LE CRÉPUSCULE DE LA FRANCE D’EN HAUT de Christophe Guilluy,
Les bobos à la lanterne ? Calmons-nous
Le Crépuscule de la France d’en haut de Christophe Guilluy, géographe de gauche célébré par toutes les droites réunies, ne se contente pas de reprendre la thèse exposée dans ses précédents ouvrages : chassées des grandes villes par la hausse des loyers et des banlieues par la présence massive d’immigrés, les classes populaires se sont réfugiées dans la France périphérique, entendue comme l’addition de l’espace périurbain et des petites villes. L’auteur désigne ici à la vindicte générale le grand coupable du chambardement, l’ennemi de classe entre tous, le parfait salaud : le bobo.
Ordonnateur et bénéficiaire du nouvel ordre territorial, il achète des appartements dans les quartiers populaires (se constituant, apprend-on au passage, «un patrimoine immobilier qui n’a rien à envier aux hôtels particuliers de la bourgeoisie industrielle du XIXe siècle») dont il expulse le petit peuple avant d’aller déjeuner à vil prix dans des restaurants où triment des cuisiniers maliens sous-payés. Secrètement alliés à la noblesse (la France d’en haut) contre le tiers état (60 % de la population selon Guilluy), les bobos jouent ici le rôle d’un clergé chargé de répandre le nouveau catéchisme «de la modernité, de l’ouverture et du vivre ensemble». Discours hypocrite sous lequel se dissimulent des intérêts de classe, l’avènement d’une société plus inégalitaire que jamais et quelques sordides calculs - car, il n’y a pas de petit profit pour le bobo : «Ainsi, quand un bobo achète les services d’une nounou africaine, cette "exploitation traditionnelle du prolétariat" sera habillée d’"interculturalité".»
Retour à l’envoyeur, il faut de même savoir reconnaître ce qui se cache derrière l’outrance parfois comique du propos de Guilluy, derrière cette sociologie de comptoir à laquelle quelques graphiques servent de cache-sexe. En premier lieu, le dévoiement du concept de «décence commune» inventé par George Orwell et repris par Jean-Claude Michéa, devenu la base d’une prétendue supériorité morale et naturelle du peuple qu’aucun argument sérieux ne vient jamais étayer. En second lieu, la réactivation de rhétoriques totalitaires, stalinienne ou maoïste, selon lesquelles on ne saurait transiger avec pareille caste de rapaces, un gang plutôt qu’une classe auquel il faudra bien faire un sort, rééducation ou élimination, si on veut que les choses changent enfin dans le bon sens.
On ne définit pas impunément une partie de la population comme des Rougon-Macquart grimés en hipsters prêts à la curée, mélange écœurant de koulaks et d’accapareurs, on ne dénonce pas sans en tirer les conséquences «la captation par une nouvelle bourgeoisie d’un patrimoine destiné hier aux classes populaires». Peut-être vivons-nous une période prérévolutionnaire - la grande consultation citoyenne lancée par le PCF sous l’intitulé «Que demande le peuple ?» ranime la tradition des cahiers de doléances, Joël Pommerat triomphe au Théâtre des Amandiers avec Ça ira (1) Fin de Louis et dans 14 Juillet, l’un des plus beaux romans de la rentrée littéraire, Eric Vuillard en appelle à prendre d’assaut les nouvelles Bastilles. Si quelques têtes doivent bientôt tomber, Guilluy a choisi celles qu’il faudra montrer au peuple.
Eric NAULLEAU Journaliste et essayiste
CHRISTOPHE GUILLUY LE CRÉPUSCULE DE LA FRANCE D’EN HAUT, Flammarion, 272 pages