La crise par le petit bout de la lorgnette
L'économiste Laurent Davezies a observé les impacts de la crise et de la mondialisation sur l'ensemble des zones d'emploi françaises. Une grille d'analyse originale pour comprendre le développement local.
La science économique s'intéresse traditionnellement peu aux territoires. Pourquoi ?
Des auteurs comme William Alonso dans les années 1970 ont travaillé sur ce sujet, notamment par le biais de l'économie urbaine, ou d'autres sur la théorie de la base économique (voir encadré). Mais la plupart des travaux consistaient à transposer à l'échelle des territoires les modèles appliqués au niveau national. Ainsi, les territoires sont longtemps restés les parents pauvres de la science économique, en particulier en France. Celle-ci demeure en effet une discipline très tournée vers l'abstraction, alors que chaque territoire est singulier et s'ancre fortement dans la réalité. On peut faire un échantillon représentatif de consommateurs, d'électeurs, mais non de territoires. On peut forger une théorie générale de la monnaie, mais non des territoires.
C'est le sociologue et économiste allemand Werner Sombart (1863-1941) qui a développé la théorie de la base économique, laquelle a été reprise par l'économiste Günter Krumme à la fin des années 1960. Cette théorie affirme que le revenu capté à l'extérieur par les territoires, via la vente des biens et des services qu'ils produisent, est le facteur majeur de leur développement. Laurent Davezies a montré que cette base dite " productive " est moins importante pour le développement local que les autres sources de revenus que sont les emplois publics, les pensions de retraite, les prestations sociales ou les revenus des résidents secondaires et des touristes.
La macroéconomie ne permet pas de comprendre les logiques à l'oeuvre sur le plan local. Ainsi, les territoires les plus compétitifs selon les critères macroéconomiques ne sont pas ceux qui se portent le mieux en termes de développement. Ils concentrent les moyens productifs les plus puissants, mais ils ne voient pas les conditions d'existence de leur population s'améliorer au même rythme, puisque croissance et développement ne sont pas automatiquement synonymes. C'est un paradoxe : la croissance nationale est un facteur de développement national, mais la croissance locale n'est pas forcément synonyme de développement local.
Votre analyse conduit donc à remettre en cause le PIB ?
Le produit intérieur brut (PIB) est peu pertinent pour mesurer la richesse monétaire d'un territoire. En effet, le système français de formation du revenu déconnecte largement le revenu d'une ville ou d'un département de ses performances productives. Du coup, les territoires les plus productifs ne sont pas forcément les plus riches. L'exemple de la Seine-Saint-Denis est frappant. Des milliers de cadres et d'employés viennent y travailler chaque matin et repartent chaque soir dépenser leurs salaires dans des lieux de résidence plus attractifs. Inversement, 85 % du revenu de Menton, ville célèbre pour la beauté de son cadre et la douceur de son climat, viennent d'ailleurs, sous forme de pensions de retraite, de salaires publics et autres transferts qui irriguent l'économie locale.
On le voit également avec l'effet de la crise financière : celui-ci est plus prononcé dans les territoires industrieux à forte spécialisation productive, davantage enchâssés dans la mondialisation, que dans les zones résidentielles dont l'économie est moins dépendante de leur compétitivité productive. De même, certains territoires peuvent être très productifs tout en affichant une démographie calamiteuse avec un solde migratoire négatif. C'est le cas de Paris où le coût du logement ne permet plus aux jeunes ménages de vivre dès qu'ils ont des enfants. A l'inverse, les zones résidentielles sont démographiquement attractives, notamment en période de crise. Ainsi, un quart des Parisiens quitte la région après la retraite, ce qui explique que les pensions soient dépensées ailleurs, contribuant à leur façon à une forme de redistribution du revenu entre les territoires.
La nouvelle économie géographique, dont Paul Krugman est un pionnier, a pourtant permis de réintroduire les territoires dans l'analyse économique.
Avec Paul Krugman, en effet, un économiste a été couronné en 2008 par le prix de la Banque de Suède pour des travaux portant notamment sur l'économie géographique. Celui-ci a forgé des concepts qui sont devenus le bréviaire de l'analyse territoriale. Je pense aux externalités positives (*) liées à la densité des agglomérations et aux phénomènes de métropolisation (*) . Il a ainsi mis en évidence le fait que les territoires fonctionnent comme des marchés et que l'organisation des grandes villes permet de faire des économies d'échelle et de minimiser les coûts de transaction, ne serait-ce que parce qu'elles sont généralement denses, avec des transports qui fonctionnent bien. Les opportunités y sont plus nombreuses, les réseaux fluides, ce qui explique leur surproductivité et les phénomènes de métropolisation : une organisation qui permet aux zones entourant les grandes villes de profiter du rayonnement de ces métropoles modernes. Et alors qu'on nous disait que la mondialisation tuait les territoires, Krugman a rappelé qu'ils étaient des acteurs de celle-ci.
Ses travaux rejoignent ceux que nous avions réalisés à l'Insee avec Marie-Paule Rousseau et Rémi Prud'homme, travaux qui avaient pourtant été très décriés dans les années 1980. Les grandes villes étaient en effet perçues à l'époque comme des entités inefficaces. Or nous faisions apparaître le contraire. En Ile-de France, en une demi-heure de déplacement, on a accès au plus grand choix de films du monde ! " Massivité ", densité et fluidité permettent le meilleur ajustement entre des offres et des demandes très diverses. Et ce qui est vrai de ce marché culturel est vrai pour bien d'autres…
Mais vous vous démarquez de la nouvelle économie géographique ?
Tout en décryptant ces avantages de la métropolisation et du rayonnement des grandes villes, nous avons mesuré qu'une grande partie de la surproductivité des grandes villes était captée par la rente foncière, puisque les prix des logements et du sol y augmentent régulièrement, du fait de leur forte attractivité. C'est un facteur d'accroissement des inégalités. Mais à l'inverse, nous avons mis en évidence qu'une très large part des revenus était transférée via les budgets publics. Ainsi, la région parisienne génère des richesses qui sont fortement redistribuées vers le reste de la France, à travers sa contribution aux prélèvements obligatoires.
Là encore, nos analyses ont été souvent mal reçues à l'époque, dans un contexte " anti-urbain " où la région capitale était considérée comme un parasite financier public de la province. Pourtant, des recherches ont mis en évidence des mécanismes comparables dans la plupart des pays industriels, démontrant qu'il existe un keynésianisme territorial qui tend à atténuer les inégalités à l'échelle des Etats-nations.
Les politiques nationales de redistribution sont d'une grande efficacité en termes de convergence territoriale. C'est ainsi que les disparités de revenus par habitant entre les régions ou les départements n'ont cessé de décroître depuis les années 1960.
Pouvez-vous revenir sur ce paradoxe qui voit les inégalités sociales augmenter sur le plan national alors que les inégalités entre territoires décroissent dans le même temps ?
En effet, ce sont les disparités de revenus entre les régions qui diminuent du fait des mécanismes de solidarité que je viens de décrire. En revanche, les inégalités n'ont cessé de croître entre les communes et les quartiers. Car alors même que les mécanismes de mutualisation tricotent de la cohésion à l'échelle nationale, des phénomènes de ségrégation spatiale se développent à l'échelle infracommunale, entre les quartiers.
Les fractures spatiales se renforcent à l'intérieur des villes. Car la capacité à produire de la richesse est de plus en plus discriminante entre les actifs. Mais les flux de revenus redistribués par les budgets publics et sociaux ont progressé encore plus rapidement (pour arriver à 56 % du PIB cette année). Les effets territoriaux de la mondialisation sont à relativiser dans cette perspective.
Pour autant, l'économie résidentielle n'est pas non plus la panacée…
Sous-estimer l'économie résidentielle (*) conduit à négliger un moteur important du développement, et la surestimer peut encourager un comportement de repli fondé sur la simple captation de revenus et la consommation, ce qui n'apporte rien à la compétitivité du pays. Mais si les territoires qui génèrent de la valeur ajoutée dans les secteurs exposés aux variations de la conjoncture économique ont en plus la possibilité de conserver de riches retraités et d'attirer des touristes, leur prospérité est alors assise sur des bases plus solides. On observe que les territoires qui arrivent à associer économie productive et économie résidentielle sont aujourd'hui ceux qui " marchent le mieux " (Nantes-Saint-Nazaire-La Baule ou Annecy).
Sur un plan plus global, le rééquilibrage actuel entre les régions est fondé sur un nouveau déséquilibre territorial croissant, dangereux, et qui n'est ni perçu ni discuté. Au succès d'un développement sans croissance de beaucoup de territoires français - les plus nombreux, si ce n'est les plus peuplés - correspond la crise de ceux qui assurent la croissance sans bénéficier du développement : je parle d'une grande partie des métropoles, soit les plus grandes villes françaises, au premier rang desquelles la région parisienne.
Quand Krugman nous parle du printemps des métropoles, Paris, Lyon, Marseille, nos plus grandes villes, sont plutôt pénalisées en termes de développement. Certes, lors de la dernière crise, elles ont été parmi les zones les plus épargnées, grâce à leur reconversion achevée (au détriment de l'industrie) et à leur spécialisation dans des secteurs productifs à haute valeur ajoutée (qui ont été épargnés par la crise récente). Et la productivité continue à y progresser rapidement - incomparablement au regard de la province -, confirmant ainsi leur dynamisme productif. Mais la plupart de leurs indicateurs de développement (solde migratoire, nombre de chômeurs, RMIstes, taux de pauvreté…) sont aujourd'hui dans le rouge.
Le PIB français s'est depuis vingt-cinq ans concentré dans ces régions productives, alors que le revenu les fuyait vers les zones résidentielles ! L'étonnant rééquilibrage du développement territorial, dans un contexte de déséquilibre de la géographie de la croissance, reflète moins l'existence de forces autonomes de développement régional qu'une intégration socioéconomique des territoires français, et une dépendance massive et croissante des plus résidentiels vis-à-vis des plus productifs. Passé l'émerveillement devant des mécanismes de solidarité aussi aboutis, la question est de savoir si ce jeu est positif pour notre pays.
* Externalités positives : effets positifs d'une action économique sur des tiers, obtenus sans que ces effets donnent lieu à un paiement ou à une transaction.
* Métropolisation : dynamique spatiale contribuant à organiser le territoire autour d'une métropole.
* Economie résidentielle : économie dominée par la consommation, le tourisme et les pensions de retraite.
Naïri Nahapétian alternatives-economiques.fr n° 303 - juin 2011