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Comment le monde se gouvernera en 2040 | Jacques Attali

 

Imaginez que l'on tienne cette conversation en 1910 et que vous me posiez la même question. On verrait très bien ce qu'il nous faudrait répondre : 25 ans plus tard, une SDN (Société des Nations) équilibrée, des conflits réglés par arbitrage, une croissance économique forte grâce au progrès technique, une expansion de la démocratie, etc.

Nous savons tous ce qu'il en est advenu. Le raisonnement est le même aujourd'hui. On voit très bien ce qu'il faudrait faire dans 25 ans. Cependant, il est une question à laquelle je ne peux répondre ici : cela aura-t-il lieu après une immense catastrophe, ou à la place de celle-ci ? Si je devais me prononcer aujourd'hui, j'opterais, hélas, pour le second scénario, parce que je pense que, chaque jour qui passe, les embranchements se prennent du mauvais côté.

En 2040, il y aura des conflits Sud-Sud, des conflits Nord-Sud, et surtout des conflits entre "sédentaires" et "nomades", entre États et non-États.

Le scénario probable est aussi celui du pire, celui d'un chaos absolu, d'une guerre totale, militaire et non militaire, que l'on fera tout pour éviter, mais qui aura sans doute lieu dans 25 ans. Une gouvernance idéale et globale ne passera pas par une modification des Nations unies, du moins telles que nous les connaissons aujourd'hui. À mon sens, l'ONU est non modifiable. Les diplomates ne s'entendront jamais sur des questions comme le siège de la France au Conseil de sécurité ou sur l'opportunité d'y faire entrer l'Inde sans braquer l'Indonésie, etc. Nous n'avons même pas réussi à atteindre des objectifs plus simples, comme donner à la Chine la place qui devrait être la sienne au sein du FMI...

En 2040, il y aura des conflits Sud-Sud, des conflits Nord-Sud, et surtout des conflits entre "sédentaires" et "nomades", entre États et non-États. La gouvernance internationale sera essentiellement une gouvernance contre ceux qui n'appliquent pas la règle étatique. Si l'ONU ne change pas, il faudra imaginer une nouvelle organisation internationale. Idéalement, cette organisation fédérerait toutes les organisations et institutions financières existantes sous la forme d'un forum ad hoc. À ce propos, le président américain Jimmy Carter avait, en son temps, amorcé une tentative en ce sens, en lançant une série de "négociations globales", avec pour ambition de placer les institutions financières internationales sous l'autorité de l'Assemblée générale des Nations unies. Son successeur, Ronald Reagan, tout en poursuivant ces négociations, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour les faire échouer.

Le choix est clair : soit nous prenons la voie d'une globalisation de l'état de droit, soit nous nous dirigerons vers le chaos.

Demain, il faudra aller plus loin, en incluant d'abord à ce forum tous les États qui combattent le terrorisme. D'une certaine façon, c'est ce à quoi nous assistons déjà. Nous sommes bien, de fait, en train d'avancer vers cette alliance des États contre les non-États. Ce nouveau forum fonctionnera à une condition qui, selon moi, sera la clé de cette nouvelle organisation : faire de l'OTAN "la police mondiale". L'OTAN n'a, aujourd'hui, plus de raison d'être : l'Union soviétique a disparu, tout comme le Pacte de Varsovie. Depuis, l'OTAN ne sert aux Américains que de justification pour leur propre industrie militaire. Même brandir la menace chinoise ou russe ne suffit plus à justifier l'existence de cette organisation.

Dans le futur, je vois donc l'OTAN comme une alliance dédiée au maintien d'un "état de droit mondial". Nous assistons à une globalisation du marché, mais pas de l'état de droit; cette situation n'est pas durable. Le choix est clair : soit nous prenons la voie d'une globalisation de l'état de droit, soit nous nous dirigerons vers le chaos que j'évoquais, chaos qui se traduira inéluctablement par la fermeture des frontières et la guerre. J'ai souvent dit qu'un seul pays nous donne l'exemple d'absence totale d'état de droit, voire d'État tout court. Il s'agit de la Somalie, qui pendant 20 ans a vécu dans le chaos général. Accepter la globalisation sans état de droit reviendrait à accepter la "somalisation" de la planète. Si nous voulons maintenir la globalisation des marchés, des marchandises et des personnes, il nous faut donc à tout prix un état de droit mondial, c'est-à-dire la globalisation du droit. Une charte internationale ou la lutte contre le terrorisme ne pourront suffire à faire respecter cet état de droit. Et c'est d'abord du droit de propriété qu'il faut s'occuper car il est le fondement de l'état de droit : il n'y a pas de propriété sans police, sans juge et sans démocratie ou sans une forme de légitimation du pouvoir de sanction. L'état de droit suppose donc une police. Et l'OTAN est la seule police qui soit aujourd'hui opérationnelle au niveau global. J'insiste sur ce point : pour moi, il n'y a pas de gouvernance sans police. Il sera donc essentiel de mettre en place une police mondiale, en lui accordant tous les moyens dont elle aura besoin. Créer les conditions d'une vraie sécurité internationale passera, entre autres, par l'augmentation des capacités d'Interpol, par la mise en commun des bases de données des institutions financières, mais aussi des entreprises privées comme Google, etc.

Enfin, la sécurité ne sera plus entendue comme au sens des XIXe et XXe siècles, organisée autour de lieux où se disputent les nations, comme la SDN ou l'ONU. Cette sécurité mondiale supposera la capacité d'intervenir sur le terrain, capacité que la SDN ne prévoyait pas, et l'ONU uniquement de façon extraordinaire. Il faut maintenant passer à l'étape supplémentaire, avec la possibilité de compter sur une instance planétaire, ayant de réelles capacités militaires et policières. Dans un premier temps, cette police internationale que j'appelle de mes vœux appliquera une doctrine cynique. Elle n'interviendra que là où des forces menacent de nuire à l'extérieur de ses frontières. N'excluons pas d'aller plus loin.

Toute une dynamique d'intégration apparaît autour de ce que j'appelle un "corporatisme mondial". Les grands secteurs économiques commencent à percevoir tout l'intérêt qu'ils ont à se coordonner au niveau global : on voit déjà les assureurs, les banquiers, les compagnies pharmaceutiques, la publicité, les comptables du monde, se coordonner. Tous les secteurs se "corporatisent", ils définissent des normes entre eux. Progressivement, on voit apparaître dans chacun de ces secteurs une sorte de code de bonne conduite commun. Le sport est sans aucun doute, aujourd'hui, le domaine le plus avancé dans cette réglementation corporatiste au niveau mondial, et ce malgré les ratés actuels, dus au fait qu'on a mélangé la fixation de norme avec la gestion de l'argent.

Tribune extraite de l'ouvrage La nouvelle génération est épouvantable, j'aimerais tellement en faire partie.

Que sera le monde dans 25 ans ?

Comment vivre avec une planète surpeuplée ? Comment vivre 100 ans en bonne santé ? Comment faire cohabiter, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, 4 générations ? Quelle sera la place de la religion ? De l'éducation ? Comment mangerons-nous, nous déplacerons-nous ?

25 personnalités, d'horizons, de métiers, d'expériences différentes ont accepté de se prêter au jeu. Un jeu initié par Matthias Léridon, président de Tilder, avec une idée principale : « Ne pas recueillir l'avis de celles et ceux qui affirment, mais de celles et ceux qui s'interrogent. Parce que remettre en question nos certitudes est le préalable nécessaire à la construction d'un avenir positif pour l'Homme ».

La page du livre chez l'éditeur, Débats Publics

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Source: Source: huffingtonpost.fr