Peur sur les pistes cyclables : gros pneus et coups de sonnettes, la menace de la « SUVisation du vélo »
Des bolides débridés multiplient les pointes de vitesse sur les pistes cyclables des métropoles, transformant les mobilités douces en foires d’empoignes.
Par Pascale Krémer
Un usager de fatbike électrique, place de la Bastille, à Paris, le 22 octobre 2024. FLORIAN THÉVENARD POUR « LE MONDE »
C’est un bruit que les cyclistes guettent dans le brouhaha urbain. Un « zzzzzz » doublé d’un frottement au sol, qui déclenche leur inquiétude sur les pistes. A peine ont-ils tourné la tête, ou scruté leur rétroviseur, que l’engin est à leur hauteur, avant de s’éloigner à toute vitesse. Avec son allure évocatrice du motocross, ses énormes pneus à picots et son cadre épais, le fatbike électrique sème le trouble sur le territoire des mobilités douces.
« Rien à faire là ! », entend-on pester sur les pistes cyclables des métropoles où, depuis quelques mois, surgissent ces imposants VTT électrifiés, au moteur souvent débridé. Ils rejoignent la cohorte zigzagante des grosses trottinettes électriques, elles aussi débridées, manœuvrées comme des bolides par des porteurs de casque intégral. « Des monstrottinettes pilotées par des Dark Vador », décrit Cyril Vermeulen, entrepreneur quinquagénaire qui, sur son vélo électrique, parcourt 2 000 kilomètres par an dans la capitale et sa proche banlieue.
« Depuis deux ans, poursuit-il, courroucé et désormais équipé d’un rétroviseur, je croise une nuée de nouveaux engins débridés conduits par des hommes, plutôt jeunes, qui vont à plus de 40 kilomètres à l’heure. Deux fois ma vitesse ! Ils sont interdits sur la voie publique, donc ils ne sont pas assurés. » En France, sait-il, la loi proscrit de modifier le dispositif de limitation de vitesse de ces engins. Qui la transgresse ne peut plus circuler que sur terrain privé. « Quelques contrôles sur les pistes au début, avec confiscation des engins, auraient suffi à endiguer le phénomène, alors que, maintenant, les pouvoirs publics sont débordés, constate M. Vermeulen. Je leur en veux beaucoup. Il va y avoir des blessés. »
Alexandre Jannot-Caeillete, 30 ans, l’a été il y a un an : « Un fatbike électrique m’a doublé par la droite à un carrefour, il m’est rentré dedans sur le côté, il m’a égratigné tout l’avant-bras, et après il m’a engueulé. Je ne roulais pas assez vite ! » Lui qui chaque jour relie Villejuif (Val-de-Marne) au quartier parisien d’Alésia, où il œuvre comme chargé de communication, communique ces temps-ci son appréhension. « C’est anxiogène, il faut être constamment à l’affût. Ces vélos, on ne les entend pas venir et ils s’imposent, tout le temps à gauche ou au milieu. Ils se sentent invincibles, avec leurs gros pneus. Aujourd’hui, pédaler, c’est comme conduire sur le périphérique avec des motos en interfile. »
Même comparaison routière chez Laurent Piétri. Chevauchant depuis douze ans son biclou de randonnée entre Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) et Créteil, il remarque la « SUVisation du vélo, après celle du parc automobile ». « Comme ancien motard, je ne suis pas dépaysé. Mais je n’ai pas signé pour ça, s’agace cet éducateur sportif de 58 ans qui a remisé sa lourde moto allemande. Sur les pistes cyclables, aux heures de pointe, je retrouve l’ambiance du périphérique, avec ces vélos débridés. C’est devenu la jungle. Les drogués de vitesse gâchent tout. »
Une cohabitation chaotique
Le sujet, pour la première fois, a franchi les portes du Conseil de Paris, le 11 octobre, à l’initiative du groupe d’opposition MoDem et indépendants. L’adjoint chargé des transports, David Belliard, ne nie pas qu’« au moment où l’usage du vélo croît considérablement ces trottinettes débridées et ces gros vélos sur lesquels il n’est même pas nécessaire de pédaler créent une tension forte sur les pistes cyclables ». De vrais moteurs (débridés) à explosion…
La capitale n’est pas seule concernée. A Strasbourg, mairie et police nationale ont lancé des contrôles sur banc de roulement, cette plateforme mobile qui détecte la vitesse maximale de l’engin, donc l’éventuel débridage de son moteur. A Bordeaux, « les fatbikes qui roulaient initialement sur le sable des côtes océanes se retrouvent de plus en plus dans nos rues, regrette Marc Etcheverry, adjoint au maire chargé de la sécurité. Nous avons des remontées croissantes sur le stress qu’occasionne leur cohabitation chaotique avec les autres cyclistes ». Dont fait partie Charlotte Gaumont, urbaniste de 35 ans, qui sillonne anxieusement la capitale girondine : « S’ils me cartonnent, je tomberai, eux continueront. Pour moi, ce sont des scooters, pas des vélos. »
Et pour la loi ? Ces fatbikes ne sont au départ que de massifs VTT électriques d’une trentaine de kilos, conçus pour se frayer un chemin sur la neige ou le sable. Leur moteur ne doit pas excéder une puissance de 250 watts, ni permettre une assistance au-delà de 25 kilomètres-heure. Sinon, ils entrent dans la catégorie des cyclomoteurs (comme les speedbikes électriques, ces vélos ultra-rapides prisés pour les déplacements interurbains). Ils subissent alors les mêmes contraintes : immatriculation, carte grise, assurance spécifique, casque homologué… et interdiction de rouler sur les pistes cyclables.
Un utilisateur de fatbike, rue du Temple, à Paris, le 24 octobre. FLORIAN THÉVENARD POUR « LE MONDE »
Interdiction bien théorique, à voir filer sur les pistes tant de mastodontes « surwattés » – en provenance de Chine, le plus souvent, vendus à partir de 850 euros. « Ils sont presque tous débridables en s’aidant de vidéos sur Internet, ne cache pas Dan Szenik, codirigeant des trois boutiques parisiennes Cyclobike, spécialisées dans le fatbike. On explique que ce n’est pas légal, que le vélo débridé ne sera plus garanti en cas de panne… » Ni homologué ni assuré, d’où un usage restreint aux terrains privés. Mais ce discours produit le même « zzzzzz » dans l’esprit des acquéreurs que les pneus du fatbike sur l’asphalte… Débridage à gogo ! D’autant que certains engins sont pensés d’emblée pour faciliter la manœuvre. Ils comportent en sus une gâchette d’accélération sans pédalage qui fonctionne bien au-delà du démarrage. En septembre, l’Union européenne en est venue à interdire le fatbike chinois Ouxi V8 pour « risque de blessures par vitesse excessive ».
Chez Cyclobike affluent des hommes pressés. « Des jeunes, des cadres vingtenaires ou trentenaires en costume, des livreurs. Ils en ont marre des bouchons, des amendes, ils lâchent le scooter ou la moto. Ils en retrouvent tous les avantages, sans les inconvénients, sur les aménagements cyclables », détaille Dan Szenik. Ses affaires roulent. D’autant que le « style un peu motard » séduit, à l’entendre : « C’est comme les conducteurs de berline qui passent au SUV. Ils n’ont pas besoin des quatre roues motrices, mais ils apprécient l’allure, la place, puisqu’on peut s’asseoir à deux sur le siège du fatbike, le confort, l’adhérence au sol, l’autonomie, qui peut aller jusqu’à 120 kilomètres grâce à sa grosse batterie. » Les pointes à 50 kilomètres-heure ? Joie des « livreurs de beuh », ajoute Hadrien, cycliste de 27 ans qui ne tient pas à confier son patronyme. « Le fatbike, c’est le meilleur moyen de semer une bagnole de flics dans Paris. » Ou la nouvelle version cycliste du « go fast ».
A l’opposé du vélo santé
Ces « turbo vélos » surjouant les codes virils du deux-roues motorisé inquiètent Florence Gall, déléguée générale de France Vélo, qui représente la filière économique : « Ils ne sont pas conscients du danger qu’ils amènent, n’ont rien à faire sur les pistes cyclables, sont à l’opposé de notre message sur le vélo santé. Ils portent préjudice à l’image et au marché du vélo. » Les associations de cyclistes, elles, redoutent un effet dissuasif sur les nouveaux pratiquants. « Ces engins transforment le vécu de la piste cyclable, censée être un couloir de mobilité active où peut pédaler tranquillement l’enfant de 8 ans qui n’est plus autorisé sur le trottoir. La piste demande maintenant une attention permanente qui n’est pas donnée à tout le monde », déplore Stein van Oosteren, auteur de Pourquoi pas le vélo ? Envie d’une France cyclable(Ecosociété, 2021). Lui-même, bien droit sur son vélo hollandais que seuls propulsent ses mollets, a « perdu le plaisir serein » du tour de piste.
D’urgence, revenir à l’« espace sanctuarisé de sécurité pour tous », plaide le porte-parole de la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB), Thibault Quéré : « Un vélo électrique permet d’atteindre la vitesse d’un adulte en bonne santé [sur un vélo musculaire]. Les fatbikes débridés, eux, créent un différentiel de vitesse gênant. Pour nous, les pistes ne peuvent pas être un lieu où circulent des mobylettes déguisées en vélos. » Actuellement, il n’est pas obligatoire d’y pédaler – le contraire exclurait les fauteuils roulants. L’article R. 110-2 du code de la route destine les pistes et bandes cyclables aux « cycles à deux ou trois roues », aux « engins de déplacement personnel [électriquement] motorisés » et aux« cyclomobiles légers ». La FUB n’a pas obtenu gain de cause lorsqu’elle s’est opposée au décret, paru en janvier 2022, qui a autorisé cette nouvelle catégorie « cyclomobile », englobant les draisiennes électriques (vélos sans pédales), les trottinettes électriques dotées d’une selle et les vélos électriques équipés d’une poignée d’accélérateur.
Ainsi, sur les bandes et pistes cyclables encombrées s’entremêlent, à coups de sonnette rageurs, toute une flopée d’engins de déplacement personnel, de tailles et de vitesses variées, plus ou moins boostés à l’électricité. Un grand défilé hétéroclite de vélos, draisiennes, trottinettes avec ou sans siège, monoroues et skateboards électriques, tricycles pour personnes âgées, fauteuils roulants, triporteurs de vélogistique, vélos-cargos ou traînant remorque… A Lyon, c’est « l’explosion de la cyclo-logistique et des vélos-cargos familiaux » qui, bien que souhaitée, commence à tout coincer. « Ils sont plus difficiles à doubler, créent des bouchons aux heures de pointe, des peurs. Ils prennent aussi plus d’espace en largeur, reconnaît Fabien Bagnon, le vice-président écologiste de la métropole. Nous devons redimensionner nos pistes, passer à 4 mètres, comme sur nos nouvelles Voies lyonnaises. »
Un vélo à gros pneus, dit fatbike, stationné au milieu de vélos traditionnels, à Paris, le 24 octobre. FLORIAN THÉVENARD POUR « LE MONDE »
Rançon du succès, la pratique cycliste, partout, a pris de vitesse les infrastructures. « Depuis quelques mois, on se déplace plus à vélo qu’en voiture à Paris, rappelle simplement David Belliard. La piste cyclable a été un outil puissant d’accélération. L’enjeu va être de la dépasser avec des vélorues consacrées aux vélos et aux piétons, où la circulation automobile sera drastiquement réduite. Demain, c’est aux automobilistes que l’on dira : “Voilà où vous pouvez rouler, sur cette piste routière.” Tout le reste reviendra aux piétons et aux cyclistes. »
D’ici à cette redistribution de l’espace public, les promoteurs des mobilités actives veulent que cela bouge, côté encadrement des fatbikes. « Sinon, ils seront prétexte à stigmatisation des cyclistes », craint M. Belliard : « L’Etat doit faire son travail, rendre moins aisé l’achat des engins facilement débridables, contrôler la conformité de ceux qui roulent, sanctionner les vélos hors la loi. » L’amende est salée, en cas de débridage : 750 euros, auxquels s’ajoutent 1 500 euros pour conduite sans assurance, 7 500 euros pour absence d’immatriculation, sans compter le prix de l’éventuel excès de vitesse constaté. Mais les forces de l’ordre, pour l’instant, manquent de formation. De bancs de roulement, aussi, pour détecter les débridages.
Aux Pays-Bas, tous les commissariats s’en équipent après la saisie, en août, de milliers de fatbikes chinois trop puissants (Ouxi, Qmwheel) dans une chaîne de magasins spécialisés. Attaché diplomatique d’origine néerlandaise, l’influenceur vélo Stein van Oosteren observe bien souvent en France ce qui s’est produit aux Pays-Bas quelques années plus tôt, en matière cycliste : « Là-bas, les fatbikes sont un fléau. Ils cartonnent auprès des jeunes de 10-14 ans, qui roulent à deux dessus, et qui sont victimes de nombreux accidents avec traumatisme crânien. Alors une campagne nationale de sensibilisation a été lancée, notamment dans les écoles. Les magasins de fatbikes sont surveillés, les policiers contrôlent sévèrement… » Bref, les Néerlandais ont saisi l’« enjeu énorme », dit-il : « Faire en sorte que ces fatbikes n’entravent pas le développement d’une mobilité cyclable dont la société a besoin. »