En Autriche, le patronat tenté par l’extrême droite
Par Jean-Baptiste Chastand (Vöcklabruck, Wels (Autriche), Envoyé spécial)Reportage Les chefs d’entreprise, inquiets du déclin de l’industrie dans le pays et opposés à un alourdissement de la fiscalité voulu par la gauche, voient d’un bon œil la possible accession au pouvoir du Parti de la liberté.
De l’extérieur, l’usine Braun de Vöcklabruck, petite ville de Haute-Autriche, au centre du pays alpin, semble hors du temps, avec sa devise en allemand ancien appelant à travailler dur et sa plaque qui rappelle que l’empereur François-Joseph « a bien voulu honorer cette usine de sa plus haute visite », en 1890. Mais les murs aux couleurs délavées sont trompeurs : chez Braun, on assemble des machines-outils de « haute performance » destinées à être installées sur des chaînes de production aux quatre coins de la planète.
« Nous exportons à 90 %, dont 44 % vers la Chine », vante Lennart Braun, 37 ans et septième génération de Braun, à la tête de cette entreprise typique du tissu industriel autrichien, constitué en grande partie de petites ou moyennes entreprises familiales tournées vers l’export. Depuis que cet homme brun à l’allure un peu raide a pris la tête en 2019 de l’entreprise fondée en 1848 par ses aïeux, il l’a développée avec succès vers les marchés asiatiques, en misant sur la conception et l’assemblage – là où se concentre la valeur ajoutée.
Cette stratégie lui permet d’employer près de 100 personnes, payées en moyenne plus de 3 200 euros net sur quatorze mois, conformément aux salaires confortables qui caractérisent le modèle social autrichien. Mais « [leur] attractivité est désormais menacée » par la hausse « de 24 % en trois ans » du coût du travail, s’inquiète M. Braun, au sujet des hausses de salaire record décrochées par les puissants syndicats de branche, afin de compenser une inflation qui a encore plus fortement frappé l’Autriche que le reste de l’Europe depuis la pandémie de Covid-19 et l’invasion russe en Ukraine.
Même si lui assure pouvoir compter sur « un carnet de commandes encore bien rempli », les annonces de plans sociaux se multiplient en Haute-Autriche, principal bassin industriel du pays. Le plus gros choc a été l’annonce, en novembre 2024, de la faillite du constructeur de motos KTM, qui employait près de 4 000 personnes. Les patrons blâment certes l’arrêt du moteur allemand, leur principal débouché, mais ils accusent aussi les coûts du travail et de l’énergie, ainsi que les différentes régulations environnementales européennes, de plomber leur compétitivité sur les marchés internationaux.
« Se moquer de l’image de l’Autriche »
« Il faut que l’Autriche se demande si elle veut toujours d’une industrie », implore ainsi M. Braun, alors que le pays est encalminé dans la récession depuis mi-2022. A l’unisson d’un patronat traditionnellement proche du Parti populaire autrichien (ÖVP, conservateurs), tout cela le mène à être plutôt favorable à l’arrivée annoncée au pouvoir du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ, extrême droite). « Le FPÖ participe déjà au gouvernement régional et cela marche très bien, ils ont réduit les dettes et consolidé le budget », salue ainsi M. Braun.
Déjà au pouvoir depuis 2015 en Haute-Autriche, un Land historiquement très conservateur, cette coalition entre droite et extrême droite est en passe d’être répliquée au niveau national, mais avec, pour la première fois, le FPÖ comme partenaire majoritaire. Engagés depuis début janvier à Vienne, les pourparlers entre les deux partis pourraient aboutir dès février à ce que Herbert Kickl, le chef du FPÖ, devienne le premier chancelier d’extrême droite à la tête de l’Autriche depuis 1945.
Arrivé en tête des législatives de septembre 2024, avec près de 29 % des voix, ce fils d’ouvrier de 56 ans, connu pour ses outrances verbales et ses convictions complotistes, identitaires et prorusses, a longtemps effrayé les conservateurs, arrivés deuxièmes aux élections. Mais après avoir d’abord essayé de négocier une coalition avec le Parti social-démocrate (SPÖ), l’ÖVP a finalement décidé, début janvier, de rompre les négociations avec la gauche, en lui reprochant de vouloir un « programme hostile à l’économie et à la compétitivité ».
Ce retournement doit beaucoup à la pression du patronat autrichien, qui était ulcéré par les revendications du SPÖ d’introduire des droits de succession, inexistants en Autriche, ou une taxe sur les banques. « Le SPÖ ne cessait de réclamer avec véhémence plus d’impôts en disant que les plus riches doivent payer toujours plus. Mais nous sommes déjà aux limites de notre solidarité ! », résume Georg Knill, président de la puissante Fédération autrichienne des industriels et patron d’une entreprise familiale active dans le domaine des composants électriques.
Ce blond aux allures de jeune premier est devenu une des personnalités les plus détestées des milliers de manifestants qui descendent dans les rues de Vienne depuis début janvier, en accusant le patronat de servir de « marchepied » à l’extrême droite. Même Ariel Muzicant, figure importante de la communauté juive autrichienne et actuel président du Congrès juif européen, lui a reproché de « se moquer complètement de l’image de l’Autriche au sein de l’Union européenne [UE] », en rappelant au patronat que « Hitler a également obtenu 30 % des électeurs dans une période difficile et [que] ce sont les industriels et les patrons qui l’ont fait chancelier ».
« Un chancelier ne décide pas tout seul »
Les plus radicaux des chefs d’entreprise autrichiens, ceux qui sont séduits par les propos lapidaires de M. Kickl qualifiant le pacte vert européen de « climacommunisme » ou admirent Elon Musk, n’ont clairement rien à faire de ces attaques. Les autres, comme M. Knill, rétorquent que « le FPÖ est un parti autorisé qui a obtenu le plus de voix aux élections », et assurent qu’ils ont aussi des « points critiques » avec ce parti fondé par d’anciens nazis et qui admire aujourd’hui le premier ministre nationaliste hongrois, Viktor Orban.
« La future coalition doit se positionner très clairement comme un partenaire fort et fiable en Europe », clame ainsi le représentant patronal, en affirmant son soutien aux sanctions européennes contre la Russie, qui ont systématiquement été rejetées par M. Kickl. « Nous avons besoin naturellement d’immigration qualifiée », ajoute aussi M. Knill, alors que l’économie autrichienne a massivement besoin des immigrés, qui représentent près de 20 % des plus de 9 millions d’habitants.
Tout cela est-il compatible avec un probable futur chancelier qui a intitulé son programme « Autriche forteresse », en promettant d’instaurer la « remigration » et d’adopter plusieurs réformes contraires au droit européen ? « Par rapport à un président américain comme Trump, un chancelier Kickl est une broutille ridicule », a relativisé Hans Peter Haselsteiner, un des actionnaires du géant autrichien de la construction Strabag. Pour ce proche du parti libéral NEOS, l’ÖVP sera visiblement capable de freiner les ardeurs les plus radicales du FPÖ. « Nous avons une démocratie qui est garantie par la Constitution. Le FPÖ n’a pas de majorité seul et ne peut pas faire de coup d’Etat », a-t-il estimé dans un entretien au quotidien Der Standard, le 9 janvier.
« Un chancelier ne décide pas tout seul », se rassure aussi Franz Edlbauer, président de la chambre de commerce de Wels, une municipalité voisine de Vöcklabruck, qui fut longtemps un bastion social-démocrate, avant d’être la première ville d’Autriche à basculer pour le FPÖ, en 2015. Cette cité industrielle sans charme est devenue le laboratoire d’un parti qui a réussi à conquérir l’électorat ouvrier grâce à ses propositions anti-immigration, tout en parlant un langage économique qui plaît à l’oreille des patrons. Au sein du FPÖ, « il y a certaines personnes à qui on peut faire confiance », avance ainsi ce patron d’une entreprise de revente de pièces de machine agricole, en référence au maire de Wels, Andreas Rabl.
Représentant de l’aile économiquement libérale du parti d’extrême droite, cet ancien avocat aux airs de notable a pesé avec succès pour que M. Kickl adopte un programme promettant des baisses de charges, bien loin de certaines idées plus sociales avancées dans le passé, comme le blocage des loyers. « Notre nom indique bien que nous sommes un parti libéral, l’économie doit se développer librement avec le moins de prescriptions possible. L’Etat ne doit intervenir que là où c’est absolument nécessaire », explique au Monde cet édile, qui se montre poli et affable, tout l’inverse du chef de son parti, qui agresse régulièrement les journalistes.
Dichotomie
Sous son influence et celle d’autres cadres du FPÖ propatronat issus de Haute-Autriche, le parti a d’ailleurs déjà accepté de conclure avec l’ÖVP pour plus de 6 milliards d’euros de mesures de restrictions budgétaires pour 2025. Si elles épargneront les entreprises, M. Kickl a en revanche prévenu les ménages qu’il allait falloir se serrer la ceinture pour respecter l’objectif européen de 3 % de déficit, afin d’éviter une procédure de sanction pour déficit excessif de Bruxelles… « Le FPÖ s’est clairement engagé en faveur de l’UE. Un “Öxit” [une sortie de l’Autriche de l’UE] n’est pas envisageable », s’engage M. Rabl.
Ce maire d’une ville qui compte « 32 % d’habitants étrangers », dit-il, relativise aussi le concept de « forteresse » anti-immigrés défendu par le chef de son parti. « Notre industrie a bien sûr besoin de main-d’œuvre. Il est parfaitement irréaliste de parler de remigration de tous les étrangers dans une ville comme Wels », assure-t-il, en promettant en revanche la vie dure aux dizaines de milliers de réfugiés arrivés en Autriche depuis la crise des migrants de 2015 et qui sont systématiquement pris pour cible par le FPÖ. « Les Afghans, les Syriens et les Tchétchènes ont un problème d’intégration majeur », estime M. Rabl.
Une dichotomie qui a visiblement l’art de rassurer les patrons de l’industrie. « Je peux comprendre le terme “forteresse”, quand on voit comment l’immigration a été mal gérée par l’Europe ces dernières années et qu’on n’expulse pas les délinquants », avoue ainsi le patron de Braun. Avec leur montée en gamme, les usines autrichiennes comme la sienne n’ont de toute façon pas vraiment besoin d’employer des réfugiés souvent peu qualifiés.