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Terre blanche, home fric home

Par Michel Henry Tourrettes (Var) envoyé spécial

 

Il était une fois une famille du Haut Var qui possédait un château avec 266 hectares de forêt. De la terre calcaire, pleine de cailloux; on l'appela Terre blanche. Mais de la terre pleine de promesses : il arriverait bien un jour où, du littoral de la Côte d'Azur saturé, on se rabattrait sur ce pays de Fayence. Ce jour vint, en 1979, quand la famille vendit le domaine à Sean Connery. En 1989, la municipalité de Tourrettes autorisa un projet avec deux golfs et mille logements, mais cela ne se fit pas. En 1993, un groupe suédois s'y mit, sans plus de succès. Arriva Dietmar Hopp.

«Sous le charme». Selon la légende, le patron de SAP, géant allemand du logiciel (chiffre d'affaires 1999: 41 milliards de francs, 6,25 milliards d'euros), «tombe sous le charme». Et Hopp! En 1999, affaire signée. En octobre, les engins entament l'un des plus gros chantiers privés de l'après-guerre dans le Var: 800 millions de francs d'investissement (122 millions d'euros), argent perso. Dietmar, 61 ans, ne regarde pas à la dépense quand il s'agit de faire rigoler le swing. La départementale gêne les deux parcours de golf? Il la condamne, et en construit une autre ­ légalement. Il n'y a pas d'eau? Il obtient de puiser, dans le lac de Saint-Cassien, 600 000 m3 par an au moyen d'une conduite de plusieurs kilomètres qu'il paye de sa poche. L'ensemble, qui doit ouvrir en 2003, comportera 123 villas de luxe et un palace Four Seasons cinq étoiles, avec 115 suites. On n'y croisera que ceux qui ont les moyens de «putter» plus haut que leur cul. Le terrain le moins cher coûte 2,6 millions de francs et avec la villa, les plus radins s'en tireront pour 7 millions. Pour éviter le ridicule, comptez plutôt 10, ou 15 millions, sans oublier les 500 000 F de droit d'entrée (à vie) pour le golf.

Malgré cela, à Terre blanche, le riche saura rester simple, comme l'explique Martine Meglio, gérante de la société de commercialisation Coreal: «Ça ne sera pas le style marbres-dorures, on ne vise pas une clientèle jet-set paillettes comme à Saint-Tropez. Plutôt une clientèle Lubéron, qui a envie d'un endroit tranquille. J'ai un Américain qui investit ici 30 à 40 millions, eh bien, il fait ses courses en tongs à l'Intermarché. Il a envie de vivre simplement.» Bien sûr, tout cela ne sera possible qu'avec une «sécurité optimale». Outre une entrée unique «surveillée 24 heures sur 24», les 266 ha seront «entièrement clos» par un bien beau grillage vert: «Avec ses deux mètres de hauteur, ses caméras de vidéosurveillance disposées tous les 20 mètres ou encore ses détecteurs radars infrarouges, cette clôture a des vertus dissuasives!», dit la pub (1).

«Golf=bunker». Tellement dissuasives que l'habitant du coin a fini par se réveiller. Réaction tardive, certes, et à petites doses ­ seuls les 100 membres du Comité d'initiative citoyenne (CIC) du pays de Fayence protestent pour l'instant. Mais les premiers graffitis «Ghetto pour riches», «pays vendu» ou «Golf=bunker» ont fleuri, dont l'un agrémenté d'une croix gammée rouge de trois mètres. Membre du CIC, Claude Allongue, un retraité de Fayence, fustige «ceux qui peuvent tout se permettre parce qu'ils ont de l'argent» et se bat pour que «ne se reproduise pas ici ce qui s'est passé sur le bord de mer».

Même si, avec deux golfs gros consommateurs d'eau dans une région qui en manque, ce projet à l'usage unique des plus fortunés aurait dû alerter élus et responsables de l'Etat, Claude Allongue ne se fait guère d'illusions sur l'issue du combat. Il réclame quand même «un schéma d'aménagement pour le pays de Fayence». Souci bien utopique en ces contrées. Car, «deuxième rideau» derrière la Côte d'Azur, la région en forme de cité-dortoir vit une croissance exponentielle qui laisse peu de place à la réflexion. Selon le CIC, de 1975 à 1990, la population du canton a augmenté de 66 %. Tourrettes a elle gagné 60 % en dix ans, pour atteindre 2 200 habitants. Où cela s'arrêtera-t-il?

Conseiller général, François Chevallier, 33 ans (sans étiquette, centre droit), reconnaît que «les équipements ne suivent pas et les paysages en souffrent». Mais, même s'il tique sur l'aspect sécuritaire de Terre blanche, il «aime mieux ça qu'un lotissement de 500 maisons. Parce que, même de façon élitiste, ce projet a le mérite de casser une spirale»: celle qui fait des maires, sous la double pression du BTP local et de la demande extérieure, des bâtisseurs sans limite.

«C'est peanuts.» De son côté, le maire de Tourrettes reconnaît que, «en terme d'aménagement du territoire, l'Etat aurait dû racheter le domaine il y a vingt ans». Mais puisque ça n'a pas eu lieu, Jean-Marie Poujol, 68 ans (sans étiquette, droite), se dit «fier» d'avoir «sauvé et minimisé le projet» et annonce «au moins 200 emplois créés». Pour lui, la ponction d'eau dans le lac, «c'est peanuts»: elle le fera baisser «d'au plus 3 cm en été, sur ses 2 mètres d'étiage habituel» et ne priverait personne, puisque Hopp a racheté des droits inutilisés. Enfin, note le maire, tout a été fait dans les règles, le préfet a tout avalisé et les habitants n'y verraient pas malice: «Une très forte majorité pense que l'arrivée de grosses fortunes dans le canton ne peut pas être mauvaise en soi», affirme le conseiller général François Chevallier.

Dietmar Hopp, lui, ne compte pas s'arrêter là. Il a déjà acheté un autre domaine plus vaste (488 ha) sur la commune voisine de Saint-Paul-en-Forêt. Il pourrait, à terme, y créer deux autres golfs, 20 000 m2 de logements et un hôtel. «Comme ça ne lui posait pas de problème d'acheter, il l'a fait, explique Martine Meglio, de la société Coreal. Pour empêcher que d'autres, style Club Med ou Pierre et Vacances, s'installent. Mais il n'a pas l'intention d'y faire quelque chose tout de suite. Plus tard, peut-être. D'abord, il faut voir si Terre blanche marche.» Apparemment, c'est bien parti. La gérante revendique 25 parcelles vendues. «Involontairement, les détracteurs m'ont bien aidée avec leur campagne de presse», dit-elle. Selon François Chevallier, «depuis les articles, les gens appellent Terre blanche et demandent "c'est fermé 24 heures sur 24? C'est exactement ce qu'on veut".».

(1) www.terre-blanche.com

Michel Henry liberation.fr