourrait avoir pour conséquence un déclassement peut-être irréversible de la nation. 

Pour faire face à ces défis, on ne voit pour le moment guère apparaître d'issue politique, de grands projets mobilisateurs. En dépit de la critique de l'économisme, c'est bien à l'aune de la stratégie économique qu'il faut évaluer l'offre politique. Or, à cet égard, on voit un paysage idéologique éclaté : Mélenchon propose une solution étatiste keynésienne obsolète, Hamon se résigne à la stagnation séculaire ou fait le choix de la décroissance, Le Pen tient le discours défensif et faussement sécurisant du protectionnisme. Fillon et Macron proposent deux versions réalistes de l'adaptation et du redressement économiques de la France. Il est cependant évident que seule une coalition assez large, dont les conditions ne sont pour le moment pas réunies pourrait rendre possible un plan de réformes ambitieux. 

Si l'on prend un peu de champ par rapport à l'offre politique française du moment, on peut envisager deux stratégies de reconstitution de la puissance publique, l'une souverainiste, l'autre européiste. Que l'on privilégie l'une ou l'autre, il est absurde de penser que l'on puisse rompre avec le libéralisme économique, comme on en a encore trop souvent l'illusion en France. La stratégie souverainiste que l'on observe avec Trump et le Bréxit tempère le libéralisme par un dose de protectionnisme, notamment en matière d'immigration. Une telle voie semble toutefois pour le moment impraticable en France, en raison notamment de notre appartenance à la zone euro. La stratégie pro-européenne pourrait faire l'objet d'un relatif consensus au sein de la France qui va bien : elle pourrait associer le réformisme économique libéral sur le plan national et le réformisme politique de l'Europe (convergence fiscale et gouvernance économique au sein de la zone euro, renforcement des frontières de l'Europe pour mieux contrôler l'immigration, etc.). Pour entraîner l'ensemble de la nation, il faudrait cependant affronter le problème des fractures internes, afin de générer une confiance partagée en l'avenir : cela implique notamment de repenser l'éducation, la formation, la protection sociale et l'assimilation. Il n'y aura pas de révolution. Mais si nous voulons qu'il y ait autre chose qu'une diversité d'expressions chaotiques de colère aveugle dans les années à venir, nous avons devant nous un gros effort d'intelligence collective à produire. 

Pierre-Henri Tavoillot

 

Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, spécialiste de l'histoire de la philosophie politique. Il codirige la collection "Le Nouveau collège de philosophie" (Grasset). Il a notamment publié Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots en collaboration avec Laurent Bazin (Editions de L’Aube, 2012) et vient de faire paraître Faire, ne pas faire son âge aux éditions de L'Aube.

Eric Deschavanne

 

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.  A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).