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À la sortie de la convention de Philadelphie qui venait de rédiger la Constitution des États-Unis, Benjamin Franklin, interrogé par une femme qui lui demandait sous quel régime les Américains allaient vivre aurait répondu : « Une République si vous êtes capables de la préserver ». Pas une monarchie donc, mais pas une démocratie non plus, c’est-à-dire pas un régime où la majorité serait en mesure de faire tout ce que sa volonté lui suggérerait.

En d’autres termes, la république est un régime dans lequel la liberté et l’indépendance de chacun seraient garanties par des lois auxquelles les gouvernants seraient tenus de se plier, ainsi que par des droits conférés de manière égale à tous les citoyens et qu’aucune volonté majoritaire ne saurait franchir. Cela désigne ce que nous appelons aujourd’hui l’État de droit, dont la fonction est de protéger chacun contre l’exposition à un pouvoir arbitraire.

Initialement, le projet républicain – ce que Rousseau appelait un « État régi par des lois » – impliquait que cette indépendance réelle de chacun serait assurée par ces seuls moyens : égalité des droits, généralité et publicité de la loi, ainsi que le caractère consenti du pouvoir. Mais très vite, on s’est aperçu que ces moyens institutionnels n’étaient pas suffisants pour permettre à tous d’accéder à une existence indépendante et d’échapper à la domination, parce que l’inégalité dans l’accès à la propriété des ressources naturelles et des moyens de production mettait certains dans la dépendance continuée de ceux qui pouvaient seuls leur offrir le travail nécessaire à leur survie.

La République est alors devenue « sociale », exigeant qu’une partie de la propriété soit socialisée sous la forme de services publics accessibles à tous indépendamment de leur capacité à les payer (éducation, santé, régimes de retraite) et de droits sociaux destinés à mieux protéger les exclus de la propriété contre la domination, en particulier à l’intérieur de l’entreprise.

La Constitution de 1958 reconnaît, dans son article 1er cette dimension sociale de la République mais, depuis les années 80 du siècle dernier, il semble que les gouvernements successifs aient « oublié » que le noyau dur de l’idée républicaine moderne consiste à créer les conditions de l’indépendance de chacun, chose impossible dans la société industrielle et post industrielle moderne sans des services publics puissants – dont la sécurité sociale est en France le modèle – et des droits sociaux vigoureux. Les partisans des politiques qui ont cherché à ébranler ces mécanismes de solidarité et de distribution plus égale de la richesse créée par tous sont donc des républicains en paroles mais des ennemis de la République dans les faits.

Les partis de droite et de ce que certains ont appelé l’extrême centre invoquent la forme initiale du républicanisme, celle qui consiste à revendiquer exclusivement l’égalité des droits sous un pouvoir consenti et des lois impartiales et qui affirme que les services publics et les droits sociaux sont des « charges » et des entraves à la liberté alors qu’ils en sont la substance même.

Refusant de voir que, dans les conditions modernes, cette conception de la république expose une grande partie des salariés à des conditions de plus en plus précaires et donc à un recul de leur indépendance, leur républicanisme est un républicanisme de façade qui ne prend plus au sérieux – c’est le moins que l’on puisse dire – le projet initial d’émancipation par rapport à la domination. La République a été dévoyée par ceux qui ont nié et continuent de nier que les moyens mis en avant par le républicanisme historique pour réaliser l’égalité des indépendances – la stricte égalité des droits dans un espace de marché homogène – sont devenus insuffisants dans un monde social profondément différent de celui du XVIIIe siècle, un monde social où prolifèrent des dominations privées et qui appelle par conséquent la puissance publique à pourvoir à la préservation de la liberté des plus vulnérables.

Plus grave encore, défendant un régime social politique exclusivement centré sur des droits civils au dépens des droits sociaux et y réduisant la République, ces mêmes « négationnistes » ont créé contre cette dernière une animosité croissante chez tous ceux qui voient que l’égalité des droits civils ne leur assure pas l’existence indépendante à laquelle ils ont droit, et que la puissance de la propriété concentrée leur impose non seulement sa loi, mais les goûts et les modes de consommation qui lui conviennent. Le développement d’une forme d’autoritarisme politique qui rejette l’égalité comme un dogme inutile en est la conséquence et c’est l’une des explications de l’essor de l’extrême droite.

Le projet républicain – assurer à tous les membres de la société, c’est-à-dire à tous ceux qui vivent sur le sol de la République, une existence aussi indépendante et autonome que possible – ne peut se réduire à l’égalité formelle des droits, mais il la suppose comme un socle intangible. En proposant de rompre avec l’égalité des droits, d’instaurer une préférence nationale dans l’accès aux services sociaux et aux allocations, de supprimer le droit du sol, d’exclure systématiquement les binationaux de certains emplois, le Rassemblement national rompt avec le projet républicain, qui est avant tout un projet d’égalité de tous dans l’accès aux conditions formelles et matérielles d’une indépendance réelle.

Seule la gauche sociale est fidèle à l’idée républicaine.

En revanche, la gauche « sociale » celle de Louis Blanc, de Jaurès, de Blum, du Conseil national de la Résistance, est la force politique authentiquement porteuse d’un projet républicain qui suppose que les effets inégalitaires du marché soient maîtrisés, que certains biens essentiels à l’autonomie comme l’éducation et la santé demeurent accessibles à tous comme un droit et non pas réservés à ceux qui peuvent les payer.

Par conséquent ceux qui ont fracturé l’éducation nationale, créé une école et un enseignement supérieur marqués par la ségrégation sociale, mis à terre l’hôpital public et réduit des droits sociaux essentiels comme le droit du travail et le droit à la retraite, peuvent difficilement se prévaloir d’un brevet de républicanisme. En accroissant la précarité du plus grand nombre et en enrichissant une minorité au nom de retombées avantageuses à tous qui se font indéfiniment attendre, ils prouvent qu’ils ne prennent au sérieux ni le projet républicain d’émancipation ni l’idée – qu’ils ont pourtant sans cesse à la bouche – que l’ensemble des individus humains ont la même valeur morale. Et quand on sait que la crise climatique affecte et affectera d’abord les plus précaires, on comprend que leur mollesse dans la détermination à en endiguer les effets est une autre preuve que cette valeur de l’égalité morale de tous a bien peu d’importance pour eux, en tout cas moins que les profits de leurs amis.

C’est peu de dire que nous vivons un temps de désinformation massive dans lequel les mots ont perdu tout sens mais on peut revenir à la réalité : ceux qui nient le postulat de l’égalité morale de l’ensemble des personnes sont anti républicains, ceux qui défendent cette idée en paroles mais font tout pour accroitre les inégalités le sont tout autant.

Seule la gauche sociale est fidèle à l’idée républicaine parce qu’elle veut la liberté et l’accès à une éducation de qualité pour tous et pas seulement pour quelques-uns. Ce n’est que lorsque de tels objectifs sont poursuivis que l’on peut dire, comme Rousseau, que « l’intérêt public gouverne » et que « la chose publique est quelque chose ». Et c’est justement parce que notre société cesse tous les jours d’être la « chose de tous » (res publica) pour devenir celle de quelques-uns que beaucoup de ses membres rejettent l’idée même d’égalité comme n’étant qu’une hypocrisie.

Et enfin, il semble qu’aujourd’hui, pour obtenir son brevet de républicanisme, il soit requis de proclamer haut et fort que l’on combat avec fermeté toute forme – non pas de racisme et d’exclusion – mais d’antisémitisme.

Pourquoi cette exigence est-elle formulée avec une telle insistance ? Tout ce débat relève d’un chantage ignoble : soit vous soutenez inconditionnellement l’État d’Israël soit vous êtes antisémite. Quel rapport avec l’idée républicaine ? On a du mal à le comprendre. On peut être, comme le sont les républicains, indéfectiblement opposé à toute discrimination, à toute persécution, à tout rejet en raison de la religion, du genre, de l’ethnie, et être en même temps opposé à tout projet de colonisation du territoire d’un peuple par un autre peuple.

Non seulement c’est possible mais cela semble logique et il ne manque pas de grandes voix juives à l’avoir dit avec force. On ne peut que s’étonner de voir des gens qui n’ont pas de mots assez durs pour condamner le nationalisme, le communautarisme, la définition ethnique de la nation, défendre bec et ongles un État qui revendique au contraire cette forme d’autodéfinition. Et on peut s’étonner aussi d’entendre des gens qui – ce n’est pas le cas du Rassemblement national – font, pour certains, preuve de contrition en reconnaissant que l’aventure coloniale était en profonde contradiction avec l’idée républicaine, proclamer haut et fort que ceux qui dénoncent la forme contemporaine de cet aventurisme ne sont pas républicains.

Qui a dit qu’un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ? Quiconque approuve aujourd’hui cette oppression ou accepte de fermer les yeux sur elle devrait réfléchir à cette maxime.

Jean-Fabien Spitz

Philosophe, Professeur émérite à la Sorbonne