Protectionnisme oui ou non? Explications entre mondialistes
Rien ne va plus sur la planète. Le débat entre Pascal Lamy et Nicole Gnesotto en fait l’inventaire passionnant. Nous sommes aujourd’hui dans la mondialisation douloureuse. Mais sans retour possible.
OÙ VA LE MONDE ? Pascal Lamy et Nicole Gnesotto, avec Jean-Michel Baer, Odile Jacob, 231 p., 19,90 €.
Mini-conférence de presse au restaurant La Méditerranée. Quinze journalistes autour d’un livre dont le titre ne manque pas de grandiose : Où va le monde ? Rien que ça. Les auteurs, Pascal Lamy et Nicole Gnesotto, interrogés par le journaliste Jean-Michel Baer, ne se livrent pas pour autant à quelques propos de comptoir. Poser la question, et mettre les pieds dans le plat, est plus qu’utile, en pleine campagne présidentielle. Les questions internationales sont les grandes oubliées, comme souvent. Ce livre à quatre mains est l’occasion d’étalonner notre jugement sur les ordres de grandeur, les menaces et les espoirs d’une meilleure gouvernance mondiale - car il en faut bien une depuis qu’on a pris la mesure de « l’impuissance de la puissance », comme disent les auteurs à propos des États-Unis.
Les deux auteurs se connaissent depuis longtemps. Ils mènent un débat très affûté sur la globalisation houleuse dans laquelle nous sommes entrés depuis 2008. Débat de chapelle, diront les ironiques, entre deux proeuropéens, deux mondialistes, l’un plus optimiste, l’autre plus pessimiste. Mais débat tout de même. À notre droite, Pascal Lamy, ancien patron de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) - deux mandats -, toujours aussi globe-trotteur et avaleur de « miles ». Il est notre boy-scout d’une mondialisation sociale-libérale qui, certes, n’est plus « heureuse », comme le disait son ami Alain Minc, mais qui reste l’horizon souhaitable, et si on se fait mystique, ce vers quoi tend l’unité du genre humain. Lamy tient bon sur l’idée d’une unification progressive du monde par l’économie, malgré « les embardées » qui secouent fortement la carlingue. À notre gauche, Nicole Gnesotto, professeur au Conservatoire des arts et métiers et présidente du conseil d’administration de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Sur le ring, elle revêt les couleurs de Hobbes contre celles de Kant. Le philosophe anglais pensait que les relations internationales ne pouvaient pas être civilisées, et qu’il y régnerait toujours un état de nature où les traités ne seraient signés qu’au son du canon. Sans nier la réalité d’un système international vaguement opérationnel (G20, ONU, COP21), elle pointe le réarmement du monde - 1 600 milliards de dollars en 2016 - et les dangers qui rôdent.
Dans cette nouvelle phase très agitée, très incertaine, chacun a compris que « les dividendes de la paix », c’est fini. Même le Japon se réarme, et même l’Allemagne. Preuve que l’ancien ordre international n’est plus. « Il suffit d’une seconde pour lancer un missile, même si, heureusement, les militaires détestent casser leurs armes », reconnaît Gnesotto. Elle pointe aussi le refus obstiné des anciennes entités nationales de se laisser dissoudre dans un bain d’acide. « La mondialisation politique n’existe pas », avait-elle claironné dans un article de la revue Esprit, en 2014. « Quand j’ai lu ton papier, j’ai trouvé que c’était un peu fort de café, même si pour le moment les événements te donnent en apparence raison », dit Lamy.
Mais cet internationaliste de conviction fait l’analyse que « les fondements géoéconomiques d’une mondialisation demeurent ». Il pointe « le moteur essentiel » : « le progrès technologique, qu’on ne pourra pas détricoter, ni défaire ». Bien sûr, il n’est pas myope, et il voit que l’effet d’entraînement de la « géoéconomie » sur la « géopolitique » laisse à désirer. Il lui faut bien reconnaître qu’il y a eu une naïveté à croire que le doux commerce abolirait les passions. C’est ce que lui fait remarquer à tout bout de champ Gnesotto : « L’année de l’adhésion de la Chine à l’OMC, les tours jumelles s’effondrent à New York. » Une manière de prolonger les thèses défendues par Pierre Hassner dans un livre récent intitulé La Revanche des passions (Fayard).
Mais leurs visions sont moins contradictoires que complémentaires. Ils sont d’accord pour constater les déséquilibres : la mondialisation enrichit les pauvres des pays pauvres et appauvrit les classes moyennes des pays riches. Et c’est aux États-Unis, où s’inventa cette nouvelle classe moyenne, que ce basculement se fait le plus sentir. Car c’est outre-Atlantique que le système de protection sociale est le plus troué. « On redistribue 38 % du PIB aux USA, 48 % en Europe et 55 % en France », résume Lamy. L’un des grands défis des pays développés est donc le redéploiement d’une protection sociale sur des bases nouvelles et adaptées aux conditions de la mondialisation.
En attendant, « les monstres sont dehors », nous dit Gnesotto, en reprenant une citation de Gramsci citée en exergue : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur, surgissent les monstres. » Le marxiste Gramsci écrivait dans les années 1920, entre deux guerres mondiales, constatant les bouleversements de la première industrialisation des sociétés européennes avant le XXe siècle. La transformation qui vient touche l’ensemble de la planète, à l’exception notable du Proche-Orient et d’une bande qui court « de la Mauritanie au Pakistan », fait remarquer Gnesotto, toujours aussi imperméable à la mondialisation.
Lamy pense quant à lui que la tentation protectionniste qui monte ne pourra pas tenir longtemps. Il prédit beaucoup de déceptions pour la Grande-Bretagne dans la négociation du Brexit. « Je suis ça de très près avec Michel Barnier, et l’Europe ne laissera rien passer », assure l’ancien commissaire européen au Commerce extérieur. De même, les rodomontades protectionnistes de Donald Trump l’inquiètent peu : « S’il fait ça, il va se shooter dans le pied big time ! » résume-t-il dans cette gouaille franglaise qu’il affectionne.
L’un et l’autre sont surtout d’accord pour constater que la mondialisation n’est plus synonyme d’occidentalisation du monde. L’économie de marché est désormais découplée du modèle démocratique. Les régimes autoritaires, inspirés de Moscou ou Pékin, peuvent défendre cette variante qui leur permet d’éviter la société libérale et parlementaire dont ils ne veulent pas. « Il y a un match en cours qui oppose Confucius aux Lumières. Soit le bonheur est une affaire individuelle, et la démocratie est la bonne méthode de gouvernement, soit c’est à l’empereur, représentant de Dieu sur terre, d’assurer le bonheur du peuple. »
Le dernier chapitre leur permet de se retrouver sur un projet européen. Si seulement le moment Trump était l’occasion d’une nouvelle déclaration d’indépendance ! « Pour avoir plus d’Europe, il faut moins d’Amérique », dit Gnesotto. « Nous y sommes déjà arrivés une fois, en 2003, quand Paris et Berlin ont dit non à la guerre en Irak. Pourquoi ne pas recommencer ? » ajoute Lamy.