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De la laïcité…(I)

PAR JACQUES SAPIR · 29 AOÛT 2016

 

La décision du Conseil d’État d’annuler l’arrêté pris à Villeneuve-Loubet et concernant le « burkini », loin de ramener le calme en la matière, a relancé le débat politique. De nouveau, la notion de laïcité est au centre de la controverse, et l’on voit apparaître à son sujet des arguments pour le moins curieux, comme l’assimilation au « racisme », ainsi que l’a fait l’historien Shlomo Sand dans les colonnes du Nouvel Observateur[1]. Que ce genre « d’argument » puisse surgir dans le feu de la polémique, on veut bien l’admettre et invoquer à son propos l’échauffement malsain des esprits. Qu’il puisse être invoqué par un homme d’habitude plus pondéré en dit long sur la confusion mentale qui saisit aujourd’hui une partie des « cerveaux » de la « gauche ». On voit bien ici l’effet de « point Goodwin » que veulent imposer ceux qui utilisent ce type d’argument, cherchant à déconsidérer d’emblée leurs adversaires. Et il convient de dire que cet argument est doublement pervers, d’une part car il empêche le débat d’avoir lieu de manière sereine (ce qui est – normalement – le but que devrait viser in intellectuel) mais aussi parce que galvaudant le mot « racisme », il lui ôte sa précision et son efficacité, ce qui se révélera à l’usage dramatique quand nous serons confrontés à de véritables arguments racistes. A cela s’ajoute une liste d’arguments controuvés, qui font peine à lire et entendre, et qui ont été dénoncés avec vigueur par un journaliste québécois[2].

Il faut donc rappeler, encore et encore, non pas tant pour convaincre des esprits ayant abandonné toute capacité de raisonnement à la pression d’une idéologie mais pour borner un débat au profit des gens raisonnables, ce qu’est la laïcité. Elle est fondamentalement un principepolitique, qui a des incarnations juridiques et qui fait partie d’une culture politique spécifique. Ce sont donc ces trois dimensions que l’on va successivement examiner.

 

I. La laïcité comme principe politique

Un principe politique est une notion qui vise à organiser l’espace politique. De ce point de vue, la laïcité est un héritage direct des Guerres de Religion qui ensanglantèrent la France (et une partie de l’Europe) au XVI-XVIIe siècles. C’est pourquoi ce principe est formulé par les philosophes et juristes de cette époque comme Bodin ou Hobbes. Il dit que les querelles religieuses, qui ne sont pas du domaine de la Raison mais de la Foi, doivent être retirées de l’espace politique si l’on veut que ce dernier puisse traiter en raison des autres conflits qui le traversent.

1.La fonction de ce principe est de permettre l’existence d’un corps politique, ce que l’on nomme « le peuple », alors que l’on est confronté à une hétérogénéité religieuse massive. Mais, cette fonction ne se comprend que si l’on a une vision de la souveraineté. Et il n’est pas innocent que les mêmes qui ont pensé la nécessaire relégation des religions hors de l’espace politique aient été des penseurs de la souveraineté. Cette souveraineté, dont on met l’origine dans Dieu, s’incarne en réalité dans le peuple. Que l’on se souvienne de l’adage romain :Vox populi, vox dei. Il est important, ici, de revenir à l’exemple romain, de la Rome républicaine comme de la Rome impériale. La structure du pouvoir législatif et judiciaire y est complexe. S’y articulent tant des formes populaires, les Comices centuriates et tributes, le concile de la Plèbe, que des formes aristocratiques comme le Sénat[3]. La complexité de ces formes a tendu à en obscurcir la logique. Cependant, il convient de distinguer l’exercice de la souveraineté, qui se fait dans des articulations susceptibles d’évoluer, de l’origine de cette souveraineté. Mario Bretone, dans un ouvrage de référence qui a été traduit de l’Italien récemment, cite le principe : « la Loi est le décret général du peuple ou de la plèbe sur la demande d’un magistrat» [4]. On retrouve cette idée sous l’empire. Dans la loi d’investiture de Vespasien (69-79 de notre ère), la fameuse « Lex de imperio Vespasiani », la ratification des actes de l’empereur avant son investiture formelle est dite « comme si tout avait été accompli au nom du peuple» [5]. On perçoit que l’origine de la souveraineté réside dans le peuple, même si ce dernier en a délégué l’exercice à l’empereur. Paolo Frezza parle de la « potestas nouvelle et extraordinaire » de l’empereur[6]. Ainsi, le principe de souveraineté populaire était déjà connu il y a de cela 2000 ans. Il est ici intéressant de constater la persistance du vocabulaire et des catégories républicaines au sein de l’empire[7]. C’est pourquoi je pense que même sous l’empire, c’est bien le peuple qui détient la souveraineté. L’empereur bénéficie d’une délégation, certes extensive, mais qui ne vaut pas cession. Il est un dictateur au sens romain du terme, qui peut s’affranchir de la légalité si nécessaire pour le bien de l’État et du « peuple » dans ce que l’on appelle des cas d’« extremus necesitatis » [8].

Cet espace politique alors défini conduit, progressivement, à la notion de Démocratie. Dès lors, et ceci sera explicite avec la Révolution de 1789, la laïcité a partie liée tant avec la démocratie qu’avec la souveraineté. Tel est d’ailleurs l’argument de l’un de mes livres[9], et c’est pourquoi je ne développe pas

Ce principe est consolidé dans l’égalité politique et juridique qui est reconnue à TOUS les citoyens, dans l’article 1 du Préambule de la Constitution. Cet article proscrit toute distinction, que celle-ci soit basée sur le sexe, la « race » ou la religion. On peut donc légitimement considérer que le principe de laïcité se trouve à l’origine de cette extension qui constitue le « peuple » comme une communauté d’abord politique et que l’on retrouve dans notre Constitution.

2. L’origine de ce principe est fondamentalement à rechercher dans l’expérience tragique des guerres de religion. Mais, on peut vouloir y discerner une origine religieuse, et l’on sait que le droit, à l’origine, fut largement lié à la religion. Chaque fois que nous rencontrons un « principe », nous sommes confrontés à la notion de « lois intangibles » ou du moins de principes susceptibles de s’appliquer aux sociétés sur de très longues périodes, au point de paraître intangibles pour les membres de ces sociétés. Il faut se poser la question si ces « lois intangibles », relève du droit naturel, que ce soit dans sa version stoïcienne ou traditionnaliste, et peuvent structurer une communauté humaine, ou si les principes d’organisation ne découlent pas plus des contraintes que rencontrent les sociétés humaines. Pour Jean Bodin la nature est une réalité observable et elle n’est plus cette « donnée » à laquelle on devrait se conformer. Cette position signe l’acte de décès du droit naturel, du jusnaturalisme. Mais, en réalité, cela ne fait que retrouver la position de nombreux jurisconsultes romains à l’âge classique de la République en qui il trouve probablement son inspiration. L’idée du droit naturel qui vient de la philosophie grecque, a été attaquée très tôt. Les jurisconsultes du temps des Guerres Puniques, à l’apogée de la République, sont très réservés à propos de cette idée. En fait le jusnaturalisme se développe à Rome de concert avec la réaction aristocratique dont Cicéron fut l’un des porte-paroles[10]. Mais son junaturalisme apparaît essentiellement pragmatique et instrumental qui pourra soutenir ses convictions conservatrices. Il est intéressant de constater le développement des théories du droit naturel au fur et à mesure que s’affirme la nature autocratique de l’empire et où progresse le transfert de l’exercice de la souveraineté des institutions héritées de la République au seul Sénat, traditionnellement le noyau du pouvoir aristocratique[11]. Dans une société marquée par l’hétérogénéité profonde des croyances (et des croyances religieuses) on constate que seule la seconde solution est possible. Le principe de souveraineté, il faut le rappeler se fonde sur ce qui est commun dans une collectivité, et non pas uniquement sur celui qui exerce cette souveraineté[12]. Le besoin de souveraineté s’exprime en l’absence de l’autorité l’exerçant. Cela a été perçu clairement par Jean Bodin dont la thèse théorique est qu’il n’y a de république en général que s’il y a souveraineté, sachant que celle-ci existe légitimement dans le roi, les seigneurs, le peuple. C’est là, la thèse réellement fondatrice de l’État moderne. Ceci conduit à aborder le principe de densité sociale. Il a été mis à jour par Emile Durkheim qui analyse l’existence et les conséquences de ce qu’il appelle la densité matérielle et la densité dynamique des sociétés[13]. Ce principe provient de la constatation que dans une société où les acteurs sont à la fois séparés et interdépendants, toute action initiée individuellement peut avoir des effets non-intentionnels sur autrui.

C’est pourquoi l’origine des principes, comme la laïcité ou le principe dérivé de non-ségrégation, est à chercher dans ce que j’ai appelé dans plusieurs ouvrages « l’ordre démocratique »[14], qui est une nécessité fonctionnelle des sociétés modernes. On peut vouloir en parallèle chercher une origine dans une philosophie ou une religion si on le souhaite. Mais il faut comprendre que cette origine ne sera légitime que pour ceux qui partagent cette croyance (et je range l’athéisme au sein des croyances). Si l’on veut fonder une origine en des termes qui soient acceptables par l’ensemble des croyances, il faut reconnaître la très grande force de la nécessité fonctionnelle.

L’intérêt public n’est pas la condition permissive de la démocratie, mais au contraire l’ordre démocratique est la procédure qui permet la constitution d’une représentation de l’intérêt public. Il n’y a donc pas, comme le croyaient les pères fondateurs des régimes démocratiques modernes au XVIIIème siècle un intérêt public « évident » et donc naturellement partagé par tous. Mais, parce que nous sommes dans des sociétés dominées à la fois par la décentralisation et par l’interdépendance, nous avons besoin d’un intérêt public comme norme de référence pour combattre les tendances spontanées à l’anomie et à la défection. L’ordre démocratique est donc aux antipodes de la vision idéaliste de la démocratie qui croit voir dans cet intérêt public le produit d’un ordre naturel; il ne peut, en réalité, qu’être une construction sociale. L’ordre démocratique est donc la condition du bon fonctionnement d’une société combinant à la fois la décentralisation (au sens où des actions pouvant contribuer au bonheur de tous sont initiées séparément) et la densité, l’hétérogénéité des participants et la nécessaire convergence des représentations, le tout dans le respect de la contrainte temporelle. L’ordre démocratique est donc aussi une nécessité fonctionnelle pour des sociétés soumises à de telles contraintes.

3. Le rôle de la laïcité se comprend dans la distinction entre une sphère privée et une sphère publique. Cette distinction, entre ces sphères, n’a été acquise que progressivement ; elle est fondamentale. C’est le nominalisme qui donne un véritable statut à la distinction entre « sphère privée » et « sphère public ». Le nominalisme apparaît avec Roscelin de Compiègne (fin du XIe siècle), et surtout Guillaume d’Occam et Jean Buridan au début du XIVe siècle. C’est un moment très important sur le plan politique : à partir du moment où l’on admet que des gens ne pensent pas comme nous, qu’ils ont le droit de ne pas penser comme nous, il y a une possibilité non pas encore de la démocratie mais déjà du pluralisme. Cette séparation entre les deux sphères est elle-même fluctuante, tant historiquement que géographiquement. Elle peut être remise en cause par des artefacts techniques et des technologies (comme aujourd’hui avec les « réseaux sociaux ») mais elle est absolument fondamentale à la démocratie. Rappelons-nous, alors, cet aphorisme anglais « sex and cult are privacy »[15]. Dès lors, on comprend aisément que toute pensée totalitaire, tout projet totalitaire doitnécessairement remettre en cause cette distinction entre sphère privée et sphère publique comme préalable à l’asservissement des individus. Que cette remise en cause procède d’une irruption de la sphère publique dans la sphère privée (ce qui a caractérisé le nazisme et le stalinisme), ou que cette remise en cause procède de l’envahissement de la sphère publique par la sphère privée, ce qui correspond aujourd’hui aux revendications indentitaro-narcissiques, dont certaines des revendications religieuses font partie. La conséquence de l’affaiblissement de la séparation entre sphère publique et sphère privée réactive donc des choses très profondes, et en réalité très archaïques, dans notre société. Nous sommes une société de consommation, ce qui n’est pas condamnable puisque les gens sont mieux nourris et mieux soignés. Mais cette société de consommation produit l’idéologie consumériste qui ne conçoit pas les individus comme des membres d’un corps politique mais comme des gens qui demandent toujours plus de droits sans se demander s’ils empiètent sur les droits d’autrui.

4. Les limites de ce principe apparaissent clairement dans les limites de la distinction entre ces deux sphères. On comprend parfaitement que les individus agissent dans la sphère politique à partir de valeurs individuelles qui peuvent, dans certains cas, être d’origine religieuse. Ceci est parfaitement normal. Mais, quand ils agissent au nom d’une revendication agressive de ces valeurs, quand ils entendentimposer la reconnaissance d’individus en tant que membre d’une religion donnée, cela pose manifestement un problème, et l’on peut considérer qu’il y a en ce cas une contradiction claire avec le principe de laïcité. En effet, l’une des premières conséquences de cette dernière est de considérer que l’on intervient dans la sphère publique en tant que citoyens et non en tant que prosélyte d’une religion donnée. Et cela implique une distinction entre le « penser » et le « dire » car, et ce encore plus aujourd’hui où toute parole prend une dimension rapidement collective, il y a des moments ou « dire » c’est « agir ». Ce qui impose de réfléchir aux limites des libertés individuelles. Nous sommes tous, naturellement, attachés aux libertés individuelles et à la sphère privée. Pourtant, nous reconnaissons aussi comme légitime l’ingérence de la puissance publique dans la famille, que ce soit pour traiter des violences, des maltraitances, ou de problèmes dramatiques comme l’excision des petites filles. Les individus ne peuvent s’abriter derrière la notion de « choix personnel » ou de « sphère privée » pour commettre ces délits et ces crimes. Telle est la limite des libertés individuelles.

Il faut donc ici admettre que certaines valeurs individuelles sont contradictoires, et par là incompatibles, avec des principes politiques. Il y a même des valeurs individuelles, parfaitement admissibles au niveau de chaque individu, mais dont l’expression publique est susceptible de créer de graves troubles. De ce point de vue, il est bon de donner la parole à l’une des grandes figures du libéralisme, John Locke, qui écrivait au XVIIe siècle justement à propos des tenues vestimentaires associées à certaines religions (les sectes protestantes) : «Il est dangereux qu’un grand nombre d’hommes manifestent ainsi leur singularité quelle que soit par ailleurs leur opinion. Il en irait de même pour toute mode vestimentaire par laquelle on tenterait de se distinguer du magistrat [comprendre l’autorité civile] et de ceux qui le soutiennent ; lorsqu’elle se répand et devient un signe de ralliement pour un grand nombre de gens…le magistrat ne pourrait-il pas en prendre ombrage, et ne pourrait-il pas user de punitions pour interdire cette mode, non parce qu’elle serait illégitime, mais à raison des dangers dont elle pourrait être la cause?»[16].

 

II. Les incarnations juridiques du principe politique de laïcité

On a tendance à confondre d’une part un principe politique, autrement dit une règle organisatrice de l’espace politique avec ses incarnations juridiques, et d’autre part à ne voir comme « incarnation » que la loi de 1905. Or, cette dernière, dans un contexte particulier ne fait qu’organiser les règles de séparation entre les églises et l’Etat. Par ailleurs, la notion d’état de droit soulève en réalité de nombreux problèmes et ne peut être reçue comme un « absolu ». Le Droit est aussi politique ; l’arrêt du Conseil d’Etat en ce qui concerne le « burkini » nous le rappelle.

  1. Droit et politique

L’arrêt du Conseil d’Etat n’est pas la première ou la seule occurrence d’une décision de droit qui semble politiquement motivée. Il y a eu de nombreuses occasions où une cour a rendu un jugement, puis fut amenée à se déjuger par la suite, en tout ou partie. On peut ici rappeler le jugement de la Cour Suprême des Etats-Unis concernant les lois prises dans le cadre du New Deal. Le Président F.D. Roosevelt ayant été réélu en 1936, il nomma des juges favorables à sa politique et la Cour Suprême avalisa ce qu’elle avait condamné. Le Conseil d’Etat avait rendu un arrêt défavorable à l’interdiction du voile à l’école (1989) quand cette interdiction avait été prise par des autorités administratives, mais une loi fut votée et le Conseil d’Etat s’en tint là. Rappelons encore que le Conseil d’Etat ne juge que de la conformité d’une décision administrative avec une loi ; il est donc faux de prétendre qu’il « dit le droit » au sens où l’on pourrait le dire du Conseil Constitutionnel.

Par ailleurs, le principe d’état de droit se trouve largement pollué par le positivisme juridique, et peut conduire à des situations où la lettre du droit s’oppose directement à son esprit. Il faut éviter de fétichiser l’état de droit ou la « rule by law ». Le positivisme échoue car il ne prend pas l’exception, ou les dimensions contextuelles assez au sérieux. Il persiste à concevoir les détentions et les dérogations comme des actes parfaitement « légaux », concrétisant des normes plus générales et tirant d’elles leur autorisation sans s’interroger sur l’origine, ou la conformité à des principes répondant à des fonctionnalités, de ces dites normes. On peut donc, à la suite de David Dyzenhaus, comprendre comment l’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient. À quelques reprises, l’auteur évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l’Apartheid[17] en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme »[18]. L’état de droit, ici, se faisait l’allié d’un système raciste.

La véritable question n’est donc pas celle du respect formel de la légalité, question qui a sa pertinence mais sous réserve d’autres questions, que celle de savoir si les principes de non-discrimination, et donc le principe de laïcité, ont bien été respectés. D’une manière générale, cela renvoie à la question de la légitimité d’une norme, question qui est le surplomb naturel de la légalité.

2. La loi de 1905

La loi de 1905 ne fait qu’organiser la séparation des églises et de l’Etat[19]. Mais, pour ce faire, elle est amenée à préciser un certain nombre de limites à l’action des religions dans la sphère publique. De ce point de vue, la loi de 1905 va plus loin que la simple affirmation de la neutralité de l’Etat.

Il convient tout d’abord de rappeler que la loi de 1905, dans sa formulation actuelle, stipule bien que le « libre exercice des cultes » se fait sous réserve de « l’intérêt de l’ordre public ». Il est intéressant ici de rappeler les divers articles de la loi :

« Article 1
La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »

Ou encore :

« Article 25 ;
Les réunions pour la célébration d’un culte tenues dans les locaux appartenant à une association cultuelle ou mis à sa disposition sont publiques. Elles sont dispensées des formalités de l’article 8 de la loi du 30 juin 1881, mais restent placées sous la surveillance des autorités dans l’intérêt de l’ordre public. »

Ainsi, si la municipalité de Villeneuve-Loubet voulait ré-intervenir sur cette question, elle devrait le faire pour un temps limité et en précisant que l’arrêté est pris pour des motifs d’ordre public. C’est d’ailleurs ce que firent les maires de Cannes ou de Sisco.

Une lecture attentive de la loi de 1905 révèle aussi que la discussion sur les mosquées dites « salafistes », voire l’idée d’interdire le « salafisme » (qui est loin d’être le seul à poser problème), est largement sans objet. Le respect strict des articles de la loi de 1905 couvre la quasi-totalité des cas de figure. Tout d’abord, en ce qui concerne la tenue de discours politiques de haines ou pro-Djihadiste, nous avons l’article 26 :

« Article 26 :
Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte. »

De même en ce qui concerne les « prières de rue », le point est traité par l’article 27.

« Article 27 Modifié par Loi n° 96-142 du 21 février 1996 (V) :Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte, sont réglées en conformité de l’article L2212-2 du code général des collectivités territoriales. 
(…) »

Enfin, le cas des « prêcheurs de haine », autrement dit de personnes se réclamant de l’exercice du culte pour tenir des propos haineux ou diffamatoires envers quiconque (et les femmes ou les minorités sexuelles sont à l’évidence concernées), on conseille la lecture de l’article 34 :

« Article 34 Modifié par Ordonnance n° 2000-916 du 19 septembre 2000 – art. 1 (V)

Tout ministre d’un culte qui, dans les lieux où s’exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d’un service public, sera puni d’une amende de 3 750 euros. et d’un emprisonnement d’un an, ou de l’une de ces deux peines seulement.

La vérité du fait diffamatoire, mais seulement s’il est relatif aux fonctions, pourra être établi devant le tribunal correctionnel dans les formes prévues par l’article 52 de la loi du 29 juillet 1881. Les prescriptions édictées par l’article 65 de la même loi s’appliquent aux délits du présent article et de l’article qui suit. »

De même, la provocation, ou l’appel à provocation, quand il est le fait d’un religieux ou qu’il se produit sur un lieux de culte, tombe sous le coup de la loi, ainsi que le précise l’article 35 de la loi de 1905 :

« Article 35 :
Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile ».

On pourrait durcir les peines, les accompagner d’interdiction du territoire, mais l’ensemble de l’arsenal légal est d’ores et déjà présent.

3. Faut-il légiférer sur le « burkini » ?

Il est aujourd’hui évident que loin d’apporter le retour au calme souhaitable, la décision du Conseil d’Etat ne laisse pas d’autres solutions que celle d’une loi spécifique. Ce n’est pas la meilleure solution, car la question du « burkini » relève à l’évidence du contexte, et devrait être laissée à l’appréciation des autorités administratives. Mais, la décision du Conseil d’Etat ne laisse pas d’autre choix, dans la mesure où les provocations vont se multiplier et s’amplifier. Ces provocations vont engendrer nécessairement des réponses, qui seront toutes aussi détestables, directement ou indirectement, que ce à quoi elles réagissent. Il convient ici de rappeler que, selon les sondages, une majorité absolue de Français (64%) s’oppose à ce vêtement, alors que seuls 6% des Français l’approuvent[20]. Ceci ne fait que plus ressortir le déséquilibre entre l’arrêt du Conseil d’Etat, qui aurait dû pacifier l’opinion, et l’état de cette même opinion. Il est donc clair que le Conseil d’Etat a commis ici un pas de clerc…

Il convient donc de rappeler ici le contexte général :

  • La France fait l’objet de tests de la part d’une petite minorité qui cherche à imposer une discrimination visible à la fois entre ce que cette minorité considère comme des « bons » et des « mauvais » pratiquants de sa religion mais aussi une discrimination visible entre homme et femme. Le vêtement est ici clairement un prétexte à stigmatisation de la part d’une minorité à l’encontre d’une majorité.
  • Le port d’un certain type de vêtements s’inscrit aujourd’hui clairement dans un projet politique d’affirmation explicite d’un culte et de prosélytisme de ce dernier sur la voie publique. A cet égard, il est donc clair que nous sommes en présence d’une affirmation agressive d’une religion par rapport à l’espace public.
  • Cette volonté d’imposer une discrimination visible s’inscrit dans une affirmation identitaire de nature communautariste. On voit que si l’on cède sur ce point ressurgiront immédiatement d’autres revendications comme celles de non-mixité ou de refus de certaines disciplines à l’école. Il est, de ce point vue, étonnant (ou pas…) qu’une certaine « gauche » dénonce (et avec raison) les revendications identitaires quand elles proviennent d’une certaine aile de l’arc politique mais accepte celle émise par une fraction, clairement extrémiste, se réclamant de l’Islam.
  • L’habillement est soumis à des règles, qu’elles soient dites « de mœurs » ou « d’ordre public ». Ainsi, il est interdit de se promener en ville en maillot de bain, de même que l’affichage d’un prosélytisme outrancier est strictement réglementé. Il convient de rappeler l’existence de ces règles.
  • Il faut alors rappeler que l’interdiction du port d’un vêtement n’est pas le symétrique de l’obligation de porter un type spécifique de vêtement. En effet, une personne peut porter des milliers de types de vêtements. Le fait de ne pas pouvoir en porter un ne lui ôte pas la possibilité de porter les autres. De ce point de vue les comparaisons faites entre l’interdiction du « burkini » (ou de la « burqa ») et l’obligation faites par les hitlériens du port de l’étoile jaune ne sont pas simplement stupides, elles sont aussi injurieuses pour la mémoire des victimes de la persécution nazie.

Ces motifs laissent à penser qu’une loi pourrait donc être prise, condamnant le port de vêtements qui constituent, dans le contexte actuel, de véritables manifestes politico-religieux. Cela n’implique pas d’aller au-delà. La loi, tout comme la tradition républicaine, tolère les signes d’appartenance religieux que l’on qualifiera de « discrets » tout comme elle distingue les habits des ministres des cultes de ceux du tout venant. Si une loi devait donc être prise, il conviendrait qu’elle respecte cette tradition.

 

Le point important est donc qu’« il n’y a pas de parti politique du royaume de Dieu ». Nous voyons bien à quel point c’est aujourd’hui une idée fondamentale. Cette idée doit se traduire dans le droit. Elle signifie à la fois que l’on ne peut prétendre fonder un projet politique sur une religion, et que la démarche du croyant, quel qu’il soit, est une démarche individuelle, et de ce point de vue elle doit être impérativement respectée, mais qu’elle ne s’inscrit pas dans le monde de l’action politique qui est celui de l’action collective. C’est ici une des fondations de la laïcité. Cependant, comment devons-nous réagir face à des gens qui, eux, ne pensent pas ainsi ? Soit ils considèrent que le « royaume de Dieu » peut avoir un parti politique (et on l’observe des intégristes chrétiens aux Etats-Unis aux Frères Musulmans) soit qu’ils considèrent que les deux cités, pour reprendre Augustin[21], sont sur le point de fusionner, comme c’est le cas de courants messianiques et millénaristes comme les salafistes ou d’autres courants millénaristes. On voit bien ici le problème. Ces courants, pour des raisons différentes, contestent – par des méthodes elles aussi différentes – l’idée même de laïcité. Or, cette idée est essentielle à la formation d’un espace politique, qui est certes traversé d’intérêts et de conflits, mais néanmoins gouverné par des formes de raison, espace politique indispensable à la construction de la souveraineté et de la nation. Faut-il donc les laisser faire, au nom des libertés individuelles qui sont une application de la raison, en sachant qu’ils sont porteurs de principes absolument antagoniques qui, s’ils triomphaient, rendraient impossible l’existence de ce type d’espace politique – et donc les libertés individuelles – au nom desquelles, en particuliers ceux qui considèrent que le « royaume de Dieu » peut avoir un parti politique, prétendent avancer ? La question est moins compliquée avec les courants qui prétendent à la fusion entre les « deux cités ». Ceux-là, en un sens, se mettent directement hors-jeu. Mais il convient aussi de trouver les formes légales permettant de combattre les courants qui en apparence font allégeance aux règles (dans le sens du positivisme juridique le plus strict) pour en combattre en fait le contenu. Cela montre que la question de la laïcité n’est pas seulement politique et juridique, mais que cette question a aussi une nature culturelle. L’oubli de cette dimension, venant avec les contre-sens sur la nature politique du principe de laïcité et sur ses applications juridiques, explique dans une large mesure les discours à proprement parler « aberrants » que l’on a pu entendre sur ce sujet depuis ces dernières semaines.

(à suivre)

[1] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1552646-arretes-anti-burkini-femmes-voilees-verbalisees-la-laicite-ultime-refuge-du-raciste.html

[2] http://www.journaldemontreal.com/2016/08/22/burkini–le-monde-a-lenvers

[3] Voir Nicollet C., « Polybe et la ‘constitution’ de Rome » in C. Nicollet (dir), Demokratia et Aritokratia. A propos de Caius Gracchus : mots grecs et réalités romaines, Paris, Presse de la Sorbonne, 1983.

[4] Bretone M., Histoire du droit romain, Paris, Delga, 2016, p. 216.

[5] Idem, p. 215.

[6] Frezza P., Corso di storia del diritto romano, Rome, Laterza, p. 440.

[7] Brunt P.A., « Princeps et Equites », in The Journal of Roman Studies, vol 73, 1983, pp. 42-75.

[8] Schmitt C., Théologie Politique, traduction française de J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988; édition originelle en allemand 1922, pp. 8-10

[9] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon éditeur, 2016.

[10] Burkert W., « Cicero als Platoniker and Skeptiker. Zum Platonverstännis der Neue Akademie » in Gymnasium, vol. 72 (1965), p. 175-200.

[11] Talbert R.J.A., The Senate of Imperial Rome, Princeton, Princeton University Press, New Jersey, 1984, pp. 488-491.

[12] Bodin J, Les six livres de la République, Réimpression, Scientia Aulem, Amsterdam, 1961.

[13] Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique,PUF, coll. Quadriges, Paris, 1999 (première édition, Paris, 1937), pp. 112-115.

[14] Sapir J., Les économistes contre la démocratie, Paris, Albin Michel, 2002 et Idem, Souveraineté, Démocratie, Laïcité, op.cit..

[15] « Le sexe et la religion font partie de la vie privée ».

[16] Locke, J., Essai sur la Tolérance, Paris, Éditions ressources, 1980 (1667)

[17] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.

[18] Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, Cambridge University Press, Londres-New York, 2006, p. 22.

[19] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000508749

[20] http://www.lepoint.fr/societe/deux-francais-sur-trois-opposes-au-burkini-25-08-2016-2063657_23.php

[21] Saint Augustin, La Cité de Dieu, Trad. G. Combés, revue et corrigée par G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993,