Le Point : Depuis la création de Pisa en 2000, la France ne cesse de dégringoler dans le classement. Comment analysez-vous cet échec ?
Andreas Schleicher : Les résultats de la France sont en effet très en dessous de ce qu'on pourrait attendre. Pas nécessairement parce que les jeunes Français sont moins bons qu'avant, mais parce que les autres progressent très rapidement. Les Asiatiques ont su s'adapter aux nouveaux enjeux mondiaux là où les Européens se reposent pour la plupart sur leurs acquis et leur tradition éducative. On constate, par ailleurs, que l'école française est l'une des plus inégalitaires au monde, ce qui est assez paradoxal dans un pays où la notion d'égalité est omniprésente. Elle excelle à produire des élites, mais refuse de voir les élèves en difficulté qui se cachent derrière. Les réformes s'enchaînent, les jeunes Français font partie de ceux qui passent le plus de temps en classe et, pourtant, les résultats ne sont pas au rendez-vous.
Comment l'expliquez-vous ?
Le monde moderne ne s'intéresse pas à ce que vous savez mais à ce que vous savez en faire. Le système français, avec sa vision très figée de l'école, héritée d'une tradition scolaire de plusieurs siècles, ne sait pas s'adapter à ce que la société attend de ses jeunes diplômés : flexibilité, inventivité, adaptation à des enjeux qu'ils n'ont pas forcément rencontrés à l'école, mais pour lesquels ils doivent faire preuve d'un peu d'imagination… Lorsque le premier classement Pisa est sorti, en 2001, l'Allemagne était classée à peu près comme la France : sur 31 pays, elle arrivait alors 21e. Ne pas être en tête a créé outre-Rhin un véritable choc national, une remise en question, et des mesures intéressantes ont été prises pour remonter la pente. C'est à ce moment-là qu'est apparue l'école toute la journée, par exemple. Les enfants défavorisés, au lieu de traîner tout l'après-midi dans la rue, ont été pris en charge par l'école. Pendant ce temps, la France s'est simplement demandé quel était ce classement qui osait remettre son système scolaire en question. Or le rapport – très passif – maître-élève ou l'apprentissage des leçons « par cœur » qu'elle pratique encore beaucoup ne sont plus adaptés au monde d'aujourd'hui.
N'est-ce pas précisément le « par cœur » qui fait la force des pays asiatiques qui sont en tête du classement ?
Il faut se méfier des clichés. Les classes asiatiques ne sont pas des « récitoires » de leçons comme on se les imagine souvent. Bien au contraire. Si le « par cœur » fait en effet partie de la pédagogie, c'est davantage l'implication du professeur et le lien tissé avec sa classe qui font la force du système. Au Japon, par exemple, si un enfant a des problèmes avec la police, ce ne sont pas les parents qui seront contactés mais l'enseignant. Avoir 50 élèves dans une classe ne pose pas de soucis particuliers : les enseignants savent les mobiliser par petits groupes, les recevoir individuellement… En Chine, c'est pareil. Les professeurs n'enseignent que onze heures par semaine et, le reste du temps, ils reçoivent les parents ou les élèves individuellement, assistent aux cours d'autres professeurs, prennent le temps d'élaborer une culture collaborative de l'éducation, s'occupent de projets innovants qui vont faire leur renommée et accélérer leur carrière.
Les pays asiatiques sont aussi très exigeants, et cela a des conséquences sur les élèves : suicides, dépressions, stress… Là aussi, est-ce un mythe ?
Malheureusement, cela existe aussi en Europe, où les résultats sont pourtant moins satisfaisants. En 2006, dans le test Pisa, nous avons demandé aux élèves ce qui les rendait bons en maths. Et la majorité des collégiens français a répondu : « le talent », « la bosse des maths ». À la même question, en Chine ou au Japon, neuf enfants sur dix répondent qu'en travaillant dur leur prof les aidera. Et qu'ils y arriveront.
Ce sont donc moins les programmes que les mentalités qu'il faut réformer. Pourquoi est-ce si compliqué de changer les choses en France ?
Le système français isole les professeurs. C'est une sorte d'organisation industrielle, qui fonctionne comme une usine. Le ministère écrit les programmes en petit comité dans un bureau et les enseignants doivent lui obéir. L'augmentation du salaire d'un enseignant n'est qu'une question d'âge, jamais d'ambition ou de motivation.À Singapour, qui caracole depuis plusieurs années en tête du classement, rien ne se fait sans les enseignants. Aucune réforme n'est annoncée sans avoir été expliquée dans toutes les écoles. Il faut faire davantage confiance aux professeurs, leur donner plus de responsabilités. La Chine promeut ceux dont les cours et les activités sont les plus cités par leurs pairs. En Angleterre, j'ai fait partie d'un jury qui récompensait les meilleurs projets pour rendre l'école plus égalitaire. Les professeurs ont des idées brillantes auxquelles la plupart des gouvernements n'ont jamais pensé.
La bonne réforme passera-t-elle donc par les professeurs ?
La qualité d'un système éducatif n'est jamais supérieure au talent de ses enseignants. À Shanghai, le professeur talentueux d'une école pour l'élite doit, s'il veut progresser dans sa carrière, d'abord montrer ce qu'il sait faire dans une école difficile. Idem à Singapour, au Canada ou en Finlande. Cela permet d'attirer les plus dynamiques. Car l'équité n'est pas tant de donner plus d'enseignants aux élèves en difficulté que de leur offrir les meilleurs.
En France, les gouvernements successifs sont paralysés par les syndicats…
Un pays a les syndicats qu'il mérite. Si le système éducatif est calqué sur le système industriel, les syndicats reproduisent cette structure et se battent comme ceux des ouvriers pour des histoires de salaires et d'effectifs. Si, au contraire, le système éducatif est axé sur la pédagogie, les syndicats le seront aussi.
On ne semble plus bien savoir ce que nous voulons enseigner ni comment. N'est-ce pas ce qui manque au système français : des objectifs clairs ?
C'est le fond du problème, en effet, et c'est le cas dans beaucoup de pays. Pour quoi ? Pour quels résultats ? Tous les gouvernements devraient être capables de répondre précisément à cette question. Il faut se fixer un idéal élevé. La Suède et la Finlande ont des écoles qui se ressemblent beaucoup. Mais, alors que la Finlande a défini des standards qui disent ce qu'est l'excellence, la Suède s'est contentée de fixer un minimum à acquérir. En termes de résultats, la Finlande arrive bien devant la Suède... Redessiner un idéal, c'est aussi souvent repenser le système dans sa globalité, ce qui est toujours intéressant. Aujourd'hui, le système éducatif français devrait se poser les bonnes questions en ce qui concerne la lutte contre les extrémismes, la radicalisation. Quel rôle doit-il jouer ? Quelle est sa part de responsabilité ? Quels sont les objectifs ? La société attend aussi que l'école sache répondre à ces questions.
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Source: lepoint.fr Victoria Gairin, Marie-Sandrine Sgherri
Plus: Andreas Schleicher - Director for the Directorate of Education and Skills