JustPaste.it

Suicides à l’hôpital : une vingtaine de soignants attaquent en justice les ministres Catherine Vautrin et Elisabeth Borne

Selon les informations du « Monde » et de France Inter, une plainte a été déposée devant la Cour de justice de la République notamment pour « harcèlement moral » et « homicides involontaires ». Elle vise les ministres de la santé et de l’éducation, ainsi que le ministre délégué à la santé et à l’accès aux soins, Yannick Neuder, jugés responsables des conditions de travail dégradées des établissements publics.

 

Ce dimanche 24 septembre 2023, le docteur R. travaillait, comme à son habitude. C’est dans son bureau de chef des urgences du centre hospitalier intercommunal de Poissy-Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), dans sa blouse blanche de médecin urgentiste, qu’il a décidé de mettre fin à ses jours, en avalant des sédatifs. « Son suicide est un ultime message, et ce message, aujourd’hui, je ne peux plus le taire : cette maltraitance des médecins et du corps médical doit s’arrêter, confie son épouse, elle-même cadre de santé. Il ne peut pas être mort pour rien. »

Avant le docteur R., monsieur M., infirmier à l’établissement public de santé d’Alsace Nord (Epsan), un service spécialisé en psychiatrie à Brumath (Bas-Rhin), s’est pendu dans son bureau le 26 janvier 2023. Après le docteur R., madame L., infirmière au centre hospitalier de Béziers (Hérault) s’est donnée la mort à son domicile le 3 juin 2024.

Pour tenter de mettre fin à cette « épidémie de suicides à l’hôpital public », plusieurs veuves et veufs de médecins ou de soignants ont décidé de « briser l’omerta » en saisissant la justice. Selon les informations du Monde et de France Inter, une plainte a été déposée, jeudi 10 avril, devant la Cour de justice de la République (CJR) pour « harcèlement moral, homicides involontaires et violences volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner et mise en danger de la personne ».

 

Une première, pour dénoncer une dérive de l’hôpital dont les plaignants estiment l’Etat responsable. Elle vise la ministre du travail, de la santé et des solidarités, Catherine Vautrin, le ministre délégué à la santé et à l’accès aux soins, Yannick Neuder, et la ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Elisabeth Borne. Contactés, les ministres concernés n’ont pas répondu.

« Risque très élevé de décompensation »

La plainte regroupe dix-neuf requérants, qui ne se connaissent pas. Dix-neuf histoires de souffrances qui concernent tous les corps médicaux (infirmière, chef de service, directeur), toutes les spécialités (pédiatrie, néphrologie, cardiologie, psychiatrie, gynécologie…) et toutes les régions de France. Dix-neuf récits qui racontent un hôpital au bord de l’implosion, laminé par la crise engendrée par le Covid-19.

« Moi aussi, j’aurais pu passer à l’acte », témoigne l’un des requérants, directeur d’un établissement du Nord. Il décrit un hôpital en pleine restructuration avec des guerres de chefs, des unités sans patients, une maternité qui ferme, un bloc dangereux, des instances qui ne se réunissent plus et des dérapages budgétaires aggravés par la crise due au Covid-19. « Je me suis retrouvé à la tête d’un hôpital en train de s’effondrer comme un pilote d’avion à qui on demande de sauter sans parachute. » Il espère que la plainte signera « la fin de l’impunité généralisée dans la fonction publique hospitalière ».

 

L’avocate des plaignants, Christelle Mazza, a saisi la CJR dix ans après le suicide du cardiologue Jean-Louis Mégnien, qui s’est défenestré à l’hôpital européen Georges-Pompidou, le 17 décembre 2015. Dans cette affaire, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a été condamnée, en 2023, à une amende de 50 000 euros pour « harcèlement moral ».

Si MMazza a décidé de saisir la CJR, c’est parce que, depuis plus d’un an, elle alerte en vain l’exécutif sur le risque suicidaire à l’hôpital. Dans un courrier adressé le 5 mars 2024 à la ministre de la santé, Mme Vautrin, et à la conseillère santé de l’Elysée, Katia Julienne, l’avocate mentionne explicitement « sept situations au moins avec un risque très élevé de décompensation » et d’« atteintes inacceptables à la sécurité des patients » ainsi qu’« à la conduite de la recherche hospitalo-universitaire française ». Contacté, l’Elysée n’a pas répondu.

« Mensonge abominable »

Dans sa plainte, MMazza s’appuie sur la jurisprudence tirée d’un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en janvier dans l’affaire France Télécom sur la responsabilité pénale des dirigeants de l’entreprise et la notion de « harcèlement moral institutionnel ». « La jurisprudence France Télécom doit s’imposer aux ministres comme à n’importe quel chef d’entreprise au nom du principe d’égalité devant la loi, en particulier quand il y a de telles atteintes à l’intégrité de la personne », développe l’avocate, qui a également déposé plainte, pour le compte de plusieurs professeurs des universités-praticiens hospitaliers, en mars, auprès du parquet de Paris, contre l’AP-HP et l’université de Paris-Cité (qui n’a pas répondu) pour « harcèlement institutionnel ». L’AP-HP affirme qu’elle ne « peut réagir de manière précise, ne connaissant pas les noms des professionnels » concernés.

La fonction publique hospitalière tient-elle des statistiques sur les cas de suicides de ses agents et praticiens ? Le Centre national de gestion n’a pas répondu à nos sollicitations. De son côté, l’Observatoire national du suicide déplore « ne pas avoir, aujourd’hui, les moyens de connaître les taux de décès par suicide par profession ».

 

Le décès de son mari, Mme R. l’a appris par e-mail. Un message envoyé le dimanche 24 septembre 2023 à 22 heures à l’ensemble des agents du Groupement hospitalier de territoire Yvelines Nord. « Personne n’a cherché à me joindre », se souvient-elle. Le lendemain, un article du Figaro affirme que le docteur R. « rencontrait une période compliquée due à un décès familial récent, selon son épouse ». « Un mensonge abominable, dénonce Mme R. qui n’avait jamais répondu à un journaliste avant de se confier au Monde. C’est le contexte professionnel qui l’a épuisé jusqu’à la mort. »

Mme R. décrit des semaines de 80 heures à 90 heures, des gardes de 18 h 30 à 9 h 30 qui s’enchaînent avec des réunions, et des tunnels jusqu’à trente-sept jours d’affilée sans deux jours consécutifs de pause. Dans un contexte de crise de l’hôpital et de restructuration (regroupement des hôpitaux de Poissy - Saint-Germain-en-Laye, Mantes-la-Jolie et Meulan-Les Mureaux), le docteur R. cumulait les fonctions de chef du pôle interétablissements de médecine d’urgence et de chef de service des urgences de Poissy-Saint-Germain-en-Laye, tout en poursuivant son activité d’urgentiste praticien. « Il était en permanence entre le marteau et l’enclume, à défendre ses équipes et soumis à la pression du résultat. Comment peut-on faire porter tout ce poids sur un seul homme ? »

« Banalisation du suicide »

Contactée, la présidente du Groupement hospitalier de territoire Yvelines Nord, Diane Petter, indique qu’« une enquête administrative a été menée et qu’un plan d’actions est déployé et suivi par les instances représentatives des personnels ». Elle mentionne également « un programme annuel de prévention des risques et d’amélioration des conditions de travail ». Selon nos informations, celui-ci n’a pas empêché un nouveau suicide, celui d’un médecin ORL du centre hospitalier de Mantes-la-Jolie, en février.

Monsieur M., lui, a laissé des lettres d’adieu sur son bureau de l’équipe de santé au travail de l’Epsan, à Brumath. Estimant que l’infirmier était « confronté à une souffrance au travail extrême », l’inspection du travail du Bas-Rhin a effectué un signalement au procureur de la République pour « harcèlement moral au sein d’un établissement public hospitalier ». Une enquête est en cours.

En 2023, deux autres agents se sont suicidés en l’espace de six mois à Brumath : en avril, une animatrice de l’unité de soins longue durée ; en mai, un élève infirmier. Selon nos informations, une autre élève infirmière, âgée de 25 ans, a mis fin à ses jours en novembre 2024. Sous le couvert de l’anonymat, un membre de l’Epsan dénonce « une banalisation du suicide : on montre la même indifférence aux suicides des agents que des patients alors que par notre métier, la psychiatrie, on devrait être plus vigilant à la souffrance au travail ».

 

Dans un rapport publié en janvier 2025, la chambre régionale des comptes Grand-Est fait état de sept décès par suicide de patients en 2021 et de six décès par suicide en 2022, à l’Epsan, sans mentionner ceux des agents, tout en évoquant des « tensions fortes sur le personnel médical et non médical ». Contactée, la directrice de l’Epsan, Yasmine Sammour, indique qu’à la suite du suicide de monsieur M. « un travail transversal considérable » a été mené afin, notamment, de « reconstituer une équipe de santé au travail, avec une équipe désormais complète » et de « réaliser une nouvelle démarche de diagnostic des risques psychosociaux ». Concernant les trois suicides survenus après celui de monsieur M., la directrice explique ne pas disposer « d’éléments pouvant indiquer un lien avec l’établissement ».

 

A Béziers, c’est après « trois services de nuit », comme le raconte son mari, que Mme L. s’est suicidée chez elle, en juin 2024, « dix mois après avoir été exfiltrée de son service où elle subissait du harcèlement moral de son chef ». « Elle faisait le travail de deux infirmières, les horaires s’envolaient. Il y a eu un épuisement mental, émotionnel et elle est tombée en dépression, témoigne-t-il. Elle a été pressée comme un citron malgré ses alertes, arrêts maladie avec certificats médicaux. » Ce n’est qu’après son décès que Mme L. a été reconnue en maladie professionnelle. Elle n’est pas un cas isolé dans la mesure où, en 2024, le centre hospitalier de Béziers a connu deux suicides et une tentative.

« Vous faites un lien direct entre ces suicides et le travail, mais les suicides ont toujours des causes multiples », répond l’établissement, qui précise « qu’un programme de prévention des risques psychosociaux a été mis en place début avril 2025 ».

Avant de passer à l’acte, Mme L. a laissé une lettre que la police a saisie et n’a pas restituée à ce jour à sa famille. Selon son mari, l’infirmière avait écrit : « Je fais ça pour protéger les futures infirmières, les futures générations, pour une prise de conscience. »

Rémi Dupré et Stéphane Mandard

 

https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/04/14/suicides-a-l-hopital-une-vingtaine-de-soignants-attaquent-en-justice-les-ministres-catherine-vautrin-et-elisabeth-borne_6595715_3224.html