Pourquoi l'énorme coup de balai en cours sur les hommes politiques révèle surtout le désert de la pensée des partis politiques depuis 40 ans
Alors que la candidature de François Fillon semble pouvoir être compromise, suite au "PenelopeGate", ne peut-on pas s'étonner de l'étonnante fragilité de celle-ci ? En quoi cette fragilité peut-elle révéler une absence de "pensée forte" qui aurait pu faire barrage à un tel épisode ? Cette affaire révèle-t-elle également l'absence de cohésion idéologique du parti autour de son candidat ?
Jean-Philippe Vincent : Ce qu’on appelle “Penelopegate” est en soi peu de chose. Si cela prend l’importance que cela prend, c’est en raison du déficit absolu de confiance qui caractérise la société française. Résumons-nous. La confiance économique est très faible. La confiance dans les institutions (la justice, par exemple) est très faible. La confiance dans le système politique est nulle. La confiance que les Français peuvent avoir en eux-mêmes est presque inexistante. Et, pour parachever le tout, aucun des candidats (et François Fillon est de loin le plus sérieux) n’a l’aura, le crédit, le capital de confiance qu’avaient Poincaré, de Gaulle ou même Raymond Barre. Dans un système de défiance généralisé, il suffit donc d’une affaire très mineure pour que l’ensemble du système vacille. C’est très inquiétant. Mais c’est aussi révélateur d’un défaut de pensée des hommes politiques actuels. Ils n’ont pas de stratégie de construction de confiance. C’est ce qui manque dans les programmes. Tout le monde ne peut pas être Poincaré ou de Gaulle. Mais tout homme politique digne de ce nom devrait avoir une politique de confiance qui ne se résume pas à des mesures économiques. En l’absence de confiance politique et sociale, les plus belles réformes économiques avorteront. Rappelons que l’insistance sur la confiance est typiquement la marque du conservatisme. La solution à la crise de confiance actuelle dépendra de la capacité, notamment pour François Fillon, à allier conservatisme et libéralisme.
Raphaël Glucksmann : C'est un peu l'ensemble de la scène politique qui ressemble à une montagne russe en ce moment. Le "PénélopeGate" est un vrai problème qui illustre un comportement qui n'est pas celui de François Fillon seulement mais qui est celui d'une partie de la classe politique. S'il y avait un projet clair et enthousiasmant cela aurait peut-être avoir moins d'impact. La scène politique dans son ensemble semble être beaucoup plus dans la gestion et la vision du monde d'un expert-comptable et dans la communication que dans la réinvention d'un véritable projet. Ça ne date pas de cette élection. Cela fait déjà plusieurs décennies que notre rapport à la politique a changé. Que le rapport des leaders politiques eux même à la chose publique a changé.
La politique n'est plus perçu comme un projet de transformation de la société mais simplement comme une arène qui oppose des gestionnaires et des communicants. C'est cette réduction de la politique qui rend ensuite la moindre campagne totalement vulnérable au moindre buzz et à la moindre affaire. On ne peut pas dire que François Fillon n'a pas un projet cohérent. Il a gagné la primaire car son projet était le plus cohérent idéologiquement. Ce serait lui faire un mauvais procès que de dire le contraire. Il est dans une logique conservatrice sur le plan de la société et libéral sur le plan de l'économie. Mais dans les grands partis en revanche c'est une certitude. L'idéologie a totalement disparu des grands partis politiques. C'est l'une des explications de la crise des démocraties occidentales.
On rejette comme populiste, à raison, la critique de Marine Le Pen sur le gloubi boulga de "LRPS". Mais il y a quand même une part de vérité qui tient à l'effacement des lignes de fractures idéologiques. Parce qu'encore une fois on a un personnel politique qui a accepté l'idée que les grands conflits théologico-politiques, qui ont structuré et qui sont nécessaires aux démocraties, étaient dépassés. Qu'il n'y avait plus besoin de ce grand dissensus puisque l'histoire était finie. Finalement tout le monde pouvait s'accorder sur cette idée d'une mondialisation heureuse qui allait fonctionner d'elle-même par elle-même et pour elle-même. Quand on dit qu'il y a une insurrection de populiste à travers tout l'occident, c'est une insurrection d'abord contre ce vide-là, contre cette démission de la politique.
En prenant du recul, cette situation n'est-elle pas générale à l'ensemble des partis ? Le débat politique n'est-il pas simplement orphelin d'une pensée construite par les partis ? Ceux-ci ont-ils réellement été capables, au cours des 40 dernières années, de construire un récit fort, articulé autour d'une vision du monde à long terme, et de réponses aux enjeux les plus "concernant" pour la population, comme la mondialisation ou la financiarisation de l'économie ?
Jean-Philippe Vincent : Tous les partis, depuis 40 ans, ont fait l’impasse d’une réflexion sur les thèmes politiques, sociaux et culturels qui structurent la vie en société, la vie d’une nation. Quels sont ces thèmes essentiels? Où est la réflexion sur ce que doit être l’autorité dans la vie en société, et pas seulement l’autorité de l’État? Où est la réflexion sur ce que pourrait être un bien commun à l’échelle nationale? Où est la réflexion sur l’articulation de la liberté et de l’autorité? Où en sommes-nous dans la façon dont nous pensons le rôle de l’économie au service du bien commun? Les individus n’ont-ils que des droits ou doivent-ils contribuer également au bien commun? N’avons-nous pas besoin de communautés vivantes (à distinguer des communautarismes, évidemment) pour structurer la vie sociale? Aucun parti ne réfléchit ou ne pense ces questions capitales. Ce déficit se paye aujourd’hui, notamment sous la forme de la défiance généralisée. Pour reprendre le titre d’un livre important de Renan (1871), il serait urgent que les partis politiques se lancent dans une “réforme intellectuelle et morale”. Ils sont mal-partis pour ça, engagés qu’ils sont dans le court-termisme. Et c’est parce que ces thèmes politiques essentiels n’ont pas été pensés que nous assistons à une mondialisation et à une marchandisation moralement appauvrissantes pour les nations.
Raphaël Glucksmann : Les démocraties libérales ont toujours été traversées par une confrontation de deux logiques nécessaires à sa propre survie. D'un côté une tentation démocratique qui place la souveraineté du peuple au-dessus des partis et qui est une exigence de collectif et de l'autre côté une tentation libérale, issue elle-même de la démocratie qui vise à préserver les droits de l'individu, à sacraliser la propriété et l'espace privé. C'est la confrontation de ces deux tendances qui créé un équilibre instable sur lequel repose la démocratie libérale. C’est-à-dire un régime d'instabilité contrôlé. En 1989 quand la guerre froide s'est arrêtée et que la mondialisation est devenue aussi naturelle que l'ère que l'on respire, il y a eu une fin de cet équilibre avec cette idée que les droits individuels et l'émancipation de l'individu et le respect de son espace privé était dominant et qu'il n'y avait plus besoin de grands projets politiques, de grands horizons collectifs. Ce qu'il se passe quand ce cas de figure apparaît c'est que la politique change de nature et devient une affaire de gestion, on doit savoir gérer l'Etat de sorte que les individus trouvent leur compte dans notre gestion. c'est pour ça que l'on arrive plus à comprendre le clivage droite gauche, que l'on arrive plus à comprendre aussi l'utilité même du fait politique. Quand la mondialisation ne s'avère pas heureuse, que la croissance n'est pas éternelle, que la paix n'est pas certaine, cela créé un grand vide et c'est de là que naissent les insurrections réactionnaires. Et ce qui nourrit ces mouvements c'est le vide du fait politique. Quand les gens voient que les choses ne fonctionnent pas d'elle-même, ils interrogent une classe politique qui est inapte à répondre car elle n'a pas été formé à cela. La classe politique a été formée à l'idée que finalement on avait plus besoin des grands projets politiques.
C'est pour cela que la primaire du parti socialiste est intéressante. C'est la première fois depuis longtemps qu'une élection se joue sur une idée d'un candidat, en l'occurrence le revenu universel, qui est nouvelle, et en ce sens cette primaire est plus politique que celle de la droite. Cette focalisation autour de l'idée de Hamon est la preuve qu'il y a un besoin réel d'idées et c'est dans une période de crise comme celle que l'on traverse que l'on sent bien que les idées revêtent un caractère vital.
En quoi ce manque peut-il également être mis en parallèle avec la chute du mur de Berlin ? En quoi les conséquences de ce nouvel ordre mondial n'a toujours pas été "digéré" par des partis qui ont pu sembler être dépassés par les évènements ? En quoi, également, l'absence d'opposition idéologique, incarnée autrefois par l'URSS, a pu produire un vide de pensée de la part de nos dirigeants politiques ?
Jean-Philippe Vincent : Au risque de passer pour paradoxal, la guerre froide a eu beaucoup d’avantages pour les pays d’Europe occidentale. C’est la menace soviétique qui a obligé les pays d’Europe à s’unir dans l’OTAN (1949) pour faire face. La menace soviétique et la construction de l’OTAN ont beaucoup plus fait pour l’unité et la paix de l’Europe que le Traité CECA (1951) ou celui du marché commun (1957). D’une manière générale, le fait de la guerre froide nous obligeait à connaître et à nommer nos ennemis, ce qui est l’essence du politique comme l’a écrit Julien Freund. Depuis 1989 et aussi avec l’élargissement continu de l’union européenne, nous avons cru que nous n’avions plus d’ennemis. Ce fut une grave erreur. Nous la payons cher aujourd’hui, sous forme de terrorisme, mais pas seulement. Les pays européens ne savent plus ce qu’ils sont. Ils se conçoivent comme des “espaces de droits”, et rien de plus. Or, une nation n’est pas seulement “un espace de droits”: elle a une âme, des traditions, une histoire, un bien commun qui lui est propre, une vocation singulière. Les partis politiques ont raté, comme d’autres, le virage de l’après-guerre froide. Ils se contentent de répéter des slogans, du genre: “la France patrie des doits de l’Homme”, comme si cela allait conjurer le malheur. Sans parler des incantations au “modèle social français” et au “modèle républicain”. Cette rhétorique est indigente.
Raphaël Glucksmann : Le moment ou le mur tombe et où Fukuyama proclame la fin de l'Histoire, l'ensemble des élites européennes se moquent de lui. Mais la vérité c'est qu'elles ont toutes vécu comme si Fukuyama avait raison. La crise aujourd'hui, la remise en cause des élites libérales, la montée de ce que l'on appelle "les populismes", l'élection de Trump, le Brexit…
D’où vient cette insurrection que personne aujourd'hui n'arrive à comprendre et pourquoi séduisent-ils? Parce qu'aujourd'hui les élites politiques en place ont géré la victoire lors de la guerre froide de manière catastrophique. Il y a une date pour moi qui est assez exemplaire, c'est le sommet de Vienne de l'UE en 1998. A ce moment-là l'ensemble des gouvernements européens étaient socio-démocrates, c'était "l'Europe rose". Les dirigeants se rencontrent à Vienne, c'est une période de croissance, la Russie n'est pas encore une grande puissance, le terrorisme islamiste est très limité sur le sol européen, bref tous les ingrédients sont réunis pour offrir une perspective politique à l'Europe. L'euro est dans les tuyaux, il y a besoin de donner du sens au projet européen. Ces gens se rassemblent et ne font que parler à 90% du temps du "Duty Free". Ces gens qui ne ressentent pas la nécessité de mener un projet mais ils pensent tellement que tout va de soi qu'en gros ils réduisent la politique, à une discussion sur les magasins dans les aéroports alors que c'est dans ces années que tout se jouait. Quand on ne définit pas un horizon collectif, lorsque la crise arrive elle nous trouve démunis idéologiquement et politiquement.
Aujourd'hui si ces élites semblent incapables de répondre à la vague anti establishment c'est parce qu'elles ont dormi pendant 30 ans.
On a cessé de croire que des gens pouvaient penser autrement que nous. Lorsque vous cessez de penser qu'il peut y avoir des contre modèles, des modèles alternatifs à ceux dans lequel vous vivez, vous cessez de croire que l'histoire est tragique. Aujourd'hui ce qui émerge aujourd'hui, et qui surprend les dirigeants européens, c'est bien l'émergence de contre modèles autoritaires au modèle démocratique libéral. Quand Vladimir Poutine construit son régime en Russie, les dirigeants américains et européens pensent que c'est le produit d'une forme d'arriération. Ils le regardaient avec une forme de condescendance alors que ce qu'il inventait c'était un langage politique du 21e siècle qu'il affiné depuis et qui est un conte modèle aux sociétés européennes et au x principes de la société ouverte.
Et aujourd'hui ils sont incapables de comprendre à quel point le terrorisme djihadiste relève d'un combat idéologique. Ils ont une lecture sécuritaire mais pendant très longtemps ils n'ont pas compris la dimension idéologique de ce phénomène. Pour conclure, le penseur du néonationalisme voir fascisme Russe qui s'appelle alexandre doubine qui est un des inspirateur du régime poutinien dans son expression la plus extrême a eu cette phrase après la défaite de l'urss dans un livre où il dit que "la démocratie libérale occidentale a ecssé d'être un projet idéologique et est devenue aussi naturelle que l'air qu'on respire, c'est donc au moment de sa victoire que s'est scellé sa défaite." Un projet politique ne peut pas être considéré comme aussi naturel que l'air qu'on respire, à ce moment-là il cesse d'être un projet poltiique, il perd de sa force et finalement il s'auto dissout. Aujourd'hui les Russes regardent avec plaisir la dissolution de la démocratie libérale américaine.
Jean-Philippe Vincent, ancien élève de l’ENA est professeur d’économie à Sciences-Po Paris. Il est l’auteur de Qu’est-ce que le conservatisme (Les Belles Lettres, 2016). Voir la bio en entier
Raphaël Glucksmann est essayiste et documentariste. Il s’est engagé politiquement aux côtés des leaders des révolutions démocratiques géorgienne et ukrainienne. Voir la bio en entier
Source: atlantico.fr