« La violence sexuelle ne s’explique pas seulement par un manque d’éducation, mais aussi par un manque d’intérêt et d’engagement des hommes »
Par Florian Vörös
La prise de conscience par les hommes des violences sexuelles faites aux femmes doit beaucoup au travail féministe de prévention, qui n’est pas reconnu à sa juste valeur, analyse le chercheur Florian Vörös, dans une tribune au « Monde ».
Les faits sont désormais bien établis, par les associations de terrain comme par les recherches en sciences humaines et sociales sur les rapports de genre, et le procès des viols de Mazan est l’occasion de le rappeler : la grande majorité des viols sont commis par des hommes adultes connus de la victime, et tous les milieux sociaux sont concernés.
Ces violences sont, en outre, naturalisées et normalisées par les représentations dominantes de la virilité et de l’hétérosexualité. Dans la culture populaire comme dans la culture légitime, la contrainte sexuelle des femmes par les hommes est en effet volontiers présentée comme désirable : loin d’être seulement l’apanage de la pornographie ou de la dark romance, ces scénarios se retrouvent également dans le cinéma d’auteur et dans les dessins animés pour enfants.
La violence sexuelle n’est pas explicable par une seule source d’influence culturelle que l’on pourrait isoler et censurer. La disposition des hommes à dominer et à contraindre s’inscrit dans une socialisation à la virilité hétérosexuelle, qui est elle-même favorisée par un environnement culturel patriarcal.
Production active de l’ignorance
Prendre conscience des violences de genre implique donc une transformation personnelle et collective qui passe, pour les hommes hétérosexuels, par la déconstruction et la reconstruction en profondeur de leur rapport aux femmes, aux autres hommes et à eux-mêmes.
Beaucoup d’entre eux se pensent pourtant encore au-dessus du problème. Ils seraient trop « éduqués », « adultes », « normaux » et « responsables » pour être réduits à de vulgaires « violeurs ». Reconnaître que la manière dont on a appris la virilité et l’hétérosexualité fait de soi un auteur potentiel de violences est en effet une posture inconfortable ; et le viol est, de fait, une thématique qui tend à mobiliser davantage les personnes susceptibles de le subir que les personnes susceptibles de le commettre.
La violence sexuelle ne s’explique ainsi malheureusement pas seulement par un manque d’éducation, mais aussi par un manque d’intérêt et d’engagement des hommes. Leur ignorance des savoirs féministes sur les violences sexuelles est aussi liée à la volonté de rester dans leur zone de confort, dans leur périmètre de privilèges, dans leur statut de dominant.
Face à cette production active de l’ignorance, éduquer les hommes pour les engager dans la prévention des violences de genre est d’abord un travail de longue haleine, car les hommes ne changent pas du jour au lendemain. C’est aussi un travail complexe, car il demande de la réflexivité pédagogique afin de se positionner de manière compréhensive par rapport à des postures de déni des violences ; mais aussi un travail fastidieux et ingrat, qui est tantôt naturalisé comme un « travail de femmes », tantôt dénigré comme « castrateur » et « rabat-joie ».
Malgré ces difficultés, ce travail est réalisé au quotidien par des militantes associatives, par des activistes sur les réseaux sociaux, des intervenantes en milieu scolaire, des enseignantes engagées pour l’égalité – beaucoup plus souvent par des femmes que par des hommes. Qu’il soit professionnel ou bénévole, le dénominateur commun est que ce travail féministe de prévention des violences de genre n’est pas reconnu à sa juste valeur.
Cela est à la fois le fait d’un sexisme ordinaire et de choix politiques conservateurs et néolibéraux. Ces dernières années, les gouvernements successifs ont reculé devant les oppositions réactionnaires à l’éducation à la vie affective et sexuelle, et à l’éducation à l’égalité filles-garçons au collège et au lycée. Ils ont réduit les subventions publiques allouées aux associations féministes de terrain.
Impasse de l’approche répressive
En réduisant les postes dans la fonction publique, ils ont aussi fragilisé les conditions de travail des enseignantes et des professionnelles de santé susceptibles de s’engager au quotidien dans un travail de sensibilisation auprès de leurs publics. Ils ont, enfin, par leur pratique du pouvoir à la tête de l’Etat et par leur communication politique, glorifié la virilité et banalisé le fait d’être accusé de viol ou d’agression sexuelle.
Dans un contexte d’austérité budgétaire, la tentation existe, au sein d’une partie du mouvement féministe, de lutter contre les violences hétérosexuelles masculines avec les outils de l’autoritarisme néolibéral. Les « victoires » obtenues ces dernières années dans la lutte contre la prostitution, contre le harcèlement de rue et contre la pornographie ont conduit à une augmentation des pouvoirs de police, sans augmentation significative des moyens alloués aux services publics de l’éducation et de la santé. Cette approche des violences sexuelles par la répression plutôt que par la prévention est une impasse qui consiste à répondre aux violences masculines ordinaires par la violence patriarcale de l’État.
Pour contrer les violences sexuelles, nous avons besoin avant tout d’un soutien idéologique et matériel aux services publics, au tissu associatif féministe et aux recherches en sciences sociales sur les rapports de genre. En ce sens, le procès de Mazan offre une occasion historique aux hommes – à tous les hommes, et en particulier à ceux qui nous gouvernent – de sortir de leur inaction contre les violences sexuelles.
Florian Vörös est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lille, auteur de Désirer comme un homme. Enquête sur les fantasmes et les masculinités (La Découverte, 2020).
Cet article est paru dans Le Monde (site web)
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