Parce qu'il est impensable de questionner le dogme de l'Union européenne, on se contente de prédire les pluies de sauterelles en cas de sortie de l'euro, en espérant que la peur suffira à contenir Marine Le Pen.
C'était il y a soixante ans. Six pays signaient un traité instaurant un «marché commun» censé garantir le développement et la prospérité. Le traité de Rome, signé le 25 mars 1957, marquait la création de la Communauté économique européenne. Soixante ans plus tard, l'un des pays fondateurs, le nôtre, s'abîme dans une campagne présidentielle dont on sent que le débat européen fait office de Dieu caché.
Parce qu'il est impensable de questionner le dogme, et même de dresser un bilan honnête et contradictoire de soixante ans d'inflexions discrètes par rapport au projet initial, on se contente de prédire les pluies de sauterelles en cas de sortie de l'euro, en espérant que la peur du chaos suffira à contenir les vagues du vote Front national. On se raccroche au «vote utile». On réduit la politique à la problématique du castor: on «fait barrage». Il ne s'agirait pas de laisser quelques inconscients
développer, en dehors du parti repoussoir, une critique argumentée assortie d'un projet qui pourrait laisser croire à une alternative acceptable et crédible.
«Pas question d'accepter ce simple constat : le paradis de la prospérité promise s'est mué en cauchemar du chômage de masse et de la désindustrialisation»
Pas question, bien sûr, de se demander pourquoi soixante ans de construction européenne débouchent sur un rejet si profond. Pas question d'accepter ce simple constat: le paradis de la prospérité promise s'est mué en cauchemar du chômage de masse et de la désindustrialisation. «Pas pour l'Allemagne!», rétorquent les adeptes de la compétitivité par la modération salariale. On ne peut que leur conseiller la lecture de l'excellent livre de Coralie Delaume et David Cayla, La Fin de l'Union européenne, qui démontre méthodiquement, implacablement, comment la prospérité allemande s'est faite au détriment de ses voisins. Parce que les excédents commerciaux des uns font les déficits commerciaux des autres, et creusent les divergences dans un espace hétérogène.
Tant que le traité de Rome se contente d'offrir aux industriels des pays membres des débouchés pour leurs produits, le système fonctionne. À partir de 1986 et de l'Acte unique européen, qui sanctifie la libre circulation des capitaux et de la main-d'œuvre, la richesse se polarise autour du cœur industriel de l'Europe, Allemagne, Pays-Bas, Autriche… qui vampirise la périphérie. Dernier acte, l'élargissement, qui transforme la directive sur les travailleurs détachés en machine à détruire de l'emploi, quand le coût horaire moyen d'un travailleur est de 4,10 euros en Bulgarie et de 41,30 euros au Danemark.
«La perte d'un million d'emplois industriels en quinze ans devrait pourtant inquiéter les dirigeants français»
La perte d'un million d'emplois industriels en quinze ans devrait pourtant inquiéter les dirigeants français. La désertification de pans entiers du territoire, le clivage entre gagnants d'une métropolisation accélérée et perdants confinés dans les petites villes et les territoires ruraux, l'émergence d'un vote de classe avec des employés et des ouvriers devenus profondément anti-européens… Anti-européens? Le terme est impropre. Ces gens expriment leur rejet d'une construction européenne forgée sur des bases idéologiques précises: celles qui consistent à n'envisager l'Europe que comme un vaste marché «fluide» et uniformisé régi, non par la volonté des peuples, mais par la nouvelle Trinité, Commission européenne, Banque centrale européenne, Cour européenne de justice. Gageons qu'ils croient encore fermement à la nécessité de bâtir une Europe politique, traduction d'une civilisation commune, sinon, il y a longtemps qu'ils se seraient révoltés contre le «machin» qui en est la trahison absolue.
«Dans l'Europe d'aujourd'hui, iI suffit d'être adepte de l'ordolibéralisme d'Angela Merkel et d'estimer de son devoir d'imposer un modèle calibré pour les retraités allemands»
Pour fêter les soixante ans du traité de Rome, nos gouvernants viennent d'ailleurs de réélire à la quasi-unanimité à la tête du Conseil le fringant Donald Tusk, incarnation de cette trahison. Ce Polonais libéral, atlantiste et pourfendeur de l'ennemi russe ne parle pas français et très mal anglais. C'est inutile dans l'Europe d'aujourd'hui. Il lui suffit de parler allemand, d'être adepte de l'ordolibéralisme d'Angela Merkel et d'estimer de son devoir de l'imposer à ces irresponsables qui s'imaginent qu'une structure économique et démographique différente devrait justifier des adaptations par rapport au modèle calibré pour les retraités allemands. François Hollande (vous savez, ce candidat qui voulait renégocier le traité budgétaire pour en finir avec l'austérité qui ruine l'Europe) a bien entendu approuvé sa réélection.
En attendant, le groupe Whirlpool (850 millions d'euros de bénéfices en 2016) délocalise en Pologne en laissant sur le carreau 286 salariés. Ils étaient 1300 en 2002, et les survivants avaient accepté le gel des salaires et des RTT, les cadences accélérées, le travail certains samedis… «Nous sommes les Kleenex de l'Europe», conclut un délégué syndical. Que faut-il lui répondre? Que «l'Europe, c'est la paix» et qu'il faut «faire barrage» au FN, mais aussi à Jean-Luc Mélenchon, à Nicolas Dupont-Aignan, à Henri Guaino, aux disciples d'Arnaud Montebourg ou de Jean-Pierre Chevènement, et à tous ceux qui cherchent une alternative? Sourds, aveugles, jusqu'à l'explosion.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 11/03/2017.
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