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ENS 1957-1961     Témoignage de Jean-Pierre Renard

   « Raconter est un remède  sûr » Primo Levi, Le défi de la molécule


    Je crois me souvenir que ma première journée à l'ENS était le 1er novembre 1957. Mon père, instituteur dans le nord de la France, m'avait emmené à Paris. Fils de mineur, il était très fier de ma réussite au concours, il en avait été félicité par son inspecteur primaire. Grand admirateur de la révolution française, notre école prestigieuse fondée par la Convention lui apparaissait comme un temple du savoir. Mon souvenir le plus marquant de cette première journée est bassement matériel, c'est le paiement du salaire d'octobre par l'intendance (nous étions admis comme élèves fonctionnaires stagiaires à partir du 1er octobre). C'était une somme de l'ordre de quarante mille francs de l'époque; je n'avais jamais tenu autant d'argent dans mes mains!

    Pourquoi suis-je entré à l'ENS? J'avais suivi une filière normale : études secondaires au lycée Henri Wallon de Valenciennes - latin et deux langues vivantes, anglais et allemand - de bons résultats dans toutes les matières sauf en éducation physique (j'avais un an d'avance et j'étais petit pour mon âge). J'obtenais chaque année le prix d'excellence, remis à une cérémonie à laquelle mon grand-père, retraité des mines, assistait avec fierté jusqu'à sa mort en 1955. Il avait quitté l'école à dix ans pour travailler dans une verrerie, puis à la mine de charbon comme galibot à l'âge de douze ans. Je me suis dirigé naturellement vers les sciences car j'étais très intéressé par la chimie et la physique. A quatorze ans, je confectionnais des feux de Bengale et des poudres explosives. J'avais construit une lunette de Galilée avec un vieux verre de lunette et un oculaire de microscope. Je m'intéressais aussi à la botanique et aux papillons. Après la première, on avait le choix entre trois classes : philo., sciences expérimentales et math. élém. J'ai choisi math. élém. dont les excellents professeurs agrégés de mathématiques et de physique-chimie ont renforcé mon goût pour les sciences. A la fin de l'année scolaire, mon père a demandé à ces professeurs s'ils me jugeaient capable de suivre la préparation des concours d'entrée aux grandes écoles. Ils me trouvaient d'un niveau comparable à celui d'anciens élèves admis à Polytechnique et je me suis donc retrouvé en math. sup. au lycée Faidherbe de Lille, une classe de 68 élèves – c'était l'une des deux seules math. sup. du Nord, l'autre étant celle de Douai. A mon entrée, mon père avait tenu à voir le proviseur de Faidherbe qu'il avait eu comme professeur d'anglais au lycée de Valenciennes. Ce dernier lui avait recommandé de ne pas céder au découragement si j'avais des notes exécrables aux devoirs surveillés de mathématiques; le professeur de math., un rescapé du camp de Buchenwald était considéré comme une terreur. De fait, à la correction du premier problème sur le calcul des probabilités, il avait distribué les notes de 0, 1 et 2 à environ la moitié de ses élèves. N'ayant pas réussi à répondre à toutes les questions posées, j'avais l'impression d'avoir échoué mais j'obtins toutefois la meilleure note, 11/20. Le fait d'être le premier de la classe, le mage, me permit d'être moins bizuté que d'autres.


    La vie d'interne à Faidherbe n'était pas facile. Ce lycée napoléonien était une caserne. On y logeait dans de gigantesques dortoirs mal chauffés; on y était réveillé à 6H30 le matin et on se lavait à l'eau froide; on y mangeait très mal. On avait droit à une sortie de trois heures chaque jeudi et on pouvait rentrer dans sa famille le dimanche. Ces sorties étaient annulées à la moindre incartade, ce qui laissait beaucoup de temps pour le travail et on n’en manquait pas, le gap entre la terminale du lycée et la prépa étant considérable. Une des rares distractions était le foyer où on pouvait se réunir pour écouter des disques 78 tours de jazz. La sélection pour le passage dans la meilleure math. spé. préparant l'ENS Ulm et Polytechnique était sévère; seuls les élèves classés dans les vingt premiers et quelques jeunes filles préparant l'ENS de Sèvres y étaient admis. En math. spé., on suivait les cours de maths d'un archicube grand, voûté, aux sourcils broussailleux et au regard perçant appelé depuis toujours « le Vieux », M. Gounon, et ceux de physique et chimie d'un professeur plein de fougue, M. Vanderlinden. A l'entrée dans cette classe, chaque élève devait indiquer les concours auxquels il désirait se présenter. N'ayant mentionné que l'ENS et Polytechnique, je fus jugé prétentieux. Je fus néanmoins  admis dans ces deux écoles et je n'eus aucune hésitation pour choisir l'ENS, d'une part, à cause de mon envie de faire de la recherche, d'autre part, par suite de mon peu d'attirance pour la condition militaire. Etant admis à l'ENS alors que les oraux de Polytechnique n'étaient pas terminés, j'avais l'intention d'arrêter là; Je suis finalement allé jusqu'au bout à la demande du professeur de physique, mais en toute décontraction.


    L'Ecole après la taupe de Lille était une sorte de paradis, même si nous logions en dortoir sous les toits et partagions à quatre une « thurne » de travail. Le directeur d'alors, M. Hyppolite, un philosophe plein de bonhommie, nous avait recommandé de ne pas nous scléroser dans l'étude, de sortir de l'école, de profiter de Paris, de ses spectacles, cinémas, expositions et concerts. Ce discours était des plus réjouissants après deux ans d'austérité. Un autre choc à l'entrée à l'Ecole fut de rencontrer des camarades de promotion d'une intelligence exceptionnelle avec des dons variés, en particulier deux virtuoses premiers prix de conservatoire, Jean-Claude Risset en piano, Yves Hellegouarch en violoncelle, qui sont restés de proches amis. La promotion 1957S fut d'ailleurs une bonne cuvée, avec deux médaillés d'or du CNRS, Risset et Fert, ce dernier ayant été honoré par le prix Nobel de physique en 2008*. La proximité des thurnes qui s'alignaient le long des couloirs du rez-de-chaussée, les repas pris en commun par tables de huit, les sorties nocturnes en petit groupe dans les catacombes (nous disposions des clés d'une porte dans l'enceinte du cimetière Montparnasse leur donnant accès), les pots pris tard le soir dans les bistrots proches favorisaient une vraie vie commune de promotion.


    En première année, les scientifiques devaient préparer une licence de mathématiques, de physique ou de chimie en suivant des cours à la Faculté. Les cours de mathématiques étaient donnés à l'Institut Henri Poincaré situé près de l'Ecole. Certains d'entre nous se rendaient en robe de chambre aux cours les plus matinaux; les cours de physique et chimie ainsi que les travaux pratiques avaient lieu à la Sorbonne; on s'y entassait dans des amphithéâtres bondés. Au départ, j'hésitais entre les mathématiques et la chimie. En 1957, on était en pleine révolution des mathématiques avec le « Bourbakisme ». La théorie des ensembles, la logique formelle, la topologie avaient le vent en poupe. Le vocabulaire était abscons, la part de l'intuition réduite à zéro. Les cours professés à l'Ecole par Henri Cartan étaient incompréhensibles sauf pour quelques privilégiés déjà initiés dans les taupes parisiennes. De son côté, la chimie était encore enseignée à l'ancienne, sans faire appel aux avancées de la mécanique quantique. On se perdait dans les arcanes du tableau de Mendeleïev, on apprenait vingt préparations différentes du méthane, c'était ennuyeux et sans grand intérêt. En physique, nous avions à l'Ecole plusieurs professeurs remarquables. Yves Rocard, dont le fils Michel eut un bel avenir politique, dirigeait le laboratoire de physique d'une main de fer. Il l'avait équipé d'instruments provenant de la marine nationale; des batteries récupérées sur des sous-marins allemands** alimentaient le laboratoire en courant continu stable. C'était un enseignant hors pair dont les cours étaient riches et vivants; Alfred Kastler, père du pompage optique à la base du fonctionnement des premiers lasers, ajoutait à son immense culture scientifique des qualités humaines qui le rendaient aimé de tous. A la Sorbonne, on pouvait suivre le cours de thermodynamique de Raymond Castaing dont les polycopiés illuminaient cette branche difficile de la physique. L'influence de ces professeurs fut certainement déterminante dans mon choix de devenir physicien.


    A l'Ecole, les élèves physiciens devaient acquérir une formation pratique, apprendre à utiliser des machines-outils telles que perceuses, fraiseuses et tours. L'apprentissage se faisait sous la surveillance vigilante du chef de l'atelier de mécanique du laboratoire, M. Corbier, un homme bourru mais bienveillant. On apprenait aussi le soufflage de verre et la soudure des métaux. Sous l'égide des caïmans, on s'initiait à des montages de physique et à des synthèses chimiques simples. Cette formation s'est révélée très utile à ceux d'entre nous qui se sont orientés vers la physique ou la chimie expérimentale.


    Ayant obtenu la licence de mathématiques et le certificat de physique générale en première année, je n'avais plus qu'à obtenir un certificat de chimie pour être licencié en physique, ce qui me laissait du temps pour suivre des cours de physique moderne, en l'occurrence de mécanique quantique et de physique des solides, dispensés par d'excellents professeurs, MM. Lévy, Friedel et Guinier, entre autres. A l'Ecole, on pouvait rencontrer des physiciens de stature internationale. La visite de Robert Oppenheimer (il avait reçu les insignes de Chevalier de la Légion d'Honneur en 1958) fut un événement marquant. Il s'était montré charmant et accessible, discutant à bâtons rompus avec les élèves. Des lauréats du prix Nobel, ou futurs lauréats tels que Van Vleck(1) passaient aussi par l'Ecole, attirés par la renommée de ses physiciens, ceux cités précédemment mais aussi Pierre Aigrain, le père de la physique des semi-conducteurs française. Leurs séminaires étaient très suivis même si on ne pouvait tout comprendre. Il est certain que pour le physicien en herbe, l'Ecole était en ces années là un lieu privilégié pour ses professeurs, la formation à l'expérimentation et l'ouverture sur le monde de l'université et de la recherche.


    En troisième année, j'ai préparé le Diplôme d'Etudes Supérieures (DES), alors nécessaire pour se présenter au concours de l'agrégation. Après avoir visité quelques laboratoires à Paris et à Saclay, j'ai choisi de faire mon DES dans le laboratoire du professeur Pierre Grivet, qui s'intitulait « Laboratoire de Radioélectricité de la Faculté des Sciences de Paris », alors installé dans les locaux du Laboratoire Central des Industries Electriques (LCIE) à Fontenay-aux-Roses. J'étais intéressé par la résonance magnétique nucléaire (RMN), domaine de recherche nouveau et prometteur dont P. Grivet était un des pionniers en France avec Anatole Abragam à Saclay et Michel Soutif à Grenoble. Par ailleurs, j'avais été impressionné par la forte personnalité du Pr. Grivet dont le fils Jean-Philippe était un camarade de promotion; nous avions partagé une « bithurne » en deuxième année. Mon DES qui portait sur le bruit de fond du maser à RMN devait être encadré par un archicube venant de soutenir sa thèse de Doctorat, Henri Benoit, mais il est rapidement parti en stage post-doctoral à Berkeley et j'ai dû me débrouiller avec l'aide et les conseils d'autres membres du laboratoire. Le LCIE où l'EDF testait des disjoncteurs de puissance et autres dispositifs générateurs de bruit électrique n'était pas propice aux mesures fines. Finalement, mon dispositif expérimental fut déplacé à l'observatoire de Chambon-la-forêt, endroit très calme au sein de la forêt d'Orléans où, en quelques jours, tous les résultats nécessaires à la rédaction du DES furent obtenus.
    Après le DES, j'ai préparé l'agrégation de physique en quatrième année. Cette préparation accueillait aussi les normaliennes de Sèvres et Fontenay-aux-Roses et des étudiants auditeurs libres. Elle consistait principalement à donner des cours devant les autres agrégatifs, à réaliser des montages de physique et de chimie sur des thèmes donnés et à subir les conseils critiques des caïmans. Ces montages pouvaient donner lieu à de franches séances de rigolade quand, lors d'une démonstration de l'action de l'acide nitrique sur le phosphore, la salle de classe envahie de vapeurs rousses d'oxyde d'azote devait être évacuée, ou quand des élèves s'excusaient de ne pouvoir montrer un atome de fer car il était rouillé! Un autre aspect de la préparation était le stage pédagogique en lycée. Le mien s'est déroulé au lycée Louis-le-Grand dans les classes de seconde, première et terminale; mes deux compagnons de stage étant brouillés avec la chimie, j'ai hérité de cette matière et me suis évertué à faire un maximum d'expériences plus spectaculaires les unes que les autres devant les lycéens avec un franc succès. J'espère avoir ainsi éveillé quelques vocations de chimistes.


    Entre 1957 et 1961, les études universitaires avaient évolué, les physiciens n'étant plus tenus, après 1958, d'obtenir le certificat de chimie générale et d'acquérir de solides connaissances en chimie. Par contre, les épreuves de l'agrégation de physique n'avaient pas évolué et comportaient toujours une forte composante chimique. Il s'en est suivi une hécatombe de la promotion 1957 à l'agrégation de physique avec une dizaine de recalés dont beaucoup ne se représentèrent pas au concours.

    Comme je l'ai déjà mentionné, les liens entre scientifiques d'une même promotion étaient étroits. Mes meilleurs amis comptent deux mathématiciens, deux physiciens et un géochimiste de la promotion 57. Nous avions aussi des relations avec les élèves des promotions voisines 56 et 58, et plus rares mais néanmoins réelles, avec ceux de promotions plus éloignées. Le sport, en particulier les cours de gymnastique et de natation dispensés par M. Ruffin, le basket et le football, était un facteur de mélange entre promotions différentes et entre scientifiques et littéraires. On peut aussi mentionner l'instruction militaire obligatoire (IMO) dite « le bonvoust » consistant en séances d'instruction les samedis matin au fort de Vincennes et en périodes militaires annuelles de deux à trois semaines qui mêlaient littéraires et scientifiques d'une même promotion.


    Les échanges avec l'étranger étaient encore rares à l'époque, freinés par les difficultés administratives et un manque de pratique des langues étrangères, très mal enseignées dans les années 50. Mon cothurne J-P. Grivet a pu faire avec beaucoup d'efforts son diplôme à Harvard. Nous avions à l'Ecole un Japonais travaillant sur Beaudelaire, Yoshio Abe, un Coréen et plusieurs anglo-saxons. Ils étaient parfaitement intégrés et participaient à la vie de l'Ecole.

    J'ai déjà évoqué précédemment la vie à l'Ecole. Je reviens maintenant sur quelques aspects qui me paraissent importants. La période 1957-1961 a été très marquée par la guerre d'Algérie. Dans leur grande majorité, les élèves étaient opposés à cette guerre et beaucoup de ceux qui n'étaient pas membres d'un parti ou d'un syndicat de gauche participaient aussi aux manifestations en faveur de la paix en Algérie. Ces manifestations étaient souvent rendues violentes par des groupuscules d'extrême droite comme « Occident » et « Jeune Nation ». Il était prudent de s'équiper de casques de motocycliste et de vestes rembourrées! L'arrivée au pouvoir de de Gaulle en 1958 fut ressentie par beaucoup d'entre nous comme une sorte de coup d'état fomenté par les tenants de l'Algérie française. La répression policière des manifestations fut alors accentuée et à l'issue de certaines d'elles, 20% de l'effectif de l’École pouvait se retrouver dans des commissariats ou des centres de rétention sinistres comme Beaujon. D'autres manifestations eurent un caractère folklorique. Celle où des élèves et étudiants sous la direction d'Adrien Douady, mathématicien génial et farfelu (il avait l'habitude d'arpenter Paris pieds nus et de dormir parfois dans les arbres du Boul'Mich') s'emparèrent d'un squelette de girafe, le coiffèrent d'un képi étoilé et le promenèrent dans le quartier latin, est restée célèbre. Le divorce entre de Gaulle et l'ENS apparut clairement lors de sa visite de l’École quand plusieurs élèves refusèrent de serrer la main du grand homme.


    D'autres aspects moins graves de la vie à l'Ecole méritent d'être soulignés tels que l'importance du ciné-club animé par Jean-Marc Lerner dit « le Baron ». Ce dernier avait des liens avec le milieu du cinéma, en particulier avec la directrice de la cinémathèque de la rue d'Ulm qui lui prêtait des copies de films mythiques. Il invitait des metteurs en scène comme Rossellini, Renoir, Cavalcanti, Franju et autres à venir présenter leurs films. La qualité de la projection n'était pas fameuse mais approcher des artistes comme Jean Renoir était une expérience inoubliable. Une activité populaire chez les scientifiques était la fabrication et la mise au point de chaînes haute fidélité qu'on appelait alors « zinzins ». Des plans d'enceintes acoustiques et d'amplificateurs à tubes circulaient parmi les élèves. Le gourou en matière de « zinzins » était un mathématicien de la promotion 56, Etienne Bize, qui était entré à l'ENS après être passé par les Arts et Métiers et l'Ecole Centrale. Lors du bal de l'Ecole, il sonorisait une salle confortable et y diffusait des disques de musique classique qu'il sélectionnait avec un soin maniaque. On pouvait s'y détendre loin du tumulte ambiant. La photographie était aussi populaire chez les scientifiques. Plusieurs d'entre eux s'étaient équipés de cuves de révélation et d'agrandisseurs et faisaient eux mêmes les tirages des épreuves dans leurs thurnes transformées en chambres noires. Une autre activité importante était le « tapirat ». Beaucoup de scientifiques s'y adonnaient pour arrondir leurs fins de mois. Un élève de la promotion 56 était célèbre pour avoir pu acheter une voiture neuve après un an d'Ecole et de tapirat acharné. Il en avait négligé ses études et raté ses examens de licence, ce qui lui avait valu une exclusion temporaire de l'ENS. Il fit ensuite une brillante carrière dans une grande firme américaine.


    Quelques souvenirs des années d 'Ecole : les sorties à Fontainebleau entre copains les week-ends, on y escaladait les rochers et, si le temps le permettait, on se baignait ensuite dans le Loing ou la Seine à Thommery; les parties de pétanque dans la cour de l'Ecole, on y voyait souvent Claude Allègre qui retrouvait son accent du midi dès qu'il prenait une boule en main; des sorties d'agrégatifs et agrégatives sur la côte normande entre l'écrit et l'oral; un voyage en Italie l'été 59 avec trois camarades de promotion, Grivet, Hellegouarch et Risset où nous découvrîmes avec ravissement Pise, Sienne, Florence, Ravenne et Venise; un voyage des physiciens en Algérie (1960?) financé par une société pétrolière où je fus ébloui par la découverte du Sahara et de la ville romaine de Tipasa sur la côte méditerranéenne, mais désagréablement impressionné par la tension qui régnait à Alger après la semaine des barricades et le début des attentats.

    Après avoir réussi le concours de l'agrégation, j'ai décidé de faire de la recherche, d'une part par goût personnel, d'autre part parce que l'inscription en thèse permettait de surseoir aux obligations militaires, très lourdes en 1961, 24 mois avec une rallonge probable. Pour cela, il fallait obtenir un détachement au CNRS ou dans l'enseignement supérieur, ce qui n'était pas facile à cause du manque de professeurs de lycées subissant alors une forte augmentation du nombre d'élèves. La création d'une préparation à l'agrégation sur le nouveau campus d'Orsay par un jeune professeur que j'avais connu comme caïman de physique, Bernard Cagnac, me permit d'y obtenir un poste d'assistant. Le choix du laboratoire de recherche ne posa pas de problème puisque c'était celui de mon DES. La construction sur le campus d'un nouveau bâtiment de grande surface pour accueillir les chercheurs hébergés provisoirement à Fontenay-aux-roses offrait d'intéressantes perspectives de développement. A l'achèvement de la construction en 1962, le laboratoire du Pr. Grivet changea de nom et devint l'Institut d'Electronique Fondamentale; le nombre de chercheurs et doctorants crût très rapidement, passant d'une trentaine à plus de cent en quelques années. La plus grande difficulté était alors de trouver à se loger près d'Orsay. Je m'était marié en septembre 1961 avec Danièle, une jeune étudiante lilloise amie d'enfance, élève des IPES, qui poursuivit ensuite ses études de licence à Orsay; nous pûmes louer une petite maison sans confort à Igny, une commune proche et, un an plus tard, nous achetâmes avec un prêt bancaire un appartement neuf à Orsay; l'afflux des français rapatriés d'Algérie en 1962 avait donné une forte impulsion à la construction de logements en vallée de Chevreuse.


    Mon sujet de thèse portait sur la RMN dans des cristaux magnétiques refroidis à quelques dixièmes de degrés du zéro absolu. Il m'avait été suggéré par Henri Benoit qui venait de s'initier à la physique des très basses températures à Berkeley. La nouveauté de l'expérience résidait dans l'utilisation de l'hélium 3(2), un isotope rare de l'hélium, comme fluide cryogénique. Parallèlement à la construction du montage cryogénique et du spectromètre RMN, je dus apprendre à faire croître des monocristaux, ce qui est plus voisin de l'art de la cuisine et du jardinage que de la science pure. Dans ces activités expérimentales, la formation pratique acquise à l'Ecole dans ses laboratoires de physique et de chimie s'est révélée extrêmement utile. Etant entré au CNRS après un an d'assistanat, je pus ainsi me consacrer à la recherche à plein temps et mener à bien mon travail de thèse en quelques années.


    Le service militaire fut une parenthèse inévitable.  Je l'ai effectué comme sous-lieutenant dans l'armée de l'air, grade obtenu grâce à l'instruction militaire obligatoire subie pendant les années d’École. J'y retrouvais à l'automne 1965 quelques camarades des promotions 57 et 58 sur la base de l'aérodrome de Caen-Carpiquet. Nous fîmes du camping dans le Cotentin et des marches dans la lande de Biville. Après deux ou trois mois, je pus revenir à Orsay comme scientifique du contingent au laboratoire de physique des plasmas  dirigé par le professeur Delcroix. Ce dernier bénéficiait de nombreux contrats de recherche avec l'armée et ma candidature avait été soutenue par un de ses élèves, camarade de promotion. J'y ai passé le plus clair de mon temps à faire des commandes de matériel et à rédiger mon mémoire de thèse.
    J'ai soutenu ma thèse en 1967 et ai eu la chance d'avoir, comme président de jury, Alfred Kastler qui venait de recevoir le prix Nobel de physique(3). Le rapporteur était Jacques Winter du CEA de Saclay, mon parrain au CNRS. Il devint par la suite directeur du Département « Sciences Physiques et Mathématiques » du CNRS. Il était redouté pour son humour corrosif mais il avait constamment suivi l'avance de mes travaux de thèse avec intérêt et bienveillance. De cette période, on doit retenir l'extrême liberté dont on bénéficiait tant dans le choix des sujets de recherches que dans la façon de mener ces dernières. Cela tenait à l'encadrement peu contraignant, (le nombre de docteurs chercheurs confirmés était faible par rapport au nombre sans cesse croissant de doctorants), à une administration de la recherche encore légère (les procédures administratives n'ont cessé de s'alourdir au fil des années) et à l'effort de recherche très important en postes et crédits sous la présidence de de Gaulle.


    En 1968, on m'a proposé de devenir professeur d'Université, ce qui était une promotion pour un jeune chargé de recherches au CNRS. Les troubles à l'université après mai 68 m'ont dissuadé d'accepter cette proposition; par ailleurs, ceci impliquait de quitter Orsay où ma femme venait de commencer une thèse à l'Institut d'Optique Théorique et Appliquée. Je n'ai pas regretté ce choix de poursuivre mes recherches au CNRS où j'ai dirigé une quinzaine de thèses d'Etat et de troisième cycle et terminé ma carrière à la tête d'une équipe d'une vingtaine de chercheurs.

 

Voir ici le mémorandum de ses recherches sur le nano-magnétisme à l'Institut d’Électronique Fondamentale d'Orsay . ndlr


(1)John Hasbrouck van Vleck célèbre pour ses travaux théoriques sur le magnétisme, prix Nobel de physique en 1977.
(2) L'hélium 3 est issu de la désintégration du tritium, un des composants de la bombe thermonucléaire. Une bouteille de trois litres de ce gaz coûtait plusieurs milliers de dollars au début des années 60.
(3)Alfred Kastler obtint le prix Nobel de physique en 1966 pour ses travaux sur la spectroscopie hertzienne et la découverte du pompage optique.
*A ces noms, il faut ajouter celui d’Yves Meyer, mathématicien, membre de l’Académie des Sciences, honoré récemment par le prix Abel pour ses travaux sur les ondelettes.
**Michel Soutif m’a indiqué que les batteries de l’ENS étaient françaises, les batteries allemandes ayant été, en fait, récupérées par Louis Néel à Grenoble.

Le 30 mai 2010,  J.-P. Renard