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Dan Ben-David, économiste : « Israël a brisé les racines de sa croissance »

Le professeur à l’université de Tel-Aviv affirme, dans un entretien au « Monde », que l’Etat hébreu vit un péril existentiel, conséquence d’années de sous-investissement – en particulier éducatif – et du poids croissant des juifs religieux, qui se placent en dehors de la société israélienne.

Propos recueillis par Luc Bronner (Kochav Yaïr [Israël], envoyé spécial)

 

Dans le centre-ville de Safed, qui compte une importante population juive ultraorthodoxe, en Israël, le 25 août 2024.

 Dans le centre-ville de Safed, qui compte une importante population juive ultraorthodoxe, en Israël, le 25 août 2024. LUCIEN LUNG/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »

 

Depuis plusieurs années, l’économiste Dan Ben-David, directeur de l’institut Shoresh, au sein de l’université de Tel-Aviv, alerte les dirigeants israéliens sur les fragilités d’Israël. Pour ce spécialiste de macroéconomie, la faiblesse du système éducatif, l’insuffisance des investissements publics et l’évolution démographique des juifs ultraorthodoxes constituent des menaces existentielles pour Israël. L’universitaire prône une réforme en profondeur de l’école et la fin des dérogations scolaires et militaires dont bénéficient les haredim (« craignant Dieu » en hébreu), ces étudiants en religion dont le poids ne cesse d’augmenter dans la société, au point de menacer son équilibre.

Pourquoi êtes-vous si préoccupé par l’avenir d’Israël ?

Parce que la direction que nous prenons n’est pas viable et qu’elle est liée au problème principal de notre pays : l’éducation. Lorsque nous examinons nos résultats aux examens PISA (un programme d’évaluation des systèmes éducatifs à travers le monde) dans les disciplines fondamentales (mathématiques, sciences et lecture), l’ensemble des pays développés nous devance.

 

C’est terrible, mais c’est en réalité bien pire. Car les statistiques n’incluent pas les élèves masculins haredim : ils n’étudient même pas ces matières, ils ne passent pas d’examens. Rien. Or les haredim représentent près d’un quart des élèves de première année. Si on ajoute les enfants des écoles arabophones, qui représentent aussi un quart des effectifs, près de la moitié des enfants en Israël reçoivent aujourd’hui une éducation comparable à celle des pays en voie de développement. Ce qui rend la situation intenable, c’est que ces deux catégories appartiennent aux segments de la population qui connaissent la plus forte croissance démographique. D’ici deux ou trois décennies, lorsqu’ils deviendront adultes et finiront par constituer la majorité des adultes, ils ne seront pas en mesure de faire vivre un pays développé.

Quelles pourraient être les conséquences pour Israël dans un avenir proche ?

Une économie pauvre ne peut pas soutenir un système de santé ou un système social de premier ordre. Mais elle ne peut pas non plus soutenir une armée puissante. Nous devons pouvoir nous défendre car beaucoup de gens déclarent ouvertement vouloir rayer Israël de la carte. Si nous ne disposons pas d’une économie solide et d’une population capable de répondre à tous les besoins, l’existence même d’Israël sera alors menacée.

Mais Israël présente l’image d’une économie puissante grâce à la haute technologie…

Les tendances à long terme sont intenables. Nous avons certaines des meilleures universités au monde, une haute technologie phénoménale, une recherche et des soins médicaux de pointe. Et pourtant, le reste du pays est très, très en retard, et cela tire tout vers le bas. Un petit groupe porte tout le pays sur ses épaules : environ 300 000 personnes travaillant dans les technologies, le médical et les universités, sur 10 millions d’habitants. Si l’on examine la fiscalité, les deux déciles supérieurs, soit les 20 % les plus riches, paient 93 % de l’impôt sur le revenu en Israël. Et ce pourcentage augmente lentement. La moitié des individus en Israël sont si pauvres qu’ils ne paient pas d’impôt sur le revenu.

 

La productivité dans le secteur des hautes technologies est supérieure de 25 % à la moyenne de l’OCDE. Mais, pour les autres habitants du pays, elle est inférieure de 40 % à cette moyenne de l’OCDE. Or les hautes technologies ne représentent que 10 % de la main-d’œuvre israélienne. Nous avons donc un petit groupe qui se situe bien au-dessus de la plupart des pays développés, et tous les autres qui se situent bien, bien en dessous.

Pourquoi la question démographique est-elle si cruciale ?

Il y a urgence, car les tendances actuelles pourraient plonger Israël dans une situation très grave. Si l’on examine les taux de fécondité, la grande majorité des gens ont deux enfants, qu’il s’agisse de Juifs laïques, d’Arabes chrétiens ou de Druzes. Il y a quarante ans, en 1980, trois groupes avaient six enfants par famille : les haredim, les musulmans et les Druzes. Plus les Druzes se sont assimilés, plus leur taux de fécondité a diminué. Pour les musulmans, cela a pris un certain temps, mais leur taux de fécondité est en chute libre (trois aujourd’hui) et continue de baisser.

 

Seuls les haredim font exception. En 1980, ils avaient six enfants par famille. Aujourd’hui, ce chiffre est de 6,4. Avec de tels taux de fécondité, leur part dans chaque génération double tous les vingt-cinq ans. C’est exponentiel. Si l’on considère les grands-parents, âgés de 50 à 54 ans, les haredim représentent 6 % de cette tranche d’âge. Deux générations plus tard, leurs petits-enfants représentent déjà 26 %, soit un quart des enfants. Ce n’est pas une projection, ils viennent de naître. Demain, ils seront à l’école. Et après-demain, ils feront partie de la population active et de l’armée – ou pas. Et s’ils ne le font pas, que se passera-t-il ? Qui va travailler ? Qui va défendre Israël ? Qui seront les médecins ?

Vous décrivez un désastre éducatif. Que s’est-il passé ?

Jusqu’aux années 1970, Israël a connu une croissance fulgurante parce que nous investissions. Nous avons construit des villes, des routes, des universités, des hôpitaux. Dans les années 1970, Israël a changé ses priorités : le pays est passé d’une trajectoire de croissance rapide à une trajectoire de croissance très stable, mais nettement plus lente. La guerre du Kippour, en 1973 – qui est en quelque sorte un prélude à ce qui se passe en ce moment –, a provoqué un tel bouleversement en Israël que nous avons fini par jeter non seulement l’eau du bain, mais le bébé avec.

Depuis la fin des années 1970, nous avons brisé les racines de notre croissance : l’investissement sur les infrastructures physiques et sur le capital humain. Ce pays très pauvre qu’était Israël dans les années 1950 avait construit, par exemple, des universités. Lorsque la population a augmenté, nous avons augmenté le nombre de professeurs d’université à un rythme plus rapide que la croissance démographique. Au milieu des années 1970, le nombre de professeurs d’université par habitant était très proche du niveau américain. Depuis ? Le nombre de professeurs par habitant a chuté de 60 %. Parce que nous avons eu des gouvernements qui ne se souciaient pas de l’éducation ou de l’enseignement supérieur.

 

Autre exemple : les infrastructures physiques. Lorsque nous avons construit des villes, nous avons construit des routes. En 1970, la congestion routière était équivalente à la moyenne des petits pays européens. Depuis, elle est plus de trois fois supérieure à leur moyenne. Et ce n’est pas parce que nous avons beaucoup de véhicules. Nous avons simplement cessé de construire les infrastructures suffisantes.

Que faut-il faire pour éviter ce scénario ?

La période depuis le 7 octobre 2023 a été la pire de notre histoire. Mais elle offre aussi une occasion à saisir. Nous avons besoin de politiciens qui le comprennent. Le problème, c’est qu’ils sont très divisés. Et qu’ils raisonnent comme avant la guerre à Gaza. Que faut-il faire ? Pour ramener Israël sur une trajectoire durable à long terme, l’éducation est essentielle. Nous devons changer l’ensemble du système. Nous devons exiger que nos enfants acquièrent des connaissances plus approfondies dans les matières fondamentales – les matières que tous les enfants doivent étudier pour travailler dans une économie moderne et vivre dans une démocratie libérale.

Tester les enfants à la fin du lycée pour découvrir qu’ils ne connaissent ni la physique ni les mathématiques et qu’ils n’ont jamais étudié l’anglais, c’est trop tard. Maintenant, et c’est une vraie rupture, il faut décider qu’il ne peut plus y avoir d’exception à la règle. Nous ne devons plus permettre aux parents de priver leurs enfants d’un programme scolaire de base, comme le font les haredim. Beaucoup disent : « Comment pouvez-vous nous dire ce que nous devons enseigner à nos enfants ? » Mais les Etats démocratiques ne laissent pas le choix : tous les enfants doivent aller à l’école. C’est la loi. Partout ailleurs dans le monde développé, les Etats exigent un minimum de connaissances pour tous leurs enfants – mais pas en Israël.

Comment convaincre l’opinion ?

L’argent. C’est un moment unique dans l’histoire d’Israël, où nous devons reconstruire des régions entières du pays, dans le Nord et le Sud-Ouest, autour de Gaza. Nous devons reconstruire l’armée. Nous devons reconstruire des dizaines de milliers de vies brisées. Cela implique des sommes colossales que nous n’avons même pas. Il est donc facile de dire aux gens : « Vous savez quoi ? Demain matin, nous vous mettons au régime sec. Nous ne financerons plus les écoles qui n’enseignent pas un programme complet. » Dans une démocratie, vous n’avez pas le droit d’empêcher vos enfants de recevoir une éducation complète, vous ne pouvez pas les handicaper au point qu’ils n’aient d’autre choix que de dépendre entièrement des prestations sociales.

Il y a beaucoup de colère en Israël parce que les haredim refusent de servir dans l’armée. Cela pourrait-il marquer un tournant ?

Non seulement ils restent à l’écart d’une guerre qui a coûté la vie à de nombreux soldats, mais ils réclament que le gouvernement les dispense officiellement du service militaire obligatoire. Cela a rapproché les juifs religieux (non haredim) et les laïques comme jamais depuis de nombreuses années. C’est une occasion politique rare.

Si nous ne nous ressaisissons pas, nous atteindrons un point de non-retour démographique et démocratique. Les lois susceptibles de ramener Israël sur une trajectoire durable sont déjà très difficiles à faire adopter à la Knesset. Une fois ce point de non-retour franchi, il deviendra impossible de trouver une majorité électorale. Ceux qui en ont les moyens – des médecins, des ingénieurs, etc. – seront de plus en plus nombreux à s’expatrier.

 

Luc Bronner (Kochav Yaïr [Israël], envoyé spécial)