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Jacques Attali: "Vivement après demain" ou comment éviter la catastrophe planétaire qui menace.

 

Thèse, antithèse, synthèse: le plan classique des dissertations bien troussées ne pouvait contenter Jacques Attali, qui lui préfère le triptyque futuriste "thèse, antithèse, hypothèse". Sur chaque thème, l'éditorialiste de L'Express dresse un état des lieux à la fois réjouissant et inquiétant, scrutant ainsi les deux faces de toutes les médailles. Puis il décrit comment les pires désastres sont hélas probables, et même inévitables si l'on n'agit pas.  

Enfin, il délivre l'ordonnance qui permettra de vaincre nos maux si nous la suivons, et de donner un espoir à l'homme. Ainsi, ce sont plusieurs futurs parallèles qui nous attendent: à chacun, aux dirigeants et aux puissants, aux peuples de ne pas se tromper de direction dans le carrefour brumeux des temps modernes. 

C'est à un voyage brutal et protéiforme dans l'avenir que nous invite donc l'auteur avec ce nouvel essai, Vivement après-demain! Aucune tentative, derrière ce titre, de réveiller l'enthousiasme reaganien du RPR de 1986, avec son "Vivement demain!", qui porta nombre de désillusions, mais un volontarisme puissant: éviter la fin de l'humanité, ou son retour à l'âge barbare, par un altruisme prosélyte et par le développement d'une démocratie mondiale. Sur ce dernier thème, qui a garanti, au moins en Occident, le bonheur des peuples dans la maîtrise de leur destin, L'Express braque ses projecteurs.  

[Extraits du livre "Vivement après demain"]

Les dernière décennies sont réjouissantes, car elles sont marquées par le renforcement de la démocratie...

Depuis cinquante ans, le nombre de pays ayant échappé à la dictature a énormément augmenté, en Europe de l'Est, en Asie, en Afrique, en Amérique latine. De très nombreuses institutions et ONG contrôlent et vérifient désormais partout dans le monde la sincérité des élections, la liberté de la presse, le respect des droits des partis. De moins en moins de violations des droits de l'homme échappent aux ONG spécialisées, comme Amnesty International. Les lanceurs d'alerte sont devenus des acteurs majeurs de la transparence. [...] 

Néanmoins, les dernières années sont inquiétantes, car le recul de la démocratie sur la planète est spectaculaire.

On assiste à un arrêt de la généralisation de la démocratie, et même à son recul là où elle existe de façon formelle: le marché, progressivement devenu le véritable souverain planétaire, asservit les électeurs, qu'il traite comme des consommateurs, et les élites politiques, qu'il considère comme des employés. 

La Turquie de Recep Tayyip Erdogan, ici lors d'une cérémonie à Ankara, en août 2016, et la Hongrie de Viktor Orban, ou l'avènement des "démocratures" - ces "dictatures maquillées en démocraties".

La Turquie de Recep Tayyip Erdogan, ici lors d'une cérémonie à Ankara, en août 2016, et la Hongrie de Viktor Orban, ou l'avènement des "démocratures" - ces "dictatures maquillées en démocraties".

REUTERS/Umit Bektas

Le marché change aussi la conception même du temps: si l'espérance de vie de chacun est de plus en plus longue, l'échelle de temps de tous est de plus en plus immédiate, instantanée: les sondages en politique et les marchés en économie imposent une priorité au court terme. En conséquence, les intérêts des générations suivantes sont de moins en moins pris en compte. 

Aussi, depuis dix ans, la démocratie, qui avait tant progressé, recule: le régime démocratique n'est plus majoritaire. En fait, seulement 40% de la population du monde vit désormais dans des démocraties. Les dégradations les plus frappantes concernent le recul de la liberté d'expression et une fragilisation de l'Etat de droit. Et 2016 est la dixième année consécutive de recul des libertés dans le monde, selon Freedom House. Au cours des dix dernières années, 105 pays ont vu leurs libertés publiques reculer nettement, quand seulement 61 ont fait l'expérience de nettes améliorations, notamment en ce qui concerne la liberté d'expression et l'Etat de droit.  

Dans le monde occidental, on assiste à une recrudescence des crispations identitaires, véhiculées par les mouvements nationalistes; à l'arrivée au pouvoir de partis pour qui la victoire aux élections constitue le prélude à la mise en place d'une quasi-dictature, avec une mainmise totale sur la justice, l'administration, l'ordre public et les médias. Au point qu'on en vient à nommer désormais "démocratures" ces fausses démocraties qui n'en ont plus que l'apparence et sont gouvernées par des quasi-dictateurs. 

Cette tendance se confirme aussi dans les économies émergentes, où les modèles autocratiques se crispent, fragilisés par la baisse du prix des matières premières. [...] 

Dans le proche avenir, on peut donc assister à une remise en cause de l'idéal des démocraties de marché...

La démocratie sera progressivement critiquée, puis rejetée, parce qu'elle échouera à donner du sens et sera incapable de maîtriser les forces du marché, de prévoir les enjeux de long terme, de prendre des décisions impopulaires, de diffuser équitablement le progrès technique, de maîtriser le climat, de canaliser les migrations, d'organiser le vivre ensemble, de donner une voix égale à chacun, et encore moins aux générations futures; incapable de maîtriser la concentration des richesses et des pouvoirs, d'équilibrer les forces des marchés, de créer des emplois, de maintenir le niveau de vie des classes moyennes, de faire respecter la sécurité, de donner du sens à la rage, de maîtriser la colère. 

On expliquera que les mêmes soi-disant élites se reproduisent, et qu'elles décident en fonction de leurs seuls intérêts, qu'on présentera de plus en plus comme nomades, sans racines, contraires à l'intérêt des nations. Les classes moyennes mêleront dans un même opprobre les élites et les migrants, nomades de luxe et nomades de misère. 

Viktor Orban prononce son discours sur l'état de la nation à Budapest en février 2016.

Viktor Orban prononce son discours sur l'état de la nation à Budapest en février 2016.

REUTERS/Laszlo Balogh

[...] On préférera les plaisirs de l'instant à la défense de la liberté des générations suivantes. Le narcissisme imposera sa tyrannie. On refusera de mourir pour défendre les autres, ou des valeurs. Des boucs émissaires seront désignés parmi ceux qui sont différents, en particulier ceux venus d'ailleurs. On voudra les chasser, les exclure. 

On dira que la libération du désir illimité, voulue par le marché et la démocratie, provoque de la frustration, par l'impossibilité de satisfaire tant la demande de biens que la demande de renommée. La démocratie et le marché seront ainsi vus comme de plus en plus porteurs d'une idéologie nomade, contraire aux intérêts des peuples, qui sont, eux, sédentaires. 

La liberté sera vue aussi comme le droit de libérer la part diabolique qui est en soi, de moins en moins contrainte par la conscience et le respect de soi, d'être monstrueux, sectaire, suicidaire, tortionnaire. La liberté légitimera la rage et la colère, qui se retourneront contre elle. 

Emergeront alors des idéologies d'une grande violence, de l'écologie radicale au fondamentalisme religieux. La démocratie sera rejetée. Le totalitarisme revisité. 

Pour se protéger, on sera prêt à abandonner la démocratie au nom de la laïcité ou du fondamentalisme; on utilisera toutes les technologies dans une société d'hypersurveillance, où la sécurité deviendra un marché de masse. On sera prêt à oublier la liberté pour défendre la sécurité. On passera de la démocratie à la dictature en passant par l'étape de la "démocrature", dictature maquillée en démocratie. [...] 

Pour éviter ce scénario catastrophe, plusieurs mesures civiques sont à prendre, d'urgence

1. Introduire partout, dans les écoles et dans les textes de loi, l'apprentissage de l'altruisme, de la tolérance et de la loyauté. 

2. Installer, auprès de l'Assemblée générale de l'ONU, les trois institutions suivantes:  

- un Conseil de sécurité, à la composition rénovée pour représenter la réalité du monde;  

- une Chambre des générations suivantes, rassemblant des jeunes de moins de 30 ans du monde entier, donnant leur avis en fondation des conséquences de toute décision internationale sur les générations futures. Une telle chambre disposerait de tous les moyens de prévisions et de statistiques mondiales, publics et privés. Elle aurait prééminence protocolaire sur le Conseil de sécurité, qui devrait entendre et débattre de ses avis; 

- un Tribunal mondial de l'environnement, pour appliquer les divers articles d'un traité international édictant les responsabilités universelles des générations actuelles à l'égard de la raison d'être de l'humanité. [...] 

VIVEMENT APRÈS-DEMAIN! par Jacques Attali. Fayard, 225p., 15€. 

 

Source: lexpress.fr Christophe Barbier