Les Inrocks - Thierry Pech et le possible renouvellement du progressisme de gauche
Le malaise de la gauche, illustré à l’envi par ses divisions internes, tient dans sa perte de crédibilité face à la matrice de son projet : le combat pour le progressisme. Elle ne sait plus elle-même en définir le cadre, sinon en garantir les conditions. Le progressisme s’est dilué dans le flou idéologique de la gauche désorientée et dans la folie de la mondialisation.
Au pays du progressisme, la gauche ne sait plus où elle habite ; elle s’est perdue en chemin depuis une trentaine d’années. A tel point que, comme le remarque Thierry Pech, directeur du think tank Terra Nova, dans son nouvel essai Insoumissions, portrait de la France qui vient, “les progressistes se sont fait voler la représentation des plus vulnérables”.
Pour réaffirmer sa légitimité, sans parler de sa prétention à rester au pouvoir, la gauche se doit donc de réactiver le modèle d’un progressisme reconfiguré à l’aune du monde d’aujourd’hui. Mais lequel ? Avec quels outils ? A destination de qui ?
Bousculer les repères de la gauche de gouvernement
Si les pistes suggérées par les divers candidats, de Jean-Luc Mélenchon à Yannick Jadot, d’Arnaud Montebourg à Benoît Hamon, de Manuels Valls à Vincent Peillon…, se dévoilent peu à peu, l’horizon progressiste d’Emmanuel Macron reste encore assez flou. Il est pourtant possible de déceler, en creux, dans l’essai de Thierry Pech, l’architecture intellectuelle d’un projet progressiste à sa mesure. Même si Thierry Pech a plusieurs fois répété qu’il n’était en rien un conseiller de Macron, on peut en tout cas projeter dans sa réflexion le cadre d’un programme politique adapté à sa volonté de bousculer les repères classiques de la gauche de gouvernement.
Proche de la tradition syndicale incarnée par la CFDT (il travailla avec François Chérèque, récemment disparu) et de ce qu’on appelait encore dans les années 80 “la seconde gauche“, Thierry Pech revendique son ancrage à gauche, à l’inverse de Macron, soucieux d’échapper au clivage fondateur de notre culture politique.
Pour autant, on devine dans la prose de l’auteur d’Insoumissions les principes à l’équilibre de la tradition sociale et de la tradition libérale, du candidat en marche. Le cœur de la démonstration, centré sur les tensions qui traversent la France, tient ainsi à la volonté de redéfinir le cadre du progressisme. Comment, après avoir identifié les raisons du changement d’époque, tracer “les linéaments d’un renouvellement du progressisme” ?
“Porter la voix de tous les outsiders”, entrepreneurs et ouvriers précarisés
Comment réduire l’écart entre une société éprise d’émancipation et de renouvellement, d’un côté, et une cité démocratique tétanisée par la peur du monde qui vient, de l’autre ? Comment faire face aux diverses formes de mécontentement qui vont du retrait clandestin à la désobéissance assumée en passant par toutes les variantes d’une insoumission qui peut aussi prendre le visage d’une souveraine indifférence aux règles collectives ?
Pour Pech, “la préoccupation centrale des progressistes devrait être de penser, dans un contexte nouveau, une saine articulation entre la lutte pour la sécurité et l’égalité, d’un côté, et la lutte pour le gouvernement de soi-même et l’exercice de la liberté, de l’autre“.
Or, souligne-t-il, les progressistes autoproclamés d’aujourd’hui “perdent aujourd’hui sur les deux tableaux“, en étant “à la fois trop indifférents aux demandes d’autonomie de la critique individualiste et trop éloignés des perdants de la critique sociale“. Ils devraient avoir à cœur de “porter la voix de tous les outsiders : celle de l’entrepreneur comme celle du jeune ouvrier précarisé“.
Protection sociale de la personne plutôt que du statut
Pour ce faire, il importe selon Pech de réviser la “compréhension des inégalités et de l’émancipation”, afin “d’épouser le parti d’une société fluide”, qui donne davantage de liberté à chacun, à commencer par les plus modestes, préoccupation ultime des politiques de progrès. “Il faut trouver les moyens de sécuriser davantage les trajectoires d’individus exposés à des parcours professionnels plus aventureux, mais guidés par de nouvelles formes d’émancipation ; pour cela, il est impératif d’attacher la protection sociale aux personnes plutôt qu’au statut d’emploi“, suggère notamment Thierry Pech.
La défense des individus en quête d’autonomie et celle des opprimés en quête de sécurité et de reconnaissance “ne sont pas deux combats si différents l’un de l’autre”, insiste l’auteur, lucide sur le fait que s’ils ne sont pas menés de front, “il y a fort à parier que les chemins continueront de s’écarter entre un imaginaire d’émancipation adossé à une innovation sociale dynamique et un tumulte populiste assis sur une légitime révolte des perdants”.
L’horizon qu’esquisse le directeur de Terra Nova pour les progressistes vise au fond à reconstruire une “politique de l’autonomie” destinée autant à protéger les plus faibles qu’à soutenir les plus aventureux. Car le contrat social forgé dans les décennies d’après-guerre, qui reposait sur l’articulation de la société salariale, de la consommation de masse et d’une vie démocratique apaisée, s’est fissuré. La multiplication des formes d’emplois précaires et des parcours professionnels accidentés nous a fait entrer dans la société “post-salariale”. Aujourd’hui, une aspiration croissante au gouvernement de soi à l’écart des disciplines traditionnelles de la société salariale, cohabite avec une vive inquiétude devant le recul des garanties et des protections qu’elles organisaient de l’autre. Or, “ces demandes d’autonomie et de sécurité constituent l’un des grands dilemmes du temps présent“.
Des demandes d’autonomie d’un nouveau type
S’il a permis de généraliser les protections liées au salariat, d’étendre le bénéfice des assurances sociales et de l’accès à l’éducation, d’ouvrir au grand nombre les portes d’une société d’abondance, s’il a accru l’autonomie des individus, moins dépendants des solidarités de proximité…, le contrat social d’après-guerre ne fonctionne plus.
“Faute d’honorer ses promesses de sécurité, de croissance, de méritocratie et de progrès, ce modèle a progressivement cessé de fonctionner depuis deux ou trois décennies ; il a libéré des peurs de déliaison et d’abandon dans de larges secteurs de la société ; mais il a aussi ouvert la voie à des demandes d’autonomie d’un nouveau type“.
Parmi les insoumis d’aujourd’hui, il faut distinguer ceux pour qui la mobilité est un idéal et ceux pour qui elle est une épreuve. Entre le monde du travailleur émancipé et celui du travailleur précarisé, un gouffre se creuse. “Les insoumissions, créatives et dynamiques, tirées par une quête de liberté et d’émancipation, s’opposent aux insoumissions réactives et conservatrices, poussées par une demande d’autorité et d’ordre“, remarque l’auteur : comme l’indice d’une tension de la France contemporaine entre, d’un côté, “une société inventive et dynamique, largement métropolitaine, guidé par un nouvel idéal du travail et des échanges, et de l’autre, un pays tétanisé par la peur du déclin, hanté par l’insécurité sociale et culturelle, impatient d’en découdre avec le système et ses représentants”.
L’Etat social réinventé, dont Thierry Pech dessine l’architecture possible, doit non seulement compenser et corriger les injustices, mais aussi, et en même temps armer, aider les gens à reconstruire leur destin.
“Cette politique de l’autonomie n’est pas une politique libérale, mais une politique sociale pour un temps libéral. Elle n’exonère nullement l’Etat et la collectivité de leurs responsabilités : au contraire, elle réordonne leurs priorités et leurs interventions. Elle ne les dispense pas non plus de sollicitude à l’égard des plus faibles car l’échec de l’accès à l’autonomie est aussi le leur.”
Les free-lances, les autoentrepreneurs, les “slashers“ et les divers visages de l’indépendance, qu’Emmanuel Macron veut soutenir, sont ces nouveaux visages d’un monde où le travail échappe de plus en plus au cadre formalisé. Pour Pech, “cette perspective peut éveiller les craintes de ceux qui redoutent la jungle du laisser-faire libéral ; mais elle peut aussi réveiller les rêves de ceux qui pensaient que l’émancipation des individus passait nécessairement par un nouveau décloisonnement des différents registres de l’activité humaine”.
C’est cette transformation radicale des façons de produire, de travailler – un “nouveau moment Polanyi”, selon l’expression de Nicolas Colin, en référence au grand économiste hongrois qui contestait l’idée que le marché représentait la seule forme possible d’organisation de l’économie, que Thierry Pech cherche à penser, moins pour en éradiquer les effets que pour y puiser de nouvelles ressources et protections.
C’est dans cette redéfinition d’un progressisme politique, consistant à imaginer les nouvelles formes de la propriété sociale adaptées à un monde du travail fragmenté, que la réflexion de Thierry Pech devrait nourrir le débat de l’élection présidentielle, où une partie de la gauche autrefois qualifiée de social-démocrate, annoncée comme défaite, pourra puiser quelques idées stimulantes.
Jean-Marie Durand
Insoumissions, portrait de la France qui vient, par Thierry Pech (Seuil, 232 p, 18 euros)