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Max Weber (1864-1920) : aux sources de la sociologie allemande

MICHEL LALLEMENT

L'ouvrage phare du père de la sociologie allemande comporte ses concepts clés : la méthode des idéaux-types, les formes de domination, la rationalisation de la société. Une oeuvre marquante pour la discipline...

Publié en 1922, Économie et société est le livre majeur du sociologue allemand Max Weber (1). Dans l'oeuvre de ce dernier, il occupe pourtant une place singulière. Non seulement l'opus magnum paraît deux ans après la mort de son auteur mais, surtout, il n'a pas un statut comparable à la plupart des travaux antérieurs de M. Weber. Economie et société est d'abord le produit d'une commande passée en 1908. Il s'agit d'écrire un ouvrage de synthèse destiné à remplacer le manuel d'économie politique de Gustav Schönberg. Lorsqu'il accepte l'offre, M. Weber propose de centrer la réflexion sur la nature du capitalisme contemporain et d'initier, grâce à ce nouveau traité, une collection de cinq volumes de socioéconomie. Pour la confection du premier d'entre eux, il sollicite des collègues de renom. Comme l'indiquent les tables prévisionnelles établies en 1909-1910, il s'attribue alors la responsabilité de la section intitulée « Economie et société ».

En raison de contingences multiples, il est décidé un peu plus tard de fragmenter la publication et de nommer Grundiss der Sozialökonomik (Fondement de l'économie sociale) la série ainsi constituée. Alors que sa contribution commence à prendre véritablement tournure, M. Weber est interrompu par la guerre et ne peut s'atteler à nouveau à la tâche qu'en 1918. Très vite cependant, la mort happe le sociologue sans lui laisser le temps de mettre un point final à l'entreprise. Le manuscrit reste donc inachevé et, pour partie, à l'état de simple brouillon assorti d'indications lacunaires. L'ouvrage intitulé Economie et société qui nous sert aujourd'hui de référence est en fait composé après la disparition de M. Weber par sa femme Marianne et par son éditeur Johannes Winckelmann. Outre les parties déjà rédigées, il intègre des articles d'origines variées qui ont été ajoutés au gré des éditions allemandes et de leurs multiples traductions.

Le premier chapitre d'Economie et société est consacré aux concepts fondamentaux de la sociologie (l'action et les relations sociales, l'ordre légitime, la lutte, la communalisation et la sociation, le groupement, la domination...). Il offre, en guise d'entame, une définition de la sociologie entendue comme une science empirique « qui se propose de comprendre par interprétation l'action sociale et ce faisant d'expliquer causalement son déroulement et ses effets ». M. Weber signifie de la sorte que la tâche du sociologue consiste à saisir le sens qui motive ces actions spécifiques à l'occasion desquelles les individus prennent en considération le comportement d'autrui. Le sociologue doit aussi expliquer, à l'aide du principe de causalité, la séquence des faits dans laquelle prennent place ces actions. Dans la tradition allemande des sciences de l'esprit, M. Weber fait ainsi sienne l'idée en vertu de laquelle, à la différence de celui de la nature, le monde des hommes est façonné par des valeurs, des intérêts... qui gouvernent les actions des uns et des autres. Alors que les sciences naturelles ont affaire à des objets qui s'imposent à la conscience comme des données extérieures, les sciences de l'esprit travaillent sur l'expérience vécue des individus. Produit par et pour des êtres de conscience, les actions sociales sont des activités chargées de sens, donc compréhensibles par d'autres hommes.

Expliquer et comprendre

Voilà pourquoi expliquer (erklären) ne va pas sans comprendre (verstehen). Pour M. Weber, la compréhension peut être soit rationnelle (je comprends aisément le mode de raisonnement de celui qui pose l'opération 2 x 2 = 4) soit empathique (je peux me mettre en pensée à la place d'autrui pour rendre compréhensible ce qui motive son action). La manière dont M. Weber aborde le droit offre une bonne illustration de l'originalité de la démarche compréhensive. A la différence du juriste dogmaticien, le sociologue n'a pas pour ambition de vérifier la conformité des pratiques aux règles. Sa préoccupation consiste plutôt à comprendre comment, en orientant l'action des individus, ces dernières contribuent à la production de régularités sociales.

Le type idéal - tableau de pensée qui, pour les besoins de la recherche, accentue délibérément certains traits de la réalité - est un moyen efficace pour appréhender les actions sociales. Afin de rendre raison, par exemple, d'une panique à la bourse, M. Weber suggère d'établir comment l'activité se serait déroulée si tous les individus s'étaient comportés de façon rationnelle. Les « éléments irrationnels » peuvent alors être analysés comme autant de perturbations significatives. Recourir à une telle méthode « rationaliste » n'implique pas qu'il faille croire « en la prédominance effective du rationnel dans la vie humaine ». M. Weber en est à ce point convaincu qu'il propose de distinguer quatre idéaux-types d'actions sociales.

Le premier se rapporte au comportement strictement traditionnel. Cette « manière morne de réagir à des excitations habituelles » est l'expression de l'attachement aux coutumes et régit de fait la « masse de toutes les activités quotidiennes familières ». Vient ensuite le comportement strictement gouverné par les affects (affektuel) que M. Weber définit comme « une réaction sans frein à une excitation insolite ». Suit l'action purement rationnelle en valeur : se comporte de la sorte celui qui agit au nom de convictions éthiques, esthétiques, religieuses... sans se soucier des conséquences prévisibles de ses actes. L'action purement rationnelle en finalité est, en dernier lieu, le fait de ceux (chefs d'entreprise, savants, militaires...) qui orientent leurs activités en ajustant de façon optimale les moyens dont ils disposent aux fins désirées et en tenant compte des conséquences possibles de leurs actions.

M. Weber recourt encore à la méthode idéal-typique pour définir les différentes manières dont les relations sociales peuvent s'inscrire au sein d'un ordre considéré comme légitime. Le problème est ici de comprendre pourquoi les individus acceptent d'obéir et de respecter des règles. Cela peut être, explique M. Weber, au nom de la tradition (on tient pour valide et légitime ce qui a toujours été), d'une croyance empreinte d'affect (le fait de succomber au charisme d'une personnalité dont l'on juge les qualités extraordinaires) ou enfin d'une croyance rationnelle fondée soit sur des valeurs soit sur la légalité d'un cosmos de règles abstraites.

Les formes de domination

A ces trois cas de figure, M. Weber associe à chaque fois une forme typique de domination et de légitimité : traditionnelle, charismatique et légale-rationnelle. La bureaucratie (d'Etat, d'Eglise, de parti, d'entreprise...) relève par exemple du dernier de ces registres. Elle est la « forme de pratique de la domination la plus rationnelle du point de vue formel ». Recrutés pour leurs compétences, les individus qui oeuvrent dans un tel univers organisationnel n'obéissent pas à leur supérieur en tant que personne, mais aux ordres impersonnels que ce dernier peut leur transmettre.

A en croire Marianne Weber, son mari prend réellement conscience de la singularité du monde occidental moderne - celui d'une rationalisation systématique des multiples sphères du monde social - à compter de l'étude qu'il consacre à la sociologie de la musique (2). Le terme de rationalisation revêt de multiples sens chez M. Weber. Il signifie notamment que, au risque de dépersonnaliser les rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres, les hommes n'ont de cesse de vouloir rendre leurs actions plus cohérentes et plus rationnelles. Cela apparaît à l'évidence dans le champ économique. Dans les nombreuses pages qu'il consacre au sujet (notamment dans le chapitre ii de la première partie du premier volume), M. Weber brosse l'idéal-type de l'économie de marché. Pour atteindre une situation d'optimum, les échanges et les calculs doivent être réalisés à l'aide de la monnaie, outil de compte le plus rationnel pour orienter l'action économique.

Le marché, ensuite, doit être libre. En l'absence de concurrence, en effet, des dépenses inutiles sont effectuées et le calcul monétaire ne peut plus prétendre à son plus haut degré de rationalité. M. Weber ajoute que, pour être entière, la rationalité économique suppose aussi l'adoption de principes comptables, un libre recrutement de la main-d'oeuvre, une « discipline d'entreprise », l'existence de rapports hiérarchiques, une adhésion au taylorisme..., autant de conditions sans lesquelles il n'est pas permis aux employeurs d'optimiser la rentabilité de leur activité. Il s'agit bien là d'une épure idéal-typique qui permet de comprendre la singularité de l'économie moderne, non d'en dresser l'apologie. Comme M. Weber l'indique d'ailleurs dans le chapitre vii du second volume (« Sociologie du droit »), l'efficacité formelle n'élimine pas la lutte et la domination. Libérées dans les arènes où salariés et employeurs se tiennent en présence, les forces du marché conduisent souvent en pratique « à une intensification qualitative et quantitative de la coercition ».

La rationalisation bouscule de multiples autres espaces d'actions encore, dont l'évolution n'est pas sans rapport avec celle de l'économie. Dans le cas de la religion (chapitre v de la seconde partie du premier volume), M. Weber ne s'intéresse d'ailleurs pas tant au contenu des croyances qu'aux attitudes face au monde que suscitent ces dernières. Les doctrines religieuses offrent aux croyants toute une gamme de compensations afin de justifier les situations du monde d'ici-bas : engagement en faveur d'une transformation ultérieure de la société, promesses de renaissance ou assurance, enfin, d'une rédemption dans l'au-delà. En explorant les conditions d'émergence, de diffusion et les implications de ces différentes figures du religieux, M. Weber met en évidence leurs implications sur les comportements économiques. Il rappelle notamment ce résultat mis en évidence quelques années plus tôt dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Dans la mesure où il a promu des valeurs qui incitaient le puritain à vivre son travail comme une vocation (Beruf), à adopter un comportement ascétique..., le protestantisme a été un vecteur favorable au développement du capitalisme moderne.

Le juridique participe d'un même mouvement. Considéré comme rationnel parce qu'il énonce des règles que l'on déduit logiquement à partir de principes de base, le droit moderne assure un cadre stable dont bénéficie l'action économique des entrepreneurs. Autrement dit, le capitalisme a pu se développer grâce à un droit sur lequel il est possible de compter comme sur une machine. L'Etat rationnel occidental, que M. Weber définit comme un groupe de domination qui revendique avec succès le monopole de la violence légitime (3), a été l'un des vecteurs permissifs de ce mouvement de rationalisation juridique.

Quelle postérité ?

Est-ce à dire que notre monde est condamné au désenchantement le plus total ? En fait, la rationalisation n'est pas un long fleuve tranquille. Les objets, les champs, les personnes... pris dans les rets d'un tel processus sont tellement variés que la rationalisation d'un espace d'actions est nécessairement partielle et parfois même contradictoire. Les pressions qu'exercent par exemple certains groupes afin que les lois prennent en compte leurs intérêts économiques, politiques, éthiques... particuliers (rationalisation matérielle) affaiblit constamment les efforts réalisés pour améliorer la cohérence interne des règles juridiques (rationalisation formelle) (chapitre vii, second volume).

A en juger à l'utilisation fort banale aujourd'hui de la notion d'idéal-type ou encore à la multiplicité des travaux qui revendiquent le parrainage de M. Weber, nul doute que la trace d'Economie et société demeure profonde dans le paysage des sciences sociales contemporaines. Est-ce un autre signe de consécration ? Toujours est-il que des sociologues d'horizons multiples s'inspirent explicitement des thèses wébériennes pour alimenter des problématiques parfois fort variées. M. Weber a pu ainsi être présenté comme l'une des références incontournables du paradigme de l'individualisme méthodologique, inspirer une notion aussi centrale que celle de champ dans la sociologie de Pierre Bourdieu, faire l'objet de réinterprétations au profit d'une sociologie phénoménologique, etc. Economie et société rayonne également par-delà les spécialisations thématiques et continue d'influencer de multiples recherches en sociologie historique, juridique, économique, politique, urbaine, du travail et des organisations, etc.

S'il demeure une référence de premier ordre, M. Weber n'en prête pas moins le flanc à la critique. Catherine Colliot-Thélène remarque par exemple que, au risque de l'ethnocentrisme, les idéaux-types de domination décrits dans Economie et société ont tendance à faire la part belle aux sociétés occidentales (4). La notion de domination traditionnelle emporte effectivement avec elle des réalités très hétérogènes et sert avant tout à marquer la rupture entre un passé divers aux origines incertaines et une modernité homogène et mieux circonscrite dans le temps comme dans l'espace. D'autres travaux invitent pareillement à relativiser la singularité de la modernité occidentale. L'anthropologue anglais Jack Goody estime ainsi qu'il convient d'être plus attentif que ne le fut M. Weber aux mouvements pendulaires entre Orient et Occident (5). Nombre d'inventions importantes en science, en économie ou en art sont en fait le produit d'institutions orientales. Dans les domaines systématiquement associés au capitalisme occidental, l'on s'aperçoit aujourd'hui que, sur certains points, M. Weber était mal informé. Par exemple, sans que l'on constate de différence significative dans le degré de sophistication, la « comptabilité rationnelle » a vu le jour en Inde et en Chine bien avant de s'imposer en Europe, terre d'élection par excellence, selon M. Weber, d'une modernisation triomphante.

Max Weber. Aux sources de la sociologie allemande

Issu de la bourgeoisie allemande, Max Weber (représenté ici avec sa femme Marianne qui a rassemblé et édité les textes composant Economie et société) bénéficie d'une formation pluridisciplinaire qui le conduit, après une brève expérience d'avocat, à enseigner l'économie politique puis la sociologie à l'université. Bien que sa carrière soit hachée par la maladie, il fait preuve d'une activité débordante, assumant des engagements multiples : il s'élève contre l'empereur Guillaume II, participe à la réunion de protestation contre le traité de Versailles, fait connaître ses opinions par voie de presse... Avec Edgar Jaffé et Werner Sombart, il dirige par ailleurs une prestigieuse revue de sciences sociales (Archiv für Sozialwissenschaften und Sozialpolitik). Il participe également, en 1910, à la création de la Société allemande de sociologie, avant de s'en séparer deux ans plus tard pour mieux affirmer le principe de « neutralité axiologique » qu'impose l'activité de recherche.

Sur la plan scientifique, M. Weber se fait d'abord connaître par des travaux sur la situation des ouvriers agricoles à l'est de l'Elbe avant de produire une oeuvre abondante où se côtoient des études consacrées au droit, à l'économie, à la religion, à la musique, à l'épistémologie... Ses deux conférences sur la profession et la vocation (1917) et de politique (1919) sont devenues des classiques des sciences sociales. Dans un autre texte consacré à L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904-1905), M. Weber montre que le protestantisme a été un élément favorable au développement du capitalisme moderne. Cette étude n'est qu'une pièce d'une recherche de grande ampleur sur la sociologie des religions, travail qui révèle l'érudition étourdissante d'un savant qui a su allier exigence conceptuelle et profondeur de vue historique et comparative.

Michel Lallement

Dans ce travail, M. Weber montre que l'invention de règles visant à discipliner l'usage du matériau sonore s'accompagne, en dépit d'une intention rationnelle, d'une multitude de contradictions (l'impossibilité, par exemple, pour le cycle des quintes de conduire à des tierces pures). M. Weber soutient par ailleurs que certains intérêts matériels (favoriser la vente en masse de pianos) ont pu influencer les choix techniques de fabrication des instruments (nombre de touches à l'octave).

On reconnaît là la définition de l'État proposée par M. Weber dans sa conférence de 1919 sur la profession et la vocation de politique. Pour cause : un extrait de cette conférence a été repris pour composer un paragraphe du chapitre ix (« Sociologie de la domination ») du second volume. M. Weber recense d'autres caractéristiques de l'État moderne : une bureaucratie efficace, une politique économique digne de ce nom...

C. Colliot-Thélène, Le Désenchantement de l'État, Minuit, 1992.

J. Goody, L'Orient en Occident, Seuil, 1999.