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Aventures en Australie

Au bord de l'incident diplomatique : le Queensland m'accuse de massacre de kangourous et de perversion des aborigènes.


SYDNEY. LE 7 JANVIER 1988.
Dans ma chambre au Sheraton. Entouré de mon équipe. Nous sommes recherchés par les polices du Queensland et du Northern Territory et, depuis deux jours, la presse de toute l'Australie crache sur nous. "L'équipe de reportage française a massacré des kangourous et perverti les Aborigènes en leur fournissant de l'alcool." (The Australian). Mister GUNN, premier ministre du Queensland, se déclare "dégoutté par nos actes" et se demande "comment le gouvernement fédéral a-t-il pu accorder des visas d'entrée à de tels individus." (The Canberra Times). Mister Hayden, ministre des affaires étrangères du même Queensland pense que nous avons "commis des actes illégaux et une saloperie éthique" (Sydney Morning Herald Tribune). Le gouvernement du Queens- land dans son ensemble demande au gouvernement fédéral de lancer "une sévère protestation auprès de l'ambassadeur de France" concernant nos actes (Sydney Morning Herald Tribune). Qu'avons-nous donc fait ? Je vous laisse juger par vous- même.


QUEENSLAND.
Ce n'est pas un état sympathique. Les paysages sont grandioses, le Bush infini, sec, rouge, rocailleux, prend des teintes de splendeur au coucher du soleil, mais la vie des bourgades est trop pesante pour qu' on apprécie. Je ne parle pas de la côte Brishane, Surfer's Paradise, Redcliffe, habités par des gens normaux, mais des village de l'"Outback", l'arrière pays, où l'atmosphère de brutalité et de racisme est étouffante. Nous le ressentîmes d'autant plus avec mon équipe, que nous nous étions enfoncés dans l'Outback avec l'intention de voir, de rencontrer et de mieux connaître les Aborigènes. J'avais déjà fréquenté des " Blackfellows ", deux ans auparavant, dans d'autres états. Je n'avais jamais eu de problème avec eux, ni pour les trouver, ni pour leur parler. Il en alla autrement au Queensland. Au départ, il fallut parcourir des milliers de kilomètres et parvenir aux régions les plus arides, les moins vivables pour commencer à en rencontrer. Le premier, ce fut à Boulia, une bourgade sans intérêt, dans le traditionnel Pub/Hotel/Liquor Store/Video rental de la ville. C'était un vieux un peu ivre. Il était en train de se faire casser la gueule par un "stockman", un garçon de ferme en boots et stetson, au milieu d'un cercle de Blancs rigolards et bourrés à la bière. Rassemblés dans leur coin, silencieux et passifs, les autres aborigènes ne mouftaient pas. Les jours suivants, les premiers contacts furent négatifs. Les aborigènes que nous abordions dans la rue, au lieu de la sympathie immédiate à laquelle j'étais habitué, réagissaient avec méfiance, voire crainte, ne répondant que par quelques " Nope.., Nope… " (Non,… Non…) avec le désir visible de s'échapper au plus vite. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils ne semblaient pas avoir de bon rapport avec les blancs.


DAJARRA. 150 kilomètres plus au Nord.
Trois rues. Un pub, un motel/station-service. Une population en grande majorité aborigène, logée, sédentarisée dans des bungalows préfabriqués offerts par le gouvernement. Une chaleur torride. La plupart vivent sur leur pelouse, dans leur 'yard" où ils ont tiré les lits et les fauteuils . L'assistante sociale du village, une aborigène d'une trentaine d'années, très gentille et serviable, nous présenta à plusieurs familles et nous passâmes deux jours à discuter avec les uns et les autres.
Nous expliquâmes longuement qui nous étions, ce que nous faisions et dans quelles conditions. Comme le 25 décembre approchait, j'eus l'idée d'organiser avec eux une party dans le Bush. Un réveillon, une fête comme ils ont l'habitude d'en faire, avec du kangourou à manger et ce qu'il tout de bière à boire. C'était un bon moyen de faire définitivement copain, de les voir évoluer et les photographier à l'extérieur du village, dans leur décor, et, aussi, de fêter dignement Noël. Rapidement, les aborigènes de Dajarra nous eurent à la bonne, nous et nos idées marrantes. Je passai commande au pub d'une bonne quantité de bières, car je voulais que la fête soit joyeuse. C'est alors que le patron, surpris mais pas mécontent, empilait les cartons sur le comptoir que je fis connaissance avec la loi.

- Watch out, Cizia, me prévint un des abos, this guy is pig.

(Fais gaffe, Cizia, Ce type est un porc). Et mes nouveaux potes refluèrent vers la sortie. Le flic qui venait d'entrer, en short impeccable, les deux pouces dans le ceinturon, avait effectivement l'air d'un cochon. Rougeaud, une gueule de cul, un nez violet hémorroïdes pour aller avec, une petite moustache et un air de suspicion générale. Il se présenta, regarde mes cartons de bières et entreprit l'interrogatoire. Qui étais-le, que faisais-je chez lui, pour- quoi me voyait-on avec les Blackfellows, qu'est-ce que je manigançais, etc... Quand il apprit que j'étais un écrivain connu, il prit un ton plus respectueux. Il sorti deux ou trois banalités et soupira :

- Pff... Et vous allez payer ces putains de nègres!

Avant de laisser tomber. Dans un premier temps, nous chassâmes les kangourous. J'étais au volant et Keith, le chasseur, avec sa minuscule 22, se tenait à côté de moi, vitre ouverte, fouillant le Bush du regard pour repérer le gibier. Ce ne fut pas le moment le plus agréable de la journée. Tuer un "red kangaroo", animal inoffensif, qui s'enfuit à peine à l'approche d'une voiture, est loin d'être un exploit. Ça ferait plutôt de la peine car c'est une bestiole sympathique. Quelque chose comme un gros lapin. Je pensais que deux ou trois suffiraient, mais mes copains les Abos, qui trépignaient et applaudissaient à chaque fois que Keith touchait sa cible, voulaient un vrai festin. Il y en eut bientôt huit, sanglants, encore frémissants, à l'arrière de mon 4x4. La suite, par contre, fut merveilleuse. Nos amis nous avaient emmenés dans un de leurs lieux sacrés, un "creekbed", le lit d'un ruisseau à sec, à l'ombre de grands arbres. Les kangourous avaient été découpés, la viande proprement disposée sur des lits de feuilles. La bière circulait. Ce n'était que des rires, des palabres, des grimaces et des grands "Merry Christmas!" criés à toute force. La viande de kangourou a une saveur forte, qui rappelle celle du lièvre.
Elle répondait dans tout le creek une délicieuse odeur de rôti. Les gamins s'accrochaient à moi. Meryle, une imposante jeune femme, venait me faire du charme et glousser autour de moi. Les gars de mon équipe, hilares et excités, semblaient vivre un Noël qui ferait date dans leur vie.
Dans l'après-midi, alors que les kilos de viande absorbés et la bière chaude commençaient à assoupir tout le monde, j'eu une longue conversation avec Keith, le chasseur, Henry, le doyen et Kevin, le leader et plus gros de la bande. Ils me décrivirent les esprits-animaux qui viennent interférer sur leur destin.
J'appris l'importance des rêves dans les communications qu'ils ont avec ces puissances étranges.
Je rigolai, longuement à la légende toute neuve de la " Grandmother ", la Grand'mère acariâtre qui doit surgir de la terre du Bush un de ces quatre et "swallow the white men'', avaler les hommes blancs. Avec regret, je donnai vers six heures du soir le signal du départ. De retour à Dajorra, je distribuai à chacun son salaire.
Je leur confiais les restes de kangourou et les cartons de bière, pour lesquels j'avais décidément vu trop large. Il y eut une séance d'embrassades interminable et nous reprîmes notre route sous les acclamations. Je n'eus pas conscience alors d'avoir accompli quelque chose de mal.


LE 8 JANVIER.
Sydney. Nous prenons notre breakfast à la terrasse d'un coffee-shop tenu par un grec, sur King Cross Road, comme chaque matin, et la lecture des journaux est un moment désastreux. Ça tourne au Grand Guignol. "LA FRANCE SOMMÉE DE S'EXPLIQUER" (The Australian. Gros titre). "Il se pourrait que le reportage de cette équipe puisse être utilisé sciemment pour salir l'image internationale de l'Australie pendant les cérémonies du Bicentenaire" (The Australian). "Cette équipe a été envoyée chez nous pour saboter le Bicentenaire, en réponse aux critiques de l'Australie sur l'attitude colonialiste de la France dans le Pacifique et en Nouvelle Calédonie" (Sydney Morning Herald Tribune). "Le ministre des affaires étrangères demande la déportation de cette équipe de tournage" (Sydney Morninq Herald Tribune). Que faire ? Dans le New South Wales, comme partout ailleurs en Australie, nous sommes des hors la loi susceptibles d'être arrêtés. Heureusement, la presse dit qu'ils nous croient toujours dans le Northern Territory. On est allé trop vite pour eux. Après le réveillon, nous avons essayé d'aller photographier les crocodiles du Golfe de Carpentria, à l'extrême Nord du Queensland, mais nous sommes tombés à la mauvaise saison. On est redescendu comme des flèches dans le Northern Territory, jusqu'à Alice Springs où on a organisé une course de chameaux dans la plus pure tradition du Bush .C'était à peine terminé que nous sommes repartis pour rouler d'une traite, pendant trois jours, jusqu'à Sydney. Mais ils doivent remonter notre piste avec les fiches d'hôtels. Ils savent aussi que nous avons un 4x4 de location. Le Sydney Morning dit même que le chef de cette bande de malfaiteurs est un "well-known writer", un écrivain connu. Nous sommes en danger. Alors que nous n'avons rien fait de mal. Le ministre des affaires étrangères demande notre déportation. C'est un mot que j'exècre, et d'autant plus quand il s'adresse à moi et à ma liberté. Si ils nous prennent maintenant, ils vont nous expulser du continent ou, ce qui serait la fin des haricots, nous remettre aux autorités du Queensland. Là bas, ces fascistes s'en donneront à cœur joie. Vu le ton qu'ils emploient à notre égard on est bons pour plu sieurs semaines de taule, des amendes mirobolantes et des emmerdes à n'en plus finir, "Mister GUNN, le premier ministre du Queensland, a appelé le gouvernement fédéral à confisquer le film que l'équipe française essaie de faire sortir du pays". Confisquer des photos de réveillon! De quoi ont-ils peur ? Qu'est-ce qui peut bien les gêner à ce point ? Les kangourous ? Les abos en tuent tout le temps. C'est leur gibier favori. Il y en a quinze millions en Australie ! Et le quota d'abattage est fixé à trois millions par an. Avec mes huit malheureuses bestioles, je suis bien loin du compte. En plus, les trucks et les automobilistes en écrasent des centaines toutes les nuits sur la route. Toutes les voitures d'ici ont un énorme pare choc spécial en prévision des rencontres avec les kangourous. C'est la bière, alors ? Mais les abos ont le droit de boire librement. Ils s'achetaient des cartons de bière bien avant mon arrivée et on peut leur faire confiance pour continuer maintenant que je suis parti. Dajorra n'est pas une réserve ou un territoire spécial, c'est un village. Pourquoi interdit-on à ses habitants de boire un coup ? Parce qu'ils sont noirs ? Ça ne tient pas debout. Un moment, je caresse l'idée de partir, quitter le pays au plus vite, mais j'abandonne après réflexion. Il est hors de question de fuir comme un voleur. C'est absolument contraire à mes principes de vie. En plus, je ne pourrai pas sortir. La voiture et toutes les chambres d'hôtel ont été louées à mon nom. L'ordinateur de la police de l'aéroport ferait bip-bip dès que je me présenterais J'en suis là de mes réflexions quand la présentatrice des informations à la télé me raconte mon histoire. C'est un résumé de tout ce que dit la presse, Elle ne s'attarde pas plus d'une minute mais ça suffit à me faire prendre la décision. Le scandale devient trop important. Ils s'énervent tout seul et si je ne réagis pas, on va réellement devenir un incident international ou quelque chose comme ça. Il faut que j'aille au devant d'eux, et que je désamorce.


LE 9 JANVIER.
Mon premier soin est d'acheter des billets d'avion pour l'équipe. Le départ le plus rapide que j'arrive à trouver est un vol pour Bali le lendemain. Il faudra qu'ils restent encore vingt quatre heures dans leur chambre. - Market street, please! French Consulate! Je ne me déplace plus qu'en taxi. La voiture reste cachée dans le parking du Sheraton. Après 10 000 kilomètres dans le Bush, elle est trop repérable, couverte de boue séchée, de poussière rouge et d'immondes cadavres de sauterelles. A bien regarder, ce n'est pas la première fois que ça m'arrive. Au Costa-Rica, dernièrement, pour me voler ma mine d'or, ils m'ont accusé d'être un espion rouge, payé par le communisme pour déstabiliser la démocratie. Dans les années 70, en Centrafrique, les sbires de Bokassa m'avaient contraint à sortir de leur charmant pays en me traitant d'agent révolutionnaire. Un peu plus tard, en Mauritanie j'étais devenu un espion capitaliste... C'était dans le Tiers Monde, dont les dirigeants n'ont aucune crainte, ni de l'exagération, ni du ridicule. Si je m'attendais, après toute une vie d'aventure, à ce qu'on me fasse le même coup dans un pays moderne et civilisé comme l'Australie... Au Consulat, j'ai la chance de tomber sur des gens efficaces et compétents. Je suis rapidement introduit auprès du Consul Général, M. Michel Menachemoff, qui est parfaitement au courant de l'affaire. - Monsieur Zykë ! Cette histoire fait beaucoup de bruit... Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire ? - Il faut que je rencontre les autorités et que je leur parle. - Vous êtes sûr?... - Oui. C'est la seule solution. M. Menachemoff se pendit au téléphone toute la journée et finalement réussit à m'obtenir un rendez-vous pour le lendemain avec le ministre des Affaires Étrangères du New South Wales.


LE 10 JANVIER.
Je quitte mes copains sur le parvis du Sheraton. Ils sont prêts à partir pour l'aéroport, avec 50 % de chances de ne pas se faire bloquer par la police de l'air. J'ai mis mon meilleur costume parce que, tout de même, j'ai rencart avec un ministre. M. Ross Burns et deux de ses adjoints me reçoivent avec beaucoup d'amabilité, ce sont des diplomates, jeunes, agréables et courtois, qui prêtent beaucoup d'attention à ce que je leur expose. Après une heure et demi d'entretien, ils sont convaincus de l'évidente vérité de ma version des faits et que le Queensland patauge dans la semoule. A la sortie, je suis attendu par plusieurs journalistes australiens et j'improvise une conférence de presse. L'un d'eux Me demande si j'éprouve de la rancœur contre l'Australie. Je lui réponds naturellement que non et que tout le monde peut se tromper. En rentrant au Sheraton, je trouve un message m'apprenant que mes gars ont passé les contrôles et ont donc dû atterrir quelques heures plus tôt à Bali, hors de portée des griffes de Mister GUNN.


LE 11 JANVIER.
La presse est avec moi! "LES FRANÇAIS INNOCENTÉS DANS LE MASSACRE DES KANGOUROUS" "Il a été prouvé que les français avaient été FAUSSEMÉNT ACCUSÉS de fournir à boire aux aborigènes et de massacrer les kangourous pour les filmer.'' (Sydney Morning Heraid TritDune). Ça fait du bien de le voir écrit noir sur blanc. De partout, on s'excuse, on donne la vraie version des faits et on me réhabilite. Il n'y en a qu'un sur tout le continent qui se refuse à lâcher le morceau, c'est Mister GUNN,le premier ministre du Queensland. Mister GUNN a déclaré qu'il n'était pas satisfait des explications de Monsieur Zykë". Il va même jusqu'à affirmer: "C'est un coup monté entre la France et les autorités fédérales contre le Queensland". Mais plus personne ne l'écoute. Son ministre des affaires étrangères est même ridiculisé dans un éditorial du quotidien The Australian ce même jour, se concluant par. - Un peu plus, et le ministre aurait déclaré la guerre à la France pour cette Histoires" Mister GUNN continua à tonner et à ruminer pendant quelques jours, accusant l'Ambassade de France, le gouvernement de Canberra et un peu tout le monde d'être complice des agents subversifs français. Il réclamait au New South Wales mon extradition et menaçait, en plein délire, d'envoyer les sbires de sa police pour me prendre. Pour ma part, attendant que tout se calme définitivement je m'étais retiré à Mainly, la Plage de Sydney, et, tout en rn'emmerdant ferme, je tournais et retournais l'histoire dans ma tête. Comment un tel patacaisse a- t-il pu se déclencher ? Une chose est sûre, c'est que l'aborigène reste un sujet brûlant en Australie, à manier avec précaution. Quand les Premiers colons sont arrivés, en 1788, les aborigènes vivaient en clan, nomades sur ces immenses territoires, se nourrissant exclusivement de chasse et de cueillette, comme à l'âge de pierre. Inutile de préciser que dans la grande tradition des hommes blancs, surtout les anglo-saxons, la première réaction des nouveaux arrivants a été d'en massacrer un maximum et de s'approprier tout ce qui pouvait enrichir. A la fin de la seconde, guerre mondiale, tout le monde, et les aborigènes eux-mêmes, se considéraient comme une "Dying race", une race en voie de disparition. C'est là que se trouve le fin mot, la vraie raison du scandale des "French Kangaraoos killers", les français tueurs de kangourous. Mister GUNN s'est affolé d'apprendre qu'une équipe de journalistes avait parlé, sympathisé et finalement fait la fête avec les abos. Mister GUNN a honte des aborigènes. Il ne veut pas qu'on en parle parce qu'il a beaucoup de choses à cacher sur le sujet, parce que sa politique à leur égard est désastreuse. Toute l'Australie obéit à des préoccupations écologistes, généreuses et libérales, sauf dans le Queensland où règne le racisme, le rejet, le mépris et où l'opinion courante est que les "Blackfellows" sont des singes.
J'ai quitté l'Australie quelques jours plus tard, alors que GUNN s'était enfin décidé à fermer sa gueule.

 

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Aventures en Asie


Aventures en Asie du Sud Est - Partie 01

Entraînement

Le muay thaï est un sport de fou. Je ne vais pas beaucoup au cinéma, mais j'ai été révolté un jour, lors d'un trajet en avion entre Hong Kong et Londres, en visionnant un Rocky. Pour une fois, j'avais oublié mes somnifères et il n'y avait rien de mieux à faire que regarder ces tristes images. Un danseur de claquettes gonflé aux haltères qui essayait de faire passer ses trémoussements pour des gestes de combattant.

Je ne ferai pas comme ça. Si je combats à l'écran, ce ne sera qu'après une préparation véritable, dans les conditions du réel. La boxe anglaise ayant été trop souvent magnifiée, montrée ou souillée par les faiseurs de films, je me suis tourné vers la boxe thaï, plus dure, plus sauvage et plus cruelle. Si je n'ai aucun respect pour les arts martiaux, pour lesquels la technicité a remplacé l'envie de détruire, j'admire le muay thaï, un peu à part en Asie, et pour lequel le but ultime est de tuer s'il le faut et non la perfection abstraite d'un geste. Le muay thaï admet les coups de tibia et de genou, les coups de coude et le manque de fair-play. La deuxième raison est que j'ai claqué en plaisirs autour du monde l'argent de mes livres, en fêtant dignement leurs sorties et leurs succès. Quatorze mois de célébration me laissent avec les poches vides, des valises sous les yeux et un énorme surplus de graisse. J'ai, semble-t-il, définitivement perdu cette silhouette de jeune homme qui séduisait tant les dames. Mes 107 kilos me font maintenant ressembler à un placide bouddha.

Sept jours que je traîne dans cette fournaise agitée. Il y a plus de cent cinquante mille licenciés de boxe thaï dans la capitale. Ce n'est pas pour autant que je vais trouver la perle rare. On peut être un excellent boxeur, mais être trop bête pour faire un bon professeur. J'ai visité la plupart des "gyms", les casernes-écoles de la banlieue, fait passer des interviews à des dizaines de jeunes entraîneurs et battu le rappel de mes relations. Je passe mes soirées au Lumpini Stadium aux vingt mille places toujours prises d'assaut, dans les hurlements aigus des parieurs. Je me suis plongé avec une copine indigène dans la plupart des treize hebdomadaires spécialisés dans le sujet. Je ramasse énormément d'informations, mais je ne rencontre pas le type qu'il me faut. Après une semaine, je trouve Phayat presque par hasard, dans la villa d'une relation, dans une soï (ruelle) chic de Sukhumvit Road, où il exerce les fonctions de jardinier. C'est un mini-colosse, petit, les muscles fins, mais visiblement solides, avec un sourire sympathique et les arcades démolies. Curieux et intelligent, il a voyagé dans tout le pays et en Europe. Il me passe avec fierté, sur la vidéo de son patron, la cassette d'un de ses combats en France, qui avait été retransmis par Canal Plus. Il y ridiculise un certain Richard Chose, plus ou moins champion de France de muav thaï.

- O.K. ! J'ai besoin d'un entraîneur pour m'apprendre le muay thaï. Le job t'intéresse ? - Oui. - Tu penses que tu peux faire de moi un bon boxeur ?

- Non. Tu es trop gros. Tu perdras quelques kilos, mais tu es de toute façon trop vieux. Sankampung. C'est une minuscule bourgade à une dizaine de kilomètres de Chieng Maï, la grande ville du Nord de la Thaïlande. Phayat y a trouvé une petite maison de bois modeste et discrète, au bord d'une route où ne passent que des livreurs sur des Mobylettes surchargées et quelques bonzes. Avec un plaisir de gamin, j'ai déballé les achats. Cordes à sauter de caoutchouc, gants, sac de cuir, " paos " (les protections de cuir des entraîneurs). Et surtout, pour moi, deux magnifiques shorts de boxeur professionnel avec, comme le veut la tradition, mon nom en écriture thaï devant, sur toute la largeur. Tissu noir, lettres de feu, c'est offensif et plein d'élégance, des shorts de champion que je m'empresse d'essayer devant la glace. Revêtu de ces culottes courtes pour musculatures filiformes, j'ai l'air d'un pachyderme éreinté. J'enlève vite le tout pour chasser le doute qui me prend. Je suis pourtant bien obligé d'en revêtir un le lendemain, quand Phayat, avec un sourire cruel, m'annonce qu'il est six heures du matin, l'heure de s'y mettre. J'ai fait un peu de boxe à 18 ans, à Bocas, le quartier du port de Buenos Aires, pour une courte aventure. Mon optimisme naturel me poussait à croire que tout allait revenir très vite. C'était compter sans les années et le calvaire que Phayat m'a préparé. Dans son esprit, je suis un milliardaire en mal de sensations à qui il s'agit, pour l'honneur du muay thaï, de donner une petite leçon. Dès le départ, le rythme maximal m'est imposé. Training de six à neuf le matin et de quinze à dix-huit l'après- midi. Une des épreuves les plus pénibles, pendant les joggings du matin, est de passer devant les rangées de pousse- pousse, au croisement de la grand-route de Chieng Maï. Ils sont affalés au fond de leurs carrioles, les jambes pendantes et ils rigolent à me regarder peiner derrière un Phayat aérien. Ils jacassent entre eux. Même si je ne comprends pas encore bien le thaï, il est facile de deviner qu'ils se foutent de moi. Phayat me dira un jour qu'ils demandaient tous les jours si j'étais un muay thaï ou un lutteur de sumo. Je n'ai jamais été très souple et je suis devenu presque infirme. Impossible de lever la patte à plus de quarante centimètres du sol, et encore moins de frapper avec. La majeure partie des coups se donne sur la pointe des pieds, " light ", léger comme un danseur. Mes cent et quelques kilos s'y refusent. Chacune des deux séances commence par une demi-heure de corde à sauter, cette saloperie en plastique. Imaginez un tuyau d'arrosage à deux poignées. Elle se remplit d'air en tournoyant, devient lourde à remuer et fatigue douloureusement les avant-bras. Chaque erreur de rythme est sanctionnée par un coup sur les orteils. L'air la durcit et elle cingle comme un câble.

Mais elle fait transpirer des litres, elle renforce les mollets, indispensable pour danser sur la pointe des pieds, et forme le corps aux bonds et aux attitudes nécessaires. Phayat prend un malin plaisir à cogner avec toute la hargne et la méchanceté dont il est capable, et Dieu sait si ce petit type costaud, formé à la dure école des gyms avec cent vingt combats derrière lui, est sans pitié. Je tiens mes deux fois trois heures de calvaire. Le reste du temps, je dors. L'après-midi, lorsque Phayat me crie d'une voix joyeuse, à la porte, qu'il est 15 heures, je me réveille avec la sensation que je viens de m'assoupir, alors que j'ai dû sombrer tôt le matin. Des douleurs habitent tous mes muscles. Mes tibias sont une horreur. Mon tortionnaire m'a expliqué au départ : le coup de tibia, haut, médium ou bas, arme majeure du muay thaï, exige que l'on aplanisse l'arête que forme l'os sur le devant. Là où on se fait si mal en se cognant au coin d'un lit. Avant d'obtenir la forme adéquate, ronde et solide comme un gourdin, il faut cogner dessus. Je me fais sauter des bouts d'os. Des poches de sang et des hématomes moins graves recouvrent toute la surface. Pas de soulagement à espérer. Comme pour toute blessure et autres bobos, la règle du muay thaï est la même : taper où ça fait mal, pour résorber et ne pas se plaindre. Comme dit Phayat : "Ça fait mal, mais après l'os est plus dur. " Je me maintiens dans cette vie de Spartiate et commence à reprendre espoir. Seule inquiétude, mes articulations. Mes rotules doivent s'écraser au fur et à mesure que je progresse en technique du coup de genou sur le sac de sable. Mes coudes me font atrocement mal, surtout pendant le "shadow", l'"ombre", exercice dont le principe est de combattre un adversaire invisible. Les coups portés dans le vide me secouent les membres avec, en bruit de fond, un claquement inquiétant. La nuit, malgré la fatigue, la souffrance me réveille. Mettre mon corps, à chaque fois plus dur et plus noué, en mouvement au début de chaque séance est un enfer. Je hais ma corde à sauter. Face aux coups, deux défenses. Avaler, intégrer le choc par une ondulation souple et tout asiatique, ou parer, c'est-à-dire bloquer le coup avec les avant-bras ou les tibias. Un matin, Phayat m'envoie un "low kick", un coup de pied bas. Je lève ma jambe. Nos tibias s'entrechoquent avec un bruit de bois cassé. La douleur est immédiate, aiguë et paralysante. J'abandonne immédiatement la séance, et le muay thaï pour quelques jours. J'ai vu tous les médecins de Chieng Maï, les vendeurs de pilules qui ont volé leurs diplômes, et les autres. Celui de l'hôpital pense que mes articulations sont en train de lâcher et me suggère, à mon âge, de me tourner vers une autre activité, comme le ping-pong ou le golf. J'effectue un passage éclair à Bangkok, où la médecine est plus fiable. Un docteur européen en renom m'a demandé :

- Pourquoi vous pratiquez ce sport ?

- Pour faire un film.

- Vous devez tenir combien de temps ?

- Quelques mois.

- Je peux vous faire des infiltrations. Ca vous soulagera maintenant, mais vous garderez des séquelles. Il me conseille de tourner un film sur le golf. Je retourne dans le Nord. Et je m'y remets. Après une semaine, la pire de toute cette histoire, mes coudes et mes genoux se calment. Je dépasse la douleur. C'est une grande nouvelle pour moi. J'ai failli croire que le corps ne suivrait pas. Rassuré sur ce point, je me lance dans une nouvelle tournée de training avec plus d'énergie et de volonté. De loin en loin, Phayat me lâche des petits compliments. Il est pourtant loin d'être satisfait. La vie de Spartiate est difficilement supportable pour un jouisseur comme moi. La forme physique revient. Kampung Soï, la rue des bordels de Chieng Maï, n'est pas loin, avec ses petites cahutes de tôle où travaillent trois ou quatre gentilles filles de la campagne. Je connais aussi deux casinos "clandestins", c'est-à-dire rackettés par la police. Ce genre d'endroit est capable de me retenir une bonne partie de la nuit. Toutes choses peu compatibles avec une vie de boxeur.
- Cizia, ce n'est pas possible. Tu dois récupérer entre les trainings. Tu vas mourir. Je décide d'être sage. J'abandonne la petite maison où j'ai tant souffert et nous allons continuer l'entraînement dans le Nord. Golden Triangle. C'est un lieu que j'ai choisi pour mon film et K.-O., le livre qui lui servira de base, et que j'ai envie d'entamer tout de suite. C'est à quelques portées de tir de la frontière birmane. J'ai fait la connaissance d'un village de Lisus, une tribu des montagnes. Anciens cultivateurs d'opium égarés dans ce siècle ils sont devenus des amis. Je fournis l'école en matériel et autres menus cadeaux. Les Lisus sont des gens fiers, intelligents et que j'aime bien. Pour le sport, c'est l'endroit idéal. les longues courses, au petit matin, dans les vallées de jungle, deviennent un plaisir. Elles s'achèvent invariablement près des sources d'eau chaude, une des particularités de la vallée. L'eau qui y coule est chargée de soufre, excellente pour la santé. On s'y lave de la sueur et je reçois mon premier massage de la journée. La séance du matin, devant mes progrès, a été réduite à ce simple jogging. Je peux ainsi travailler à mon livre en toute tranquillité la journée. En fin d'après-midi, la séance d'entraînement est publique. Ça se passe sur la place, le lieu de réunion du village et le seul endroit dégagé de toutes les petites ruelles de bambous. Toute la population s'y presse. La tribu entière des gamins ne loupe pas un seul training. Phayat me fait préparer quotidiennement des fortifiants. Des glandes de cobra macérées dans l'alcool. Du poulet haché nature, avec os et entrailles, des bouillies infâmes mais qu'il qualifie invariablement de "good for body". Six mois d'efforts apportent enfin une récompense. Au cours du " sparring " devenu traditionnel avec Phayat, je lui mets un "kick " (coup de pied) à la hanche, qui l'envoie sur le côté, où je le réceptionne par deux droites. Pour la première fois, il accuse le coup. Bras baissés, un peu sonné, il me répète plusieurs fois que ce n'est pas grave. Un peu plus tard, au cours de ce moment délicieux du café juste après le training, j'obtiens la confirmation de mes progrès.

- Tu dois faire attention quand tu frappes, maintenant. Tu peux tuer.

- Je peux combattre ?

- Un jour, peut-être... Peut-être ? Je me demande bien ce qu'il faut faire, alors. J'ai perdu un nombre impossible de kilos. Mes tibias sont devenus des barres couvertes de petites bosses dures. Je me dresse sur la pointe des pieds et je danse sans effort. - Il faut t'entraîner encore. Je suis trop Petit pour toi. Je vais prendre un copain avec nous, si tu veux. Il est presque aussi grand que toi.
La rivière Kok marque l'entrée du no man's land, le début du Triangle d'or. Le village des Lisus n'est pas très loin d'ici. Quelques dizaines de kilomètres et plusieurs siècles. ThaTon, petit village le long de la route, est beaucoup plus proche de la civilisation. J'attends Phayat chez miss Thip, une, épaisse dame joviale et âpre au gain. Ce qui la sauve de mes colères à chaque fois qu'elle me vole, c'est qu'elle cuisine extrêmement bien. L'alimentation de mes amis Lisus ne suffisait plus. Avec toutes ces dépenses physiques je maigris, même en dévorant, et j'ai toujours faim. De toute façon, il fallait les débarrasser de notre présence. Nous avons mangé la quasi-totalité des cochons du village, broyé en mixture tous les poulets et écorné une bonne moitié des stocks de riz. Phayat est revenu au bout de quelques jours avec mon nouveau " sparring partner". Loum est très grand pour un Thaï. Ses jambes et ses bras, démesurément longs, sont des armes redoutables. Il a 30 ans. Il a arrêté sa carrière professionnelle depuis cinq ans, arrivé au titre de champion de Channel 9, la chaîne de TV réservée à la boxe. Après, il est devenu homme de main dans une affaire de rackett des " touk-touks ", les taxis-scooters de Bangkok. A force de tirer sur les gens, il a fini par se faire remarquer et, un jour, la police l'a arrêté. Son pistolet, glissé dans la ceinture, lui a valu une lourde peine. Protégé par la mafia, il a pu sortir de prison au bout d'un an et demi. Depuis, il est professeur dans une école de boxe, pour quelque 3 000 bahts par mois (800 francs). C'est un dandy toujours vêtu de blanc. Tous les soirs, il se saoule au maekhong, le whisky thaï. Comme la plupart des ex-boxeurs, c'est un fêtard appliqué. Enfermés dans leurs casernes-écoles toute leur jeunesse, les combattants s'empressent tous de se rattraper dès la fin de leur carrière, lorsqu'ils ont enfin le droit à l'alcool, aux drogues et aux femmes. Le sage Phayat lui-même se torche régulièrement la tête et claque tout le pognon que je lui donne pour entretenir ses girl-friends. Dès l'arrivée de Loum, l'entraînement prend un coup d'accélérateur. Avoir un grand type en face de moi m'offre de nouvelles possibilités. On se tue tous les soirs en quinze rounds d'affilée, sous les conseils et la direction de Phayat. Mon auberge est située tout au bord de la rivière, juste sous une colline occupée par un grand temple bouddhiste. Souvent, ils descendent leurs cent cinquante marches pour venir sur le terre-plein où je m'entraîne. Ils s'assoient là à deux ou trois, orange et impassibles, en contemplation. Ma réputation grandit dans le village. On parle partout de l'étranger, le "farang" professionnel boxeur. Au cours de mes balades, les types que je croise me font des signes de reconnaissance, coups de poing dans le vide ou garde haute en rigolant. Dans l'épicerie-bazar-pharmacie, on peut se peser pour un baht. Je m'offre ce petit luxe et je n'en reviens pas. Quatre-vingt-six kilos.
- Tu sais, je n'y croyais pas au début. Je ne pensais pas que tu pourrais perdre autant de poids et changer ton physique à ton âge. Tu te tiens comme un boxeur, maintenant. " You stand good. " Phayat est complètement acquis à ma cause. Le projet de film, une idée plutôt vague pour lui au départ, l'intéresse de plus en plus. Loum est ravi d'être dans le groupe. Il est tranquille toute la journée, avec pour seul moment pénible son heure de sparring avec moi.
Deux fois, il a reçu des kicks qui l'ont immobilisé pour le reste de la journée. Même pour un encaisseur de choix comme lui, c'est dur de prendre des coups d'un partenaire de vingt kilos de plus. Depuis quelque temps, il a l'occasion de se rattraper, en fin de training. Moi aussi, je veux éprouver ce qu'est un vrai coup.
- Vas-y, Loum, tape ! Le plus fort que tu peux. J'encaisse. Il a un peu hésité au départ, car à m'aime bien, puis il s'est pris au jeu. Une demi-heure par jour, il me martèle de ses longues jambes, dures comme du fer, sur les bras, dans le ventre. Il m'apporte la dernière confirmation que j'attendais. On peut me taper dessus. J'encaisse. Je peux monter sur un ring avec des chances de m'en sortir.

 


Aventures en Asie du Sud Est - Partie 02

Combat

Pattaya. Le plus grand bordel du monde. Créé par les Américains pour délasser les permissionnaires de l'enfer. Soupape de sécurité du Vietnam où, pour quelques jours de repos, tout était permis. Pattaya, la ville du plaisir qui a gagné ses galons sous l'US Army, s'est reconvertie en station balnéaire touristique dans le civil, sans abandonner sa vocation première. C'est un bordel de vacances.

Une seule rue, Beach Road, l'avenue de la Plage. Une succession, sur trois kilomètres, de bars, de discos et de boîtes à gogo. Des déluges de néons, toutes les sonos à fond. Quatorze mille ravissantes putains y mènent la danse jour et nuit.

Dans cette avenue du vice, le Marine Bar, temple de la boxe thaï. Un ring trône au centre d'un immense hangar parcouru de néons et de ventilateurs. La nuit, plus de mille filles s'y exhibent, hurlent, provoquent, saoulent les étrangers et leur soutirent leur pognon. Au centre, entouré de tables à l'infini, le ring. Tous les soirs, les boxeurs de la maison offrent en spectacle des combats bidons. Il y a quelques soirées exceptionnelles consacrées à de vrais combats professionnels, mais l'attraction supplémentaire la plus courante et la plus appréciée, c'est quand un farang (étranger) monte sur le ring. En général un costaud éméché, poussé par ses copains et rassuré par l'aspect des combattants thaïs. C'est là que je veux combattre.

Phayat s'occupe de l'organisation de la soirée. Business avec le propriétaire des lieux. Allers-retours sur Bangkok où il fait le tour de ses relations. Il faut réunir des boxeurs pour cinq combats professionnels, dont mon adversaire, un arbitre, des juges, des toubibs... Il se passionne pour ce boulot qui le hisse au rang de promoteur et accornplit des miracles. Bientôt, il peut me donner avec certitude la date de la soirée. Ce sera le 14 mars 1987.

Pour moi, le séjour est agréable. Après ces mois de montagne et d'abstinence, retrouver le plaisir fait du bien. Pendant mes balades sur Beach Road, je suis souvent reconnu. Des Italiens, des Allemands, des Hollandais, et surtout des Français.

- Cizia Zykë ! J'ai lu tes bouquins.

Je suis parti de France très tôt après le succès d'Oro, et je n'y étais pas pour la sortie de Sahara. J'ai peu eu l'occasion de jouir de ma popularité et, pour dire vrai, je ne me sentais pas si célèbre. C'est une sensation agréable.

Dans la petite communauté française de Pattaya, les bruits courent vite et je me retrouve bientôt avec une bande de copains. Ce sont des fêtards dégénérés qui passent la majeure partie de leur vie ici. Ils se connaissent par cœur et s'envoient à la figure leurs perversions sexuelles respectives. Avec eux, je déconne en français, je bois du pastis, je joue à la pétanque et c'est très sympathique.

Quand je ne suis pas en vadrouille avec Patrick, Gilles, Hervé, Eugène et les autres potes, je me retire dans ma maison de Jomtien, à deux kilomètres de Pattava et à cinquante mètres de la plage la plus tranquille du coin.

Pour se reposer, dans cette ville de fous, il vaut mieux s'éloigner du centre. J'ai besoin de tranquillité pour mettre la dernière main à K. O., le livre, et Phayat exige ma présence trois heures par jour pour la cruelle préparation au combat. Il v a encore beaucoup de travail à accomplir et je ne dois pas me déconcentrer. Il m'a trouvé un adversaire à la mesure de ses ambitions. Un certain Kamanoek, moins lourd que moi, bien entendu, mais aussi grand. Phayat, Loum et les magazines de boxe thaï s'accordent à le décrire comme un excellent combattant, hargneux et luttant comme un fauve.
Mon adresse n'est pas secrète longtemps. je reçois de plus en plus fréquemment la visite des Français. Au début, seul Patrick débarquait, toutes chaînes et bracelets en or dehors, la chemise ouverte jusqu'au nombril, au volant de son MG décapotable vrombissant . Les autres ne tardent pas à se joindre à lui. Chaque jour, à l'heure de l'entraînement, c'est un cortège de motos et de décapotables de flambeurs qui se gare devant ma grille. Ne pouvant refuser l'hospitalité à personne, j'invite traditionnellement à boire une bouteille de whiskv. La communauté française, installée et sirotante, me regarde souffrir.

- Appuie ton gauche, Cizia !

- Désaxe-toi ! Désaxe-toi quand tu donnes le coup de pied !

- Oh ! putain, ce crochet ! Ta force, tu sais, c'est ce crochet.

Je dois me tester sur un ring, éprouver les distances entre les cordes et l'élasticité du sol, qui fatigue plus que le bitume ou le ciment lisse. Phayat a demandé à un " gym " , une école, distant d'une dizaine de kilomètres, la permission de venir s'entraîner quelques séances.

L'école est semblable à toutes les autres. Un préau avec quatre rings, des sacs de sable pendus à des portiques et un dortoir misérable. Elle a produit deux champions du monde. Le manager a assisté à ma première séance de training. A la fin, il a félicité Phavat pour la qualité de l'enseignement qu'il m'a donné.
Le 6 mars, j'enfourche la nouvelle moto que je viens de louer. C'est une petite Yamaha 700 et quelque chose, basse sur roues, légère et nerveuse.

Je mets les gaz sans me méfier. La roue arrière glisse sur du sable au bord de la route. Je fais vingt mètres en glissade et je m'arrache sur le goudron un bon lambeau de peau du bras gauche. Phayat me soigne sans rien dire, mais je vois qu'il n'apprécie pas.

Le 7 mars, je rencontre enfin celle que j'attendais. Ce soir-là, en rejoignant la bande des Français, je la trouve en train de rigoler avec eux. C'est une grande brune athlétique. coiffée de tresses et très sexy. Elle est française. Elle arrive du Népal où elle cherchait une vérité mystique.
Elle ne l'a pas trouvée ou s'en est lassée, car elle m'accueille d'un vibrant :

- Ça fait bien longtemps que je n'ai pas eu d'homme. Une telle phrase de présentation ne s'esquisse pas. je rejette loin de mes pensées le combat, le muay thaï et toutes ces histoires.
Je fais la fête avec les copains et la dame, qui me raccompagne chez moi. Ma maison est en bois, précédée d'une terrasse fragile sur pilotis. Le lit tremble. Le mur tremble. Les pilotis tremblent. C'est une exceptionnelle amante. Au réveil, vers 1 heure de l'après- midi. Phayat me salue d'un regard glacial. Je fuis aussitôt sa mauvaise humeur pour raccompagner ma copine à moto à la villeLà, je rencontre Patrick et ses chaînes en or, et on passe l'après-midi à discuter. A 6 heures, elle réapparaît, maquillée de frais et bien décidée à faire la fête. Le 9, pendant la soirée, Patrick s'approche de ma compagne, l'air sombre, envoyé en délégation. -Tu sais, Joséphine... Il combat bientôt. C'est pas bon, ce que tu lui fais. C'est pas recommandé... Le problème se règle de lui-même au petit matin. Joséphine doit partir. Elle a rendez-vous avec une copine à Bali. 1 Pour fêter son départ et le retour aux choses sérieuses, je me lance dans un entraînement enthousiaste et je me casse un orteil sur les " paos ". Pour tout arranger, je me fais un hématome long comme la main sur le tibia droit. je ne pourrai pas taper avec pendant une semaine. Phayat et Loum m'emmènent chez un guérisseur,, le masseur attitré de l'école où je suis allé, qui vit à quelques kilomètres de Pattaya. C'est un vieux monsieur au crane rasé, les veux bridés entourés de rides. Il opère à l'intérieur de sa cahute, où la télé marche à fond, sous le regard de toute sa famille. Mon petit orteil droit fait un angle bizarre avec le reste du pied. Le vieux masse tout autour, éveillant sous ses doigts les premières douleurs. Il me regarde un instant, avec une sorte de sourire narquois et, les doigts serrés comme des pinces, il tire un grand coup pour remettre les petits os en place. Je suis inondé de sueur et j'ai du mai à ne pas gémir. Les règles du muay thaï sont là pour me soutenir. Ne pas se plaindre. Taper où ça fait mal. De plus, ma jambe gauche est inutilisable en raison de l'hématome au tibia. Phayat, très abattu, me propose de reporter le combat.

- Mais non, Phayat. Tranquille. Ça va aller. Pas de problème.

Il n'est pas très convaincu. Il est nerveux. Il fait la gueule. Il n'est pas le seul. Mon club de supporters au complet affiche des mines sombres. Mon bobo leur paraît un mauvais avertissement. Mes excès avec Joséphine les avaient inquiétés,, mais je sens qu'ils commencent à perdre réellement la foi. En fait, ma baisse de cote n'est pas due à mes facéties, mais à la soirée de la veille où, au Marine Bat, deux farangs se sont fait des- cendre stupidement sur le ring. Le premier, un bodv-builder impressionnant, a tenu moins d'un round avant de déclarer forfait, privé de souffle. Le second, une gonflette également, a fait le tour des tables pour exhiber ses pectoraux et les faire toucher aux filles. Une fois sur le ring, il s'est précipité sur le Thaï et l'a frappé n'importe comment et trop fort. Le Thaï l'a travaillé au kick, rapide, et le gros a rampé sous les cordes pour lui échapper. Après une minute trente de "combat". La gloire a du bon et du mauvais. Dans leurs préoccupations, mes camarades deviennent pesants et leurs petites attentions tournent au ridicule. Leur nouvelle lubie, m'arroser de vitamines, de fortifiants, d'ampoules, de racines, de cachets, d'effervescents et de gélules. Chacun a son produit et son mode d'emploi, longuement expliqué, poliment écouté et aussitôt oublié. Les boîtes s'entassent sur un rayon du frigo. J'ai de plus en plus de mal à rester patient. Loum, et surtout Phayat, supportent mal ces invasions continuelles, en plus de tous nos ennuis. Il faut que je m'éloigne pour apporter à tout le monde un peu de repos et d'intimité, et d'abord à moi-même. je trouve refuge dans une des suites du meilleur hôtel de Pattaya, le Roval Cliff, face à la mer. Après m'être repu du décor, de mes salles de bains, du lit de quatre mètres de large et des quelques tableaux accrochés au mur, je commence à m'ennuyer, à tourner en rond et à m'énerver. Pour m'assurer de garder tout le calme nécessaire, je décide de fêter la victoire prochaine. Après quatorze bouteilles de champagne et plusieurs fioles de cognac, bues dans le bordel que mettent autour de moi mes copines thaïes, appelées à la rescousse, je sombre dans un coma éthylique et bienfaisant. C'est Phayat qui me tire du sommeil, le 14 mars à 16 heures, six heures avant de monter sur le ring. Je n'ai jamais vu mon entraîneur aussi triste. Il congédie d'une voix sèche les filles.

- Phavat ! Tranquille ! Pas de problème.

J'ai la voix pâteuse et il ne me croit pas. Je lui demande de me commander plusieurs cafetières pleines pour me remettre pendant que je fonce sous la douche. Une bonne surprise, il m'a apporté un cadeau de mes supporters, un grand peignoir de soie noire, brodé à mon nom et à la date d'aujourd'hui. Des centaines et des centaines de personnes sont massées sur le trottoir en face du Marine Bar, essavant de jeter un coup d'oeil à l'intérieur où il ne reste pas une place assise et peu d'espace pour se tenir debout. Les tables sont toutes occupées depuis longtemps. Au-dessus du ring, une banderole proclame "14 mars. Soirée spéciale. Cizia Zvkë-Karna- noek". Dans le brouillard, guidé par mes entraîneurs, je me fraye un chemin hésitant vers l'arrière, loin au fond du Marine Bar. Au passage, des gens me serrent la main.

- Champion ! Hé ! champion !

- Bonne chance, monsieur Zvkë ! Tout à coup, j'ai Patrick en face de moi, en chemise jaune, une caméra vidéo au poing.

- Cizia, tu vas gagner, dis ? Tu vas gagner, hein ? J'ai dit que je me faisais enculer, sinon...

Puis, c'est Gilles, la moustache en bataille et l'air catastrophé.

- Il paraît que tu as bu du champagne Tu es fou ! J'ai mis un maximum de pognon sur toi. Arrivé au fond du bar, je me mets la tête dans l'évier crasseux des toi- lettes et je fais longuement couler l'eau sur ma nuque. Phavat commence à me préparer. Massage d'abord, plus appuyé que d'habitude, en prenant un soin particulier de ma jambe droite, tibia et orteil. Loum commence à enrouler les bandes autour de mes poings. Assourdis, lointains, me parviennent les hurlements qui ponctuent les premiers matches de la soirée. J'essaie de ne pas penser. Comme hier à l'hôtel, je veux repousser les pensées négatives qui me viennent. L'enjeu est important. Dans la situation où je me suis mis, un échec serait terrible. Mes copains seraient ravis de pouvoir rigoler à leur aise. Il y a des journalistes de magazines de boxe thaï dans la salle, venus voir cette " soirée spéciale ". Ils ne louperont pas le farang si je tombe. J'ai entraperçu tout à l'heure le reporter français venu prendre des photos à ma demande pour la presse française. Il s'est posté en hauteur, dans la cage du deejay. Il y a au moins trois mille personnes dans le Marine Bar. Les combats défilent à toute vitesse. J'adresse de courtes prières au Seigneur pour qu'ils ne se pressent pas autant. Qu'ils me laissent le temps. - Loum ! Gifle-moi Il me regarde sans rien dire. Depuis trois mois qu'il est avec moi, il s'est habitué à tout. - Gifle-moi fort ! Il faut que je me réveille. C'est un bon exécutant. Il gifle, et fort. Un aller-retour, puis une série de claques que les spectateurs les plus proches observent avec stupéfaction. La voix du speaker annonce mon nom, là-bas. C'est le moment d'y aller. Loum ouvre la marche. Phayat est à côté de moi. Partout sur le chemin, des membres du service d'ordre du Marine Bar, tous anciens boxeurs, et des flics de la tourist police. La sécurité a été renforcée. Phayat y a veillé à ma demande. Il faut surtout éviter les incidents racistes, et les inévitables batailles sanglantes qui en résultent toujours.
Au coin du ring, à côté du petit escalier, une jeune femme m'attend. Elle me glisse une guirlande d'orchidées autour du cou. je reste saisi devant son regard. D'immenses yeux bleu-vert dans un visage aux traits délicats. - Mais... euh... vous vous appelez comment ?
- Yasmine.

Sa voix est un souffle. Son sourire coupe le mien. Phayat et Loum me poussent dans le dos.

- Euh... on se voit tout à l'heure ? Son regard a disparu sous ses paupières baissées. Ni oui ni non. A ce moment-là, je me dis qu'elle ne doit pas aimer les perdants.
Cette fois, j'y suis. Derrière moi, j'ai tous les Français, survoltés.

- Zy-Kë ! Zy-Kë ! Zy-Kë !
Une bonne centaine de noceurs, tenanciers de bars et de clandés, magouilleurs et à l'affût de tous les coups, qui scandent mon nom. Autour, partout dans la salle, il y a mes copines, les putains du Marine Bar qui m'envoient des signes de la main, des bisous et des gestes obscènes.

- Hey boss ! You win, sure !

- Hey boss, you come with me after ?
Moi, je suis au centre de tout ça. Je me trouve pour la première fois sur un ring et je me demande bien ce que je fous là. Je me retourne vers l'autre coin et je découvre mon adversaire. Il est très grand, un peu plus que Loum. Ses muscles sont durs et secs. Il a le visage tourné vers moi, avec cet étrange regard vide des boxeurs qui ne laisse passer aucune émotion. L'orchestre, flûte aiguë et cymbales, entame la danse du Ram Muay, le rituel des boxeurs thaïs, que Kamanoek se met à exécuter au centre du ring. C'est à la fois une prière, une action de grâces envers l'école qui l'a formé et une bonne méthode pour se délier les muscles. Il reste plus d'une minute, à genoux et replié, les bras étendus le long du corps, le front au sol, en totale concentration. L'arbitre nous fait venir. Recommandations en thaï. Coup de gong.
Le premier round est traditionnellement une période d'observation. Dans les stadiums, c'est le moment où les parieurs observent les combattants pour choisir leur favori. On se tape peu, on fait du style. Pourtant, je ne résiste pas à l'occasion de lui envoyer un coup de pied bas, un " low kick " de la jambe gauche qui s'écrase sur le côté de la cuisse. Il fait un bond sur le côté. Une sorte d'hésitation due à la surprise. Quelque part à gauche, la voix de Phayat me crie de conserver ma garde haute. Kamanoek commence à me frapper. Il est très mobile. Léger à la perfection. Il danse autour de moi et me bombarde de coups de pieds violents que je bloque aux avant-bras. Depuis le départ de cette idée de combat, je sais que ma chance est de rester tranquille. Je ne peux rivaliser avec lui ni en souplesse ni en rapidité. Kamanoek est plus jeune et plus formé que moi. Inutile de lui faire du rentre-dedans, mon jeu est de le laisser faire, en attendant ses ouvertures. Je le laisse cogner pendant les deux minutes qui restent. Plus le temps avance, plus il accélère. Je reçois un coup de genou sous les côtes que je ressens durement, juste avant la fin du gong.
Dans mon coin, Phayat a posé la grande bassine par terre. Il m'arrose d'eau.

- Good. Très bien, ton low kick.
Continue. Frappe à la même jambe. Il va s'écrouler. Les cris de mes supporters n'ont pas cessé.
Phayat m'ôte les chevillères.

Le coup de gong me renvoie à l'attaque.
Ce deuxième round est beaucoup plus dur. Kamanoek vise mon cou à grands kicks. J'esquive des coups de pied qui passent au ras de mon visage. Et puis il me martèle les bras avec hargne, cherchant à faire baisser ma garde, les chocs résonnent dans mes os et dans mes coudes.
Je tiens. J'avance tout le temps sur lui. A son moindre signe de fatigue, dès qu'il se repose un instant au lieu de frapper, je lui place un low kick.
Un coup de pied bas sur la cuisse gauche, toujours au même endroit, en priant Dieu que ça l'immobilise.
Clac! nos tibias s'entrechoquent. Ça lui fait aussi mal qu'à moi. Maigre consolation. je suis cassé, sonné de partout à la fois. J'ai des problèmes avec mon souffle. Juste avant que le gong ne résonne, j'ai très peur.
Je glisse en portant un quinzième ou seizième low kick, toujours sur sa cuisse.

Je manque de m'empaler sur ses gants.

Je rentre en boxe anglaise, courbé, sous sa garde et je lui décoche un crochet du gauche. Il accuse le coup, grimace, secoue la tête pour dissiper le choc. Touché. Je le chope, l'envoie sur les cordes. Une droite. Un coup de genou à toute force qui s'enfonce dans son abdomen. Il s'échappe du piège, maladroitement, en déséquilibre. je le cueille d'une nouvelle droite. Il atterrit dans les cordes. je l'ai juste en face de moi, désemparé, la garde fragile. je cogne à toute vitesse. Gauche, droite, gauche, droite, gauche, un crochet à la tempe. A ma grande surprise, il s'écroule, la tête dodelinante, sur la plus basse des cordes. L'arbitre accouru m'écarte violemment. Le compte défile dans sa main, relayé par le speaker qui hurle les chiffres dans le micro.
- Seven, eight, nine, ten. Le reste de ses cris se perd dans la tempête qui secoue le Marine Bar. Les Français beuglent plus fort que tous les autres. Des silhouettes escaladent le ring. Phayat a sauté par-dessus les cordes, fou de joie. Il en vient de partout. Je suis épuisé. On me lève le bras. C'est gagné.

Pour la petite histoire, lors du festin de la victoire, quelques heures plus tard, au Villa Inn, chez des copains tropéziens, j'ai revu Yasmine, qui aime et sait aimer les gagnants.

Dans ma suite du Royal Cliff au lit gigantesque, elle sut panser mes blessures et me donner avec douceur ce repos du guerrier dont ce 14 mars avait besoin en guise de conclusion.

 

 


Aventures en Asie du Sud Est - Partie 03

Bangkok, juillet 86.
Les journées sont longues. Bangkok est une ville agitée, bâtie contre toute logique sur des égouts, surpeuplée et bruyante. Il ne faut pas y rester longtemps. A l'approche de la saison des pluies, l'air à l'extérieur est torride et chargé d'humidité. On y transpire en abondance, on se sent sale et les vêtements collent à la peau. J'ai depuis longtemps résolu le problème en ne sortant jamais de la chambre de l'hôtel, en regardant les vidéos dans la fraîcheur de la climatisation.

Il paraît qu'ils ont de merveilles. De toute façon, je ne vois pas ce que j'irais faire dans la cohue du dehors.eux temples et des marchés flottants mais ça ne m'intéresse pas. Je connais depuis longtemps l'Asie et ses folklores, et je ne suis pas un touriste, race courante en ces périodes de vacances et que ces choses-là passionnent. Bangkok, pour moi, ne commence à être intéressant et vivable que lorsque la nuit tombe. Tous les soirs vers huit heures, je quitte l'hôtel et je retrouve invariablement Misak qui m'attend dans sa vieille Toyota modèle luxe.
C'est un des chauffeurs de taxi en cheville avec l'hôtel. Il a repéré que j'apparais toujours à la même heure et il ne rate jamais sa clientèle. Misak, comme tout le monde ici, ne pense qu'à gagner de l'argent, avec cette constance asiatique qui m'épate toujours. Quelques dizaines de mètres sur Sukhumvit Road à peine parcourus, il se retourne vers moi et la litanie commence. - Hey Boss ! You want massage tonight ?
Mon refus ne le démonte pas. Un large sourire de gencives - ses dents ont été rongées par le speed qu'il prend pour bosser plus longtemps - et il me propose successivement : " Girl ? Boy ? Little boy (travesti) ? Ganja (herbe)? Opium? Heroïn ? " Tout ce que les rues de cette ville offrent à profusion.

- And little girl ? I know virgins, boss. Do you want that ?

- No! On va à Lumpini.

- Okay Boss: Lumpini. Lumpini Stadium.

C'est un des deux stades géants de Bangkok, tous deux consacrés aux combats de boxe thaï. Ici, c'est le sport national, suivi par tous avec passion, couvert chaque semaine par quinze magazines spécialisés et par une chaîne de télé qui produit ses propres matchs. Je suis amateur de boxe depuis longtemps. J'en ai même tâté un peu à Buenos Aires, mais je suis tombé amoureux du Thaïboxing la première fois que j'ai vu un combat. Les coups se portent avec les poings, mais aussi les tibias, les genoux et les coudes. Conditionnés par une vie de caserne, les combattants sont des vrais gladiateurs qui n'ont pour idée sur le ring que de détruire l'autre. Les duels sont sauvages, rapides et dangereux pour chacun des adversaires. Mon plaisir est de me prendre une ring side, une place au bord du ring, pour avoir à la fois autour de moi les bagarres de fauve, les hurlements et les insultes des parieurs en bas des cordes, et la musique de flûte primitive qui va rythmer le combat. Ce soir, encore une fois, ça tourne mal. Le sixième combat s'achève sans qu'il y ait K.O., les deux adversaires en sang. L'arbitre déclare le boxeur au short bleu, le challenger, vainqueur aux points, alors que le rouge, le champion, a dominé toute la rencontre. Un ouragan de contrariété secoue les dix mille spectateurs. Des san- dales, des sacs de plastique mou qui ont contenu de la bière et des objets divers atterrissent autour de l'arbitre.
- Yet mae! Na kue! (Enculé! Tête de noeud!) Les parieurs sont déchaînés. Il y a des millions en jeu tous les soirs. Ils montrent le poing et glapissent contre le fautif. Je sais comment ça va se terminer et je me dépêche de dégager vers la sortie. Je viens juste de passer la grande porte quand je croise la colonne de policiers qui fonce vers l'intérieur, matraques en main, pour calmer et stopper l'émeute... Assez de sport pour ce soir. En face du Lumpini, à côté de la foule des petites carrioles à soupes et bols de riz, des centaines de touk touk attendent la sortie des clients. Ce sont des scooters à trois roues, avec un siège derrière, surchargés de couleurs et d'arabesques en chrome, pilotés par des fous qui vont toujours à fond. A part une de leurs mobylettes, je ne connais pas de moyen de transport plus rapide à Bangkok. Le type, affalé, les pieds nus sur son guidon, en train de mastiquer du calamar séché, déclenche la pétarade à mon approche.

- Pahtpong, Boss?

- Yes, Pahtpong. Pahtpong. Le quartier du sexe, les deux rues où l'on peut satisfaire n'importe quelle envie. A peine descendu de mon engin, je suis assailli par la foule des rabatteurs. - Sex ? Want fuck? Want good massage ? Je repousse gentiment pour aller droit sur le grand bâtiment rose qui fait l'angle de Pahtpong Soï et de Suriwong Road, à la limite du quartier.
La dizaine de filles postées à l'entrée m'accueillent avec de grands Sawatdee kahp (bonsoir) Welcome inside. La plus physionomiste me reconnais et m'appelle King-Kong, mon surnom chez les filles du coin. A l'intérieur, c'est la triple gifle du disco à fond, des spots multicolores sur les miroirs des murs et les taches fluo des maillots de bains des filles. Elles sont une bonne centaine dans la salle, aux tables et au comptoir. Dix d'entre elles se dandinent sur une petite scène de côté. Derrière le comptoir, l'estrade est réservée aux plus jolies et plus excitantes des gogo girls de la maison. Toutes se pressent pour accueillir le nouveau client. Elles se collent à moi, me caressent la poitrine avec un merveilleux sourire, me disent que je suis beau et qu'elles ont très soif. Elles touchent un pourcentage sur les consommations.
- Cizia! Ça va? Jo la Moumoute me serre aimablement la main. C'est un vieux type pâle et âgé, habillé comme un maquereau marseillais des années trente. Des chevalières à tous les doigts, de l'or autour du cou et les pompes vernies. C'est sa perruque, posée sur le devant de son crâne chauve, qui me fait l'appeler comme ça. C'est le patron de cette boite, le Pink Panther, la plus grande de Pahtpong. On dit que Jo la Moumoute y a fait fortune en quelques années et qu'il a tendance à se prendre pour le parrain du coin. En fait, comme tous les Français d'ici, lyonnais et grenoblois, c'est un gérant de boite de nuit. Il a lu Oro et Sahara, mes deux premiers livres, et il m'a reconnu un soir, Depuis, c'est de préférence chez lui que je viens me distraire. Roro et Landru, deux Français plantés ici qu'il fait marner à sa place, comme tous les soirs, ne tardent pas à accourir boire des verres en notre compagnie. Roro ressemble à un navet et Landru, maigre et barbu, à Landru. Ils sont tous les deux pervers et encore plus blafards que leur patron.
- On va boire un verre en haut, c'est plus tranquille. J'accepte. Au premier étage, la musique joue en sourdine et on peut discuter. C'est la salle des sex-shows, avec une petite scène où se succèdent les artistes. Je suis habitué à l'érotisme oriental, mais là, c'est spécial. Une demoiselle dévide langoureusement des mètres et des mètres de guirlandes de couleur qu'elle s'était au préalable tassés dans le vagin. Une petite perle asiatique s'introduit là où il faut une banane épluchée, puis s'accroupit ventre en avant, et expulse d'une contraction le fruit qui s'envole avec un bruit mou. Tout aussi ravissante, la vedette suivante officie avec des balles de ping pong, qui rebondissent entre les tablées de couples d'Allemands hilares. Ensuite, toujours suivant le même mode de propulsion, c'est un jet de fléchettes, des aiguilles surmontant un cône de papier, sur de jolis ballons de couleur. Des tirs d'une extrême précision qui arrachent des bravos au public. Puis c'est la dessinatrice, un gros feutre marqueur enfoncé entre les cuisses. Elle écrit le nom des volontaires sur un grand bout de papier. Un soir, elle a dessiné sous mes yeux, sans presque onduler du bassin, la ligne de la mer, un palmier, le soleil, une cahute. En travers de l'œuvre, elle a écrit d'un seul jet:
-Welcome in Bangkok Mister Zykë.
- Et c'est le clou de la soirée: un show bisexuel entre une petite princesse orientale et un jeune Thaï maigre au calbard douteux. Ce soir-là, comme souvent quand la nuit s'avance, le pauvre jeune homme a des ennuis. Malgré les efforts buccaux de la dame, il reste sans réaction. Bientôt, les Allemands commencent à gronder.
- Ach... Was passiert? Leurs épouses commencent à protester. Roro, à côté de moi, met les deux mains en porte-voix et beugle :
- Tu vas bander, eh, connard!? Les filles présentes l'insultent en thaï. Les Allemands lui envoient des cacahuètes. Toute l'assistance le conspue pour les dimensions réduites de son accessoire. Enfin, d'une intervention vigoureuse et manuelle, la dame réveille l'engin, opère au plus vite la jonction et le défilé des poses et des va-et-vient peut commencer. Ce type fait ça sept fois par jour. On comprend qu'il se lasse.. Dès que j'exprime mon désir de rentrer à l'hôtel, ces messieurs se font un devoir de me sélectionner mes compagnes de la nuit. Toutes les filles d'ici font la même chose. Elles s'allongent les jambes ouvertes et font semblant de jouir jusqu'à ce qu'elles sentent que c'est terminé. Mais mes hôtes semblent aimer jouer les connaisseurs et pour leur plaire, je me laisse faire poliment.
- Celle-là, Cizia, c'est la meilleure. Tu peux me croire. C'est ainsi que j'enfourne dans un taxi, si mes souvenirs de leurs badges sont exacts, la 105, la 86, la 267, la 73 et la 112, toutes adorables et jacassantes. Ce n'est pas une ville où il faut rester longtemps. Le " Pink Panther" est un des meilleurs en- droits, en tout cas le plus prospère. Les bars qui se succèdent au long des deux rues n'en sont que des répétitions un peu plus cheap. On peut juste varier les plaisirs en allant au Kangourou, dont la spécialité est une fellation immédiate, appliquée par autant de demoiselles que l'on veut, au comptoir ou dans un petit cagibi pour les gens prudes, dont je suis. Ou au Fire Cat, où les filles sont jeunettes et toutes vêtues d'un simple voile afin que l'on puisse étudier, soupeser et tâter avant d'emmener la personne de son choix dans une chambre de l'arrière-salle. Mais je ne suis pas à Bangkok pour profiter de ces plaisirs. Je les connais par coeur et il me suffit de quelques jours pour en avoir très vite assez.
Je suis là pour trouver un boxeur thaï qui puisse me former à son art. J'ai l'intention de réaliser et de jouer un film d'action et d'aventure, et j'ai choisi la boxe thaï comme sujet central de mon synopsis, En plus, comme l'action se déroulera en Thaïlande, j'ai beaucoup de repérages à faire, dans tout le pays. Il est normal de fêter son arrivée en Thaïlande par quelques nuits à Pahtpong mais cette fois, encore moins que les précédentes, je n'ai envie de m'y attarder. En quelques jours, c'est réglé. J'ai découvert Phayat, un ex-boxeur de 25 ans, petit, costaud et sympathique. Il doute de mes capacités devant mes 107 kilos, mais je sais que je vais y arriver et le ne fais pas attention à son pessimisme. Autant pour aller voir les décors de montagnes que pour débuter mon entraînement à l'air pur; je choisis de monter vers le Nord et le Triangle d'Or. C'est une région au nom magique. Je suis sûr d'y trouver des plans intéressants et, qui sait, une petite action pour me donner ce frisson sans lequel je m'ennuie très vite. J'ai sillonné le Golden Triangle pendant deux mois sans trouver un endroit où me poser. En compagnie de Phayat, mon entraîneur de boxe, à bord d'un 4 x 4 acheté à Chang Mai, la grande ville du Nord, nous avons visité tout le Nord thaïlandais. Mae Salong, l'ex Q.G. de la guérilla anti-communiste. Mae Sai, la ville frontière et ses traficoteurs de rubis birmans. On est entrés en Birmanie, pays interdit. Une incursion au Laos, pays encore plus interdit, à l'Est, après le fleuve Mékong. Des villages perdus, des montagnes, habités par des ethnies oubliées du monde. Les Méos, les Ackas, les Lahus, les Karens... Heureusement, j'ai le travail pour me distraire. D'abord, l'entraînement intensif auquel me soumet Phayat. Tous les jours, on trouve une cahute dans un village quelque part, ou un simple coin dégagé pour les longues minutes de saut à la corde, les interminables séries de coups de poings et de tibias dans les " paos " , les protections de cuir de Phayat. Il m'entraîne dans des jogging épuisants, les pieds alourdis par la boue des sentiers. L'air vif des montagnes et l'exercice à outrance me font du bien. Mon jean flotte à la ceinture. Je sens mes forces revenir à leur vrai niveau. Mon deuxième boulot, c'est le cinéma. Ces montagnes douces couvertes de jungles exubérantes, ces villages de cases de bambou, ces profondes vallées où s'attarde la brume des nuits glaciales sont autant de décors extraordinaires, dignes d'un grand film d'action. J'ai décidé au cours de cette promenade forcée que la majeure partie de mon long métrage se tiendra dans le Golden Triangle. J'ai fini par dénicher le lieu idéal à moins d'une heure de marche de la frontière birmane: sur le territoire thaïlandais, dans une de ces zones habitées par les tribus des montagnes. En parcourant leurs villages, je suis tombé sur le paradis. Une immense vallée au milieu d'un cirque de montagnes, à laquelle on n'accède que par un col étroit, un goulet entre deux murailles de végétation. Le coin est irrigué par trois rivières serpentant à souhait. Au bord de l'une d'elles, enroulé sur les flancs d'une colline, se trouve le village des propriétaires du lieu. C'est une communauté de Lisus, une des ethnies des montagnes. Ce sont des gens intelligents et sympathiques. Leurs visages, leurs expressions et leurs costumes feraient le bonheur de n'importe quel cameraman. Ils seront des figurants tout désignés pour mon film. Mais tout n'est pas si simple. Les Lisus ont pris leur temps pour m'adopter. Il a fallu toute ma science de l'indigène pour les rallier à ma cause. Ma première visite ne leur a pas fait plus d'effet que celle d'un vulgaire touriste et ils nous ont accueillis, Phayat et moi, comme tels. Invitations cordiales à manger, visites de la vallée, propositions d'artisanat, les yeux et le visage plissés par un charmant sourire, et présentation de la facture pour le gîte et les repas à l'heure du départ. Je suis revenu dans le village Lisu trois semaines plus tard, avec la ferme intention de les convaincre cette fois de ma sympathie. Mais je suis tombé au mauvais moment. Le chef du village, mon hôte, et ses cinq fils avaient le crâne rasé. Tous avaient leur fusil mitrailleur à la main en permanence, en plus de leur habituel pistolet à la ceinture et, s'ils sont restés polis, mon retour ne semblait pas leur faire plaisir. Le frère du chef, sa femme et ses trois enfants venaient de se faire descendre. Des types déguisés en policiers les avaient arrêtés sur la route. Ils avaient fait sortir tout le monde de la voiture et les avaient abattus. Le frère du chef a été retrouvé avec quatre-vingts balles dans le corps, soit deux chargeurs de F.M. Un règlement de comptes pour une histoire de trafic qui explique la parano qui habitait alors tous les membres de la famille. Le chef surtout semblait avoir peur pour sa vie. Pendant que nous buvions le traditionnel thé, il s'est intéressé à la pépite que je porte autour du cou et à celles, plus petites, qui ornent mon poignet gauche. Il poussait des "grognements" en les caressant et en les soupesant. Ce n'était pas seulement leur valeur marchande qui le séduisait. Comme beaucoup d'adultes de ces tribus de montagnes, le chef est un vieux guerrier. Il s'est battu avec les Chinois pendant les guerres de ]'Opium. Il a participé à la guerre d'Indochine, puis du Vietnam, et pas toujours dans le même camp. Pour lui, la pépite d'or est un talisman. Il lui prête le pouvoir d'arrêter les balles. Le récent meurtre de son frère et la menace qui semble peser sur lui rendaient encore plus vif son intérêt pour mon or. Il m'a proposé des sommes d'argent de plus en plus grosses jusqu'à m'offrir son pick-up Toyota pour un seul des petits cailloux de mon poignet.
J'ai refusé. Mes pépites sont des souvenirs du Costa Rica et tout ce qui me reste de la mine d'or que j'avais là-bas. Le chef a fini par renoncer mais j'ai eu la très désagréable surprise de surprendre de la convoitise dans ses yeux. Sans lui laisser le temps, à lui et ses gardes, de nous isoler et de nous tuer, j'ai prévenu Phayat et nous avons quitté le village. C'est à Chang Maï que je trouve l'idée. Si le chef Lisu aime les pépites, pourquoi ne pas lui en offrir une. Je fais acheter par Phayat vingt grammes d'or que je fais fondre et verse dans le creux d'une pierre. J'obtiens une pépite irrégulière et crevassée tout à fait acceptable. Je suis ravi de mon tour de main, mais Phayat fait la grimace. Il pense que le chef, en bon Asiatique, va immédiatement vérifier la valeur de mon cadeau. Il va accrocher ma belle pépite au cou d'un poulet et tirer sur l'innocent volatile pour voir si elle arrête effectivement les balles. Si le poulet meurt, ça ira très mal pour nous. Je n'y avais pas pensé mais c'est logique. J'abandonne aussitôt l'idée et Phayat va revendre l'or. Le village ne possède aucun confort. A part la maison du chef, qui est en dur, ce ne sont que des cahutes de palmes et de bambous regroupées par clan autour d'une cour. A l'intérieur, pas de meuble. Juste une longue planche sur un côté de la pièce unique qui sert de banquette et de lit. J'ai réquisitionné tous les matelas et nattes du village et je suis arrivé à me faire une couche confortable... Le chef s'appelle Asa Pa. C'est un petit nerveux qui sort son fusil mitrailleur à chaque embrouille ou dès qu'on résiste à un de ses ordres. Il est unanimement respecté. Avec lui, je suis resté sur mes gardes un moment mais, au fil des thés et des discussions, on devient de plus en plus copains. Deux de ces fils également deviennent mes amis. J'ai surnommé l'aîné "Banker". C'est un gros garçon extrêmement malin, joueur émérite, trafiquant et commerçant doué pour l'argent. Dula, le deuxième, est plus renfermé. C'est le chef de la sécurité du village. Il ne quitte jamais son M 16. Je me demande même ce qu'il en fait quand il dort. Autres personnages de la maison, toujours présents dans un coin, le grand-père et la grande-mère, qui doivent frôler chacun les quatre-vingts ans et sont en pleine forme physique. Tous deux ont la bouche et les lèvres brûlées par le bétel qu'ils mâchent à longueur de journée. Je me sens bien chez mes nouveaux amis et je vais y rester plusieurs mois, sans voir le temps passer. Je consacre une bonne partie de mon temps à la rédaction de mon scénario. Chef Asa Pa m'a prêté le tableau noir des réunions du conseil que je couvre de notes à la craie. A 17 h tous les jours, c'est la séance d'entraînement. Cela se passe sur la place centrale du village, le seul endroit un peu dégagé, et le public vient toujours nombreux. Les enfants surtout sont un public fidèle. Ils sont toujours là, massés dans un coin, à rigoler à chaque fois qu'un coup un peu dur est porté. Pour les sorties en jungle, parties de chasse ou simples balades, le chef me délègue toujours une escorte de dix ou quinze fusils. Pas question d'intimité. Il y a peu de danger mais nos pas nous portent souvent au-delà de la frontière et les patrouilles birmanes tirent à vue. D'autre part, les caravanes d'opium, si elles se font plus rares, existent toujours et le risque demeure d'en rencontrer une. Aujourd'hui comme aux plus forts temps de l'opium, les convoyeurs ont pour tradition d'éliminer systématiquement tout témoin rencontré en route. Ce n'est pas pour me déplaire. Ça me permet de renouer avec les armes et me rappelle des bons souvenirs. J'ai acheté dans un village birman spécialisé un M 16 et un H&K 33. C'est ce dernier qui me plaît le plus. Moderne, tout métal et plastique, il est extrêmement léger et maniable, sans aucun recul. Le vrai plaisir, toutefois, c'est lorsque Asa Pa me prête son deuxième Kalachnikov. Ce n'est pas tant pour le fusil lui-même, que je trouve un peu lourd, que pour l'attention du chef . Une arme, c'est comme une femme. Ça ne se prête pas. J'apprécie énormément ce geste de confiance. Une de nos marches en jungle nous a portés jusqu'à un vallon perdu en territoire birman, cou- vert de champs d'opium. J'ai eu la chance de pouvoir contempler ce spectacle en décembre, en pleine période de floraison, quand les champs sont les plus beaux. Trois pétales dehors, les fleurs d'opium dessinent de vastes tableaux impressionnistes de coquelicots blancs, rouges, roses et même, de loin en loin, des massifs de fleurs d'opium bleues. Le tableau n'est hélas! pas resté longtemps devant mes yeux.
Asa Pa se sentait nerveux d'être là. Il avait placé des sentinelles tout autour du vallon et avait ordonné le silence puis, très vite, le départ. Les zones de l'opium ne sont jamais sûres.
Au cours d'une virée à Chang Maï, nous avons réceptionné mon nouveau sparring partner. Loum, un ex-boxeur copain de Phayat. Son principal atout est d'être aussi grand que moi. Avec lui, je dois faire de nouveaux efforts alors que je commençais à stagner avec le petit Phayat. L' entraînement prend un tour nouveau. Je gravis encore quelques échelons. Dans les villages alentour, on commence à s'intéresser au riche "farang" (étranger) invité des Lisus. Les chefs des tribus voisines viennent me voir et, comme cela m'est toujours arrivé dans le monde entier, ces messieurs me proposent tous de faire du commerce avec eux. J'ai eu des propositions sur des rubis, quelques belles pièces, autant que je puisse en juger, et aussi des bouts de verre ou, des machins synthétiques. Un type est venu me montrer des blocs de jade en m'affirmant qu'il pouvait m'en trouver beaucoup. C'est un commerce facile et lucratif mais il faut couper la gangue de pierre pour connaître la valeur exacte du jade à l'intérieur et ça ne me plaît pas. J'aime quand on voit son produit directement. Le chef du village le plus proche, juste à la sortie de notre vallée, est cultivateur et revendeur d'opium. Les plantations de son village se trouvent loin en Birmanie. Le gouvernement thaïlandais, aidé dans cet effort par des subsides américains, encourage toutes les tribus des montagnes à renoncer à l'opium. Asa Pa a choisi de s'y conformer. Son ami et voisin ne veut rien savoir, - You know, Cizia. Un kilo de mais se revend un baht. Pour, un kilo d'opium, on peut obtenir jusqu'à dix mille bahts. Alors... C'est un gros type jovial et rusé, toujours armé, avec une des plus grosses montres suisses de la région au poignet. Chaque fois qu'il passe me voir, il court examiner ma malle puis il me désigne de la main les deux gros bourrelets de cuir qui courent tout autour. - Tu peux mettre un kilo là, et un autre là. Tu peux passer deux kilos. C'est une très bonne valise. L'opium, durant ce siècle, a été la matière reine du Triangle. Source principale de revenus, monnaie d'échange, objet de vols, de deals et de crimes, de guerres et de luttes d'influence. Il serait faux de croire que l'opium a totalement disparu de Thaïlande.
Malgré les actions gouvernementales et les allocations versées aux tribus pour qu'elles coupent les plants et se recyclent dans les lychees, on en trouve, ainsi que sa mortelle petite sœur, l'héroïne. Le village de notre gros voisin reçoit la visite de défoncés européens, des jeunes punks juste sortis de la vie citadine, maigres et blafards, qui ne viennent ici que pour s'éclater un grand coup. Il m'arrive de discuter avec eux. Je ne peux pas m'empêcher de jouer les grands frères et de leur rappeler la prudence. S'ils sont en sécurité par ici, dans cette région qui échappe encore un peu aux lois, ils risquent les pires ennuis dans le reste du pays. Les prisons de Bangkok renferment un nombre incalculable de gamins imprudents, pris avec quelques grammes. Il reste encore dans la région un grand de l'opium. Le dernier des généraux d'origine chinoise qui ont régné sur toute la production et le commerce. Ce dernier Warlord, seigneur de guerre, s'appelle Kuhn Sa. Il possède aujourd'hui, grâce à l'affaiblissement, la mort et la disparition des autres, un monopole absolu sur tous les deals d'opium du Triangle. Il achète toute la production, perçoit des impôts sur les champs, sur les transports et toutes les transactions. Kuhn Sa règne sur vingt mille hommes armés, tous de l'ethnie Shan. C'est la Shan Nation Amy, S.N.A., qu'il a ralliée à sa cause. Régulièrement, les Thaïs et les Birmans lui envoient l'armée, sans jamais parvenir à le déloger. Son Q.G. est un nid d'aigle, perché au sommet de la montagne de Doï Long. Quand il y est replié avec sa puissante armée, c'est impossible de l'en faire sortir.
Alors qu'il avait 22 ans, jeune loup dans les guerres féodales du Triangle, il a monté une caravane de deux cents mules, soit plusieurs tonnes d'opium, des troupes d'escorte et des vivres. Un convoi exceptionnel. Il a déclaré haut et fort qu'il allait trimballer sa caravane depuis le Laos jusqu'en Birmanie, soit la totalité du Triangle en diagonale. Il a prévenu tout le monde qu'il ne paierait pas une seule taxe de passage. Là-dessus, sachant que tout le monde l'attendait armé de pied en cap pour lui faire fermer sa gueule, il est parti droit, dans la jungle et il a failli y arriver. Les autres ont finalement massacré toute sa caravane à une centaine de kilomètres du but. Entre temps, il avait laissé un immense bordel derrière lui, qui a définitivement assis sa réputation. Par mon copain le chef du village voisin, je vais avoir l'occasion d'être présenté à Khun Sa. Ça m'intéresse énormément. Le connaître me donnerait de nombreux éléments inédits et introuvables ailleurs pour mon film. Le rendez-vous est pris pour la mi-mars. Je ne vais pas attendre ici que le moment soit venu. Le scénario est bouclé. Je suis dans une forme d'athlète et Phayat juge que je peux, peut-être, monter sur un ring contre un type plus léger que moi. Je commence à en avoir assez de l'inconfort et des éternels poulets en bouillon, avec pattes et tête qui surnagent. Cela fait six mois que je me suis installé ici et il est temps de partir. J'ai envie de mer et de soleil, et de préparer ma montée sur le ring. Alors, un matin, nous partons. Je connais un coin qui va être parfait pour tout ce dont j'ai envie. La ville de Pattaya, à deux cents kilomètres au sud de Bangkok. Et là, pour les besoins de l'entraînement, et pour mon confort personnel, je me suis installé dans une maison à l'écart du centre ville. A Jomtien Beach, une plage relativement tranquille. Je peux à loisir faire la fête ou rester tranquille. Pour éviter les problèmes microbiens, je prends des compagnes attitrées à la maison. Un copain, un jeune toubib marrant dont le diplôme semble authentique, me les a vérifiées au préalable. Elles sont contentes car on vit bien chez moi et personne ne les ennuie. Pour ma part, j'apprécie leur présence dans le paysage. Et, on passe ensemble des moments de très grande sensualité. Ce n'est pas tant le plaisir sexuel artificiel qu'elles donnent qui m'intéresse. Mes vingt ans de tiers monde m'y ont habitué, mais j'aime avoir du féminin autour de moi. C'est si triste, une maison vide. Suni, Lek, Maï, Ploï et Tim papotent, rigolent, n'ont aucun complexe et mettent de l'animation.
A Jomtien, j'ai aussi un chien noir et deux petits gibbons pour finir de meubler la maison. Je n'aime pas faire la fête seul. Lors de ce dernier séjour, j'ai eu la chance de tomber sur une bande de Français habitués de la ville, fêtards et pervers, en compagnie desquels, entre deux entraînements, je plonge dans la rigolade et les vacances. Ils forment une petite colonie qui passe régulièrement l'hiver ici. Le gros Patrick, flambeur comme pas un, après six ans de présence et d'amour thaï, prétend encore, gourmette en avant, qu'il ne suffit pas de payer mais aussi de leur plaire et que lui, merci, séduit beaucoup. Gilles, un plongeur sous-marin qui claque ici ses économies des chantiers de pétrole et rêve d'aventures. Eugène, gérant d'hôtel et amoureux de boxe à ses dires successifs mi-marseillais, mi-corse, mi-sicilien et sarde par-dessus le marché. Hervé dit " L'Abbé ", qui sourit peu, tient de longues dissertations sur les Européennes, les seules femmes qui savent aimer vraiment et qui, aux racontars des autres, dans le grand bordel, ne baise qu'une fois par mois. Plus une dizaine d'autres qui se sont ralliés à ma cause et sont devenus mes supporters pendant la préparation du combat.
Durant toute la semaine qui précède mon combat, comme un grand gamin joyeux, je saute avec délectation sur toutes les bêtises qui passent à ma portée. Phayat voit ses efforts d'un an gâchés en quelques heures trépidantes. Il devient tour à tour irritable et infiniment triste. Le grand Loum, mon sparring partner, me regarde avec reproche, mais rien n'y fait. Le 14 mars, après deux jours de cure au champagne et au cognac, je me retrouve pour la première fois sur un ring, à 38 ans et je me demande bien ce que je fous là. Mon organisation a parfaitement fonctionné. Il y a 3 000 personnes sous les néons et les ventilateurs du Marine Bar. Le public déborde et bouche une partie de Beach road. Toutes les tables autour du ring side sont occupées par mes copains et supporters, plus la presse thaï rameutée par Phayat.
Heureusement, Loum et lui ont été d'excellents entraîneurs. Je suis parfait, même après mes abus, dans les parties techniques qu'ils m'ont apprises. A la surprise générale, je remporte la victoire par K.O. au troisième round. Il faut dire que je pèse vingt kilos de plus que mon adversaire, un thaï encore plus grand que Loum et que, s'il s'est écroulé, il m'a empêché de marcher normalement pendant quinze jours. Cette victoire me remplit de joie. Ce n'est pas seulement le fait d'avoir vaincu sur le ring. Ce K.O. m'apporte la preuve que je ne suis pas ridicule en thaï boxing et que je peux sans honte tenir le rôle, du boxeur blanc dans mon film.
Tous ces mois d'effort n'ont pas été inutiles. Après ma victoire, je m'emploie à la fêter dignement pendant une dizaine de jours. Mes premières vraies vacances depuis longtemps. Un matin, dans le Bangkok Post, un excellent quotidien de langue anglaise, j'apprends que le Triangle d'or est en guerre. Kuhn Sa est aux prises avec les Birmans d'un côté et l'armée thaïlandaise de l'autre. Il s'est réfugié dans son nid d'aigle de Doï Long. Toute la zone que je connais a été évacuée. Il n'est bien entendu plus question de rendez-vous avec le warlord. C'est cette nouvelle qui me décide à en finir, pour cette fois, avec la Thaïlande. J'ai bien oeuvré pour mon film. Il n'y a rien d'autre à faire sur place pour l'instant. A l'aéroport de Bangkok, quelques jours plus tard, le douanier me demande aimablement si j'ai aimé la Thaïlande. Puis, les yeux et le visage plissés par un charmant sourire, il me met une amende de plusieurs milliers de francs. Il paraît que j e suis resté trop longtemps et que mon visa est, depuis déjà plusieurs mois, tout à fait périmé.

Cizia Zykë