Après le désastre du 9 juin, face au défi
Par Alain Lipietz
Ancien député européen (Vert)Pour comprendre la double catastrophe française du scrutin européen – progression spectaculaire de l’extrême-droite et effondrement des écologistes, il faut articuler causes internes (effet des politiques macronistes, mauvaise campagne) à une tendance générale européenne, voire mondiale.
Il y a deux façons d’envisager la double catastrophe des élections européennes en France : le bond en avant de l’extrême-droite (38,8% dont 31,4% pour le RN), l’effondrement d’Europe-Écologie-Les Verts (5,5 %). Soit on se polarise sur les causes internes (l’effet des politiques macronistes, une mauvaise campagne des écologistes français). Soit on considère ce résultat français comme un cas particulier d’une double tendance générale européenne, voire mondiale, tendance qui se matérialise par des processus contingents à chaque espace politique national. Nous faisons le pari que les deux approches doivent se combiner.
Le résultat français se reproduit quasi à l’identique au niveau de l’Union européenne, ce qui prêche pour un effet local d’une conjoncture globale. Du reste, l’Union européenne a cessé depuis longtemps d’être un « contexte extérieur » aux politiques nationales, et les mêmes causes y produisent partout les mêmes effets. Les électeurs l’ont compris bien avant les directeurs de rédaction : puisque « c’est là que ça se passe », la participation électorale aux élections européennes ne cesse de croitre, au contraire des autres élections. Cependant certains pays échappent à la règle, ce qui indique que les conjonctures nationales conservent un poids certain. Bien sûr, nous allons ici donner la plus grande place à l’analyse du cas français, mais pour relativiser cette analyse, il peut être intéressant de mesurer d’abord ce que ce cas doit à « l’esprit du temps », la conjoncture européenne et même mondiale.
La semi-victoire de Poutine
En mars 2017, à la veille des élections présidentielles en France, Vladimir Poutine adoubait la candidate Marine Le Pen et déclarait « Un arc politique nouveau se dessine en Europe et recueille de plus en plus de succès ». Le succès, cette année, des extrêmes-droites européennes dont la plupart refusent de soutenir l’Ukraine et de sanctionner l’agression russe marque incontestablement une nouvelle victoire de cet « Arc » qui en d’autres temps se serait appelé « Axe ». Cet Arc, dans mon dernier article d’AOC consacré à la guerre d’Ukraine (« Y-a-t-il des « camps » dans cette guerre ? »), je l’ai appelé, par référence à la brève mais brillante synthèse de Pierre-Yves Hénin et Ahmed Insel : « l’Arc NaCA », national-capitaliste autoritaire. Ces trois termes qualifient parfaitement ce que les extrêmes-droites (au pouvoir ou dans l’opposition) ont en commun :
- Le nationalisme, plus précisément le chauvinisme, la xénophobie dont la cible principale est l’immigré, mais aussi bien souvent le voisin, l’exaltation d’un passé national mythifié (avec souvent sa composante religieuse).
- L’orientation pro-capital, faisant partout régresser les politiques sociales quand il est au pouvoir, ou ne luttant pas, dans l’opposition, contre les politiques anti-sociales menée par les libéraux, si ce n’est pour affirmer que si on donnait moins aux immigrés il en resterait plus pour les « nationaux ». Pensons à la passivité du RN lors de l’immense résistance de la France face à la réforme des retraites… alors même qu’il était et devient de plus en plus le parti des classes populaires et petites classes moyennes appauvries. Son leader Jordan Bardella vient d’ailleurs de déclarer qu’en cas de victoire aux législatives il ne toucherait pas à cette réforme des retraites.
- Il est autoritaire, illibéral, rejette les droits humains de première génération (le « droidelhommisme » et maintenant le « wokisme ») et réprime dans le meurtre et la torture toutes les oppositions quand il est au pouvoir.
Car cet Arc est au pouvoir, et d’abord dans trois grandes puissance militaires mondiales : la Chine , la Russie, l’Iran, dont on ne peut plus faire semblant d’ignorer l’alliance contre l’Ukraine et la coopération stratégique-économique, accompagnées par un mauvais petit diable, la Corée du Nord, et suscitant des coups d’État militaires dans toute l’Afrique sahélienne : un véritable club des dictatures, et des plus féroces. Un récent documentaire d’Arte qualifie ce triangle de Revanche des empires, une entrée comme une autre dans l’analyse du phénomène NaCA. L’Arc est aussi puissant que l’OTAN et ses alliés d’Extrême-Orient, plus puissant au total que l’Axe en 1939. Oui, il y a bien un « campisme », à la fois militaire, économique, (anti)-social et idéologique, dirigé contre « les valeurs occidentales » résumées dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, c’est à dire contre la conclusion que l’Humanité pensait avoir tirée de la guerre effroyable imposée par l’autre Axe, si ressemblant : celui du fascisme. Car ne nous y trompons pas : la guerre de l’Arc contre ces valeurs n’est pas celle du « Sud global » contre « l’Occident et l’Amérique » : en cas de retour de Donald Trump au pouvoir, les USA en deviendraient le plus illustre représentant.
On critique volontiers, au nom du « Comparaison n’est pas raison », de « l’anachronisme », l’assimilation du NaCA au fascisme. C’est une façon commode de se débarrasser, par paresse opportuniste ou par excès de raffinement, des « leçons de l’Histoire ». Bien sûr il n’y a pas de « faisceaux », de grands défilés de chemises brunes ou noires chez les NaCA (du moins dans l’opposition, mais l’embrigadement de la jeunesse en Chine ou en Russie n’a rien à envier aux Jeunesses hitlériennes) : c’est la différence apportée au XXIe siècle par le triomphe de l’individualisme et des médias à domicile (télévisons, internet). Oui « le ventre est encore fécond etc ». Mais ce ventre, il faut l’étudier dans sa génétique comme dans son épigénétique : les raisons contemporaines qui poussent aux succès du NaCA aujourd’hui comme du fascisme hier.
Il existe bien des raisons internes : les classes populaires ne sont pas spontanément favorables à la reconnaissance des minorités sexuelles, ethniques et religieuses, elles apprécient le calme et la sécurité (en dehors des grands mouvements sociaux qui les unifient sporadiquement en « masse en fusion » comme disait Jean-Paul Sartre), et donc l’autorité, elles ont perdu la conscience de classe mûrie dans les grandes usines d’autrefois, sous les coup de la sous-traitance, de l’émiettement des statuts, du chômage et de l’ubérisation sociale… Mais elles ont surtout en face d’elles un adversaire qui pouvait les chasser aussi bien vers la droite que vers la gauche : le libéralisme économique, promu au nom de la mondialisation heureuse régulée par le marché.
Karl Polanyi, dans son livre magistral La grande transformation (1944), expliquait comment le libéralisme économique débridé des Années Folles avait débouché sur la Grande crise des années Trente, « où le marché détruisait l’Homme, la Nature et même la Machine » et a suscité trois réponses possibles : « fascisme, stalinisme ou social-démocratie ». Le NaCA, et le soutien politique qu’il reçoit dans la population quand il ne recourt pas à la répression pure et simple, repose lui aussi sur le rejet du néo-libéralisme productiviste qui, dans les années 1970-80, a remplacé « l’économie sociale de marché » ou «modèle social-démocrate », ou « régime fordiste » : peu importe le nom que l’on donne au régime central de l’Après-Guerre et des Trente Glorieuses. La différence avec les années Trente est qu’aujourd’hui la crise du libéral-productivisme ajoute, au déclassement des couches populaires, des crises écologiques majeures : réchauffement climatique engendrant canicules insoutenables, inondations meurtrières, retour des pandémies infectieuses, crise de l’eau et disettes alimentaires.
« Comparaison n’est pas raison », certes, mais banc d’essai pour l’analyse… et guide pour l’action. Car rappelons-le : l’Axe fasciste des années Trente fut finalement vaincu par l’alliance des deux autres pôles de Polanyi : de Churchill (soutenu par les Travaillistes), de Roosevelt et de Staline, après avoir vaincu d’abord tous les « Fronts populaires » qui lui furent opposés (en France, en Espagne…). Notre problème est de refouler le NaCA, sans passer par la case « guerre mondiale ».
Car tout n’est pas perdu. D’abord, le caractère nationaliste de cet « Arc » est aussi sa faiblesse : un parti nationaliste est soit une menace pour les pays voisins, soit « collabo » d’un nationalisme plus puissant. Les partis d’extrême-droite, qui ont pour cette raison le plus grand mal à former un groupe commun au Parlement européen, n’ont pas progressé partout dans ces élections européennes, même s’ils progressent dans des pays qui ont perdu la mémoire des horreurs du fascisme : Allemagne, Italie, Espagne, Portugal. Mais ils régressent, outre les Pays-Bas, dans un groupe de pays parfaitement identifiable : la ligne de front avec la Russie, en Suède, Finlande, Pologne (confirmant la défaite du PiS, illibéral et anti-européen, aux récentes élections législatives), Slovaquie (malgré les victoires toutes récentes du parti NaCA, le Smer), Roumanie et même Hongrie. Ce recul est largement dû à la menace de la Russie, comprise avec raison comme cheffe de file de l’arc National-Capitaliste Autoritaire. Il est obtenu parfois par le succès de conservateurs-libéraux (Hongrie), de libéraux-démocrates (Pologne) mais aussi de sociaux-démocrates voire de Verts (Suède, Pays-Bas). Barrer la route au fascisme nécessite parfois des fronts un peu plus larges que des « fronts populaires », même élargis aux écologistes : des fronts républicains. À condition que ces « républicains », par leur politique anti-sociales quand ils sont au pouvoir (comme en France) ne soient pas justement les principaux fourriers du NaCA.
Contre-exemple instructif : l’Italie, où l’extrême-droite au pouvoir (gouvernement Meloni) consolide son avantage, malgré une politique migratoire plombant à terme un pays qui ne fait plus guère d’enfants, ce dont n’a cure un électorat à courte vue et rétif à l’altérité (même du sud vers le nord de la Botte). Le coup de génie de Georgia Meloni a été de se ranger dans le camp des intérêts nationaux bien compris, c’est à dire européens : pas d’ennemi au nord (pas même sur la question du Trentin ni de la zone B de Trieste, encore moins de Fiume), on ne s’en prend qu’aux immigrants venus du sud, assumant pour la tranquillité de ses voisins le rôle « ingrat mais nécessaire » de Frontex, et on soutient l’Ukraine face à la Russie. Elle en fut récompensée en respectabilité par de la présidente la Commission européenne Von der Leyen soi-même.
Qui dit que Marine Le Pen ne saura pas en faire autant, comme elle a répudié en douceur l’antisémitisme de son père et d’une partie notable de ses troupes et a laissé éteindre son programme « frexitiste » avant même Jean-Luc Mélenchon ? La France est déjà le pays d’Europe qui soutient le moins l’Ukraine (en dépense par rapport à son PIB) et a accueilli le moins de réfugiés ukrainiens (par rapport à sa population) : le RN au pouvoir pourrait protester de son amour pour la paix et la négociation, en en faisant juste un peu moins que Macron. Une « neutralité » qui fut peu ou prou la politique de Salazar au Portugal et même de Franco en Espagne pendant la Seconde guerre mondiale (en dépit de l’aide décisive que lui avaient apporté les pays de l’Axe pendant la Guerre civile.) Inversement, la Finlande, démocratie passée dans le camp de l’Axe après la rupture Hitler-Staline afin de reconquérir une partie de son territoire conquise par l’armée soviétique à l’époque du Pacte, a participé au siège génocidaire de Léningrad en bouclant l’isthme de Carélie, mais a refusé de boucler hermétiquement ce siège en occupant la rive est du lac Lagoda au-delà de la rivière Svir… pour ne pas déplaire aux Etats-Unis. Bref : les camps idéologiques ne sont pas mécaniquement des camps diplomatico-militaires.
Le désastre français
Avec un bloc d’extrême droite à presque 40%, un centrisme libéral macroniste réduit à 14% et les Verts à 5,5%, les résultats en France résument en l’exemplifiant la tendance lourde européenne. Dès son discours de (courte) victoire sur le PiS, le libéral-démocrate polonais Donald Tusk l’a souligné en crucifiant son homologue français, dans une envolée imprudente : « Nous obtenons sans doute le meilleur score en Europe parmi les grands partis pro-européens. En Allemagne la situation n’est pas bonne, en France, dramatique. En Pologne, la démocratie triomphe. Nous avons montré que nous sommes une lueur d’espoir en Europe, et les leaders de l’Union européenne ! » Il oubliait de rappeler que ce sont précisément les politiques libérales menées depuis trente ans en Europe (traité de Maastricht) qui a fait monter le NaCA, et que lui ne doit sa victoire que par le rejet, après 8 ans d’expérience, de l’illibéralisme des Kaczinski. Rejet qui doit plus aux aspiration démocratiques des classes moyennes et à la poussée féministe en faveur de l’avortement qu’à une véritable critique de la politique sociale du PiS, et encore moins à une ouverture à l’immigration venue du sud (sauf l’immense solidarité envers les réfugiés ukrainiens), encore moins à une conversion à l’écologie dans un pays qui reste très dépendant du charbon pour son chauffage (45 % des électeurs de sa Coalition civique souhaitent remettre en cause le Pacte Vert européen).
La victoire écrasante des extrêmes-droites – volontairement extrêmes comme le parti zemmouriste, ou surtout version dédiabolisé par « Marine » dans le parti lepeniste, en un duo bad cop good cop – se fait avant tout au détriment de ces libéraux-démocrates que prétendait incarner Emanuel Macron. Lui qui depuis un mandat et demi se présentait comme LE barrage contre l’extrême-droite et représentait encore, aux précédentes élections européennes, un tiers de l’électorat, à quasi égalité avec la gauche et l’extrême-droite, est ramené à un attracteur en danger d’extinction : 14,6 %. Mais ce n’est probablement pas directement sur l’électorat macroniste que l’extrême-droite a gagné le plus. Probablement, elle a attiré des abstentionnistes écœurés par l’impossibilité de changer les politiques publiques, après trente ans de régressions sociales (surtout depuis la fin du gouvernement Jospin). En fait, la gauche a perdu les classes populaires depuis le second mandat de François Mitterrand et le RN se confirme comme le premier parti, non seulement de France, mais plus particulièrement de la classe ouvrière : 49 % selon le sondage « jour du vote » Ifop.
Le fait nouveau est un double élargissement :
- Géographiquement le RN est en tête partout, depuis ses terres de naissance du Midi chez les Pieds-noirs rapatriés, en passant par les banlieues et bassins ouvriers dévastés (RN + Reconquête dépassent les 50 % en Pas de Calais), et jusqu’à la « France périphérique » où ce qui reste d’ouvriers ubérisés par la sous-traitance et découragés par l’échec des Gilets Jaunes et des manifestations contre les réformes de la retraite craignent leur mythique « remplacement » par des immigrés ou par la délocalisation de leurs entreprises. Et même l’Ouest, longtemps immunisé par son « catholicisme zombie », comme dit E. Todd (mais il y a longtemps que l’Église de France ne condamne plus la xénophobie du RN, en dépit des efforts du pape François). Et même la Corse, où la coalition des Verts et des Régionalistes avait fait une triomphe aux élections précédentes : le score RN+Reconquête dépasse les 50 % en Haute Corse.
- Sociologiquement, il rallie maintenant les employés et surtout la bourgeoisie traditionnelle, les « bonobos », bourgeois non-bohêmes, dirigeants d’entreprises (30%), artisans et commerçants (39%), mais pas encore les (petits) « bobos », c’est-à-dire en termes socio-professionnels la petite-bourgeoisie salariée (professions salariées intermédiaires ou supérieures). Il achève ainsi la destruction de la droite républicaine qu’Emmanuel Macron avait tenté de séduire, et qu’Éric Ciotti a résolument orientée à l’extrême-droite (j’ai analysé ce conflit décisif pour la droite entre bobos et bonobos, ainsi que l’ubérisation sociale des classes populaires, dans mon dernier livre Face à la toute-urgence écologique : la révolution verte). Il rallie aussi la majorité simple des personnes âgées, socle du vote macroniste, enfermées dans la peur des jeunes, des immigrés, de l’Islam. Il ne fait plus peur aux femmes, légèrement plus nombreuses que les hommes à voter pour lui. Les Verts, parti historique du féminisme, sont d’ailleurs le seul parti marqué par une différence de genre (7 femmes pour 4 hommes), avec Reconquête (l’exact inverse). Il rallie même une partie de la jeunesse (25% des moins de 24 ans).
Au total, le RN à lui seul (rappelons qu’il ne représente que trois quart de l’extrême-droite !) arrive en tête dans tous les départements et tous les DOM-TOM, sauf quatre : Hauts-de-Seine où la liste macroniste l’emporte, Paris où c’est la liste Glucksmann (PS + Place Publique), Val-de-Marne et Seine-Saint-Denis où l’emporte La France Insoumise. Soit la totalité de la Métropole du Grand Paris. Ce qui attire l’attention sur la question des métropoles, bastions du PS et des Verts aux dernières municipales et sociologiquement plus « bobos » que la moyenne nationale, et sur les modifications de la pondération au sein des forces de gauche.
Coté métropoles, le résultat est net : même résultat que la Métropole du Grand Paris, à l’exception de Marseille et Nice. Celles qui sont dirigées par le PS donnent la palme au PS/PP (Paris, Nantes), ou à La France insoumise (Lille), ou même au RN (Marseille , métropole très bigarrée). Celles qui sont dirigées par les Verts donnent la palme à La France Insoumise (Strasbourg) ou au PS/PP (Bordeaux, Lyon, Tours, Grenoble), aucune aux Verts. Sur la carte de France on perçoit néanmoins quelques petites taches vertes, concentrées dans les piémonts ou la moyenne montagne (Isère, Drôme, Ardèche, Pyrénées-Orientales), « l’autre » terre d’élection des écologistes, versant « alternatifs ». Mais dans toutes les métropoles, les Verts arrivent derrière LFI et la liste PS/PP.
Ce qui inverse en partie les conclusions que, dans mon livre cité plus haut, j’avais cru pouvoir tirer des élections européennes de 2019, municipales de 2020, régionales de 2021 : les Écologistes n’ont pas été cette fois, ni à la présidentielle, la force dominante de ce que j’appelais le « bassin d’attraction écolo-social-démocrate ».
D’une part la gauche, qui retrouve son score global de 2019 (32%) est désormais la seule en mesure de faire barrage au RN, en supposant toutefois que les démocrates centristes votent pour elle au second tour.
D’autre part la hiérarchie s’est inversée (et c’est très net dans le cas du Val-de-Marne, que j’examinais en détail dans mon livre). En gros : LFI a complétement remplacé le PCF des meilleures années jusque dans les villes à mairie communistes, où la liste PCF récolte un score humiliant, souvent très inférieur à celui des Verts, c’est dire ! On le voit encore, l’« effet-maire » ne joue aucunement dans les élections européennes. Et le PS/PP a échangé son score avec celui des Verts par rapport à l’élection européenne précédente, encore marquée par les trahisons épouvantables de la mandature Hollande. Mais avec 13,8 % il ne fait que retrouver le score de la liste de Michel Rocard, considéré en son temps comme désastreux.
Peut-on dire pour autant, comme le craignait un éditorial du Monde à la veille du scrutin, qu’il faut « donner un nouveau souffle à la conscience écologique » ? C’est irréfutable : le vote écologiste s’est effondré presque partout en Europe. Et en même temps plus compliqué et c’est là qu’on mesure la différence entre tendance lourde (mesurées à l’échelle européenne) et effet conjoncturels nationaux.
Coté national, il est facile et même pas faux de dire que le piètre résultat des écologistes est la faute des écologistes. Leur parti historique principal, Europe-Écologie-Les-Verts, a dès le départ eu la sottise de changer de nom à la veille d’une campagne où il aurait à se démarquer de multiple dissidences (il s’appelle maintenant … Les écologistes), alors qu’il n’avait fait aucun effort de regroupement véritable, laissant même de côté Génération.s, son partenaire dans le groupe écologiste à l’Assemblée nationale et dans les conseils régionaux, laissant de côté ses alliés traditionnels de Régions et Peuples Solidaires qui lui assurait un «bonus » en Corse, en Bretagne, en Alsace, dans les Dom-Tom. Le narcissisme de la petite différence a fait des ravages, avec une multitude de listes concurrentes se disant écologistes, y compris un Parti animaliste dont la principale composante, l’association L 219, au côté de 30 organisations animalistes, décernait aux Verts le titre des eurodéputés les plus engagés pour la cause du bien-être animal. Moyennant quoi, ce parti a sans doute privé ces défenseurs des animaux d’un élu supplémentaire. Au total, la somme des autres listes étiquetées « écologistes », dans lesquelles les électeurs peu familiarisés devaient piocher souvent au hasard dans les bureaux de vote, atteint 4,4% (contre 5,5 % pour la liste principale), et c’est le glorieux désistement de la liste de Pierre Larrouturou qui a permis de sauver la représentation des écologistes français au Parlement européen.
Les Verts font leur meilleur score dans la jeunesse (12% des moins de 24 ans), c’est à dire la tranche qui vote le moins (38 %). Mais c’est justement leurs électeurs de 2019 qui furent aussi les plus abstentionnistes : 30% (contre 14 à 24% chez tous les autres), en avançant très majoritairement (65 %) cette raison « déterminante » effarante : « Parce que je partais en week-end ». Dans toutes les autres tendances, chez les abstentionnistes, cette excuse ne dépasse pas 38%, on donne des raisons plus « nobles » mais erronées « Ce vote ne changera pas ma situation personnelle » ou « Ce vote ne changera pas la situation du pays » (55% chez les abstentionnistes qui votèrent RN en 2019). Plus grande sincérité des abstentionnistes écologistes ? Ou réelle démobilisation des électeurs écologistes ?
Il serait profondément injuste d’incriminer une liste pleine de talents. Certes, sa tête de liste, Marie Toussaint, à la pensée souvent profonde, talentueuse initiatrice de combats juridiques décisifs comme «L’affaire du siècle » ou la reconnaissance de l’écocide, s’est révélée femme de dossier peu adaptée aux joutes oratoires. C’est un crève-cœur d’avoir perdu la réélection de Benoit Biteau, théoricien et praticien de l’agriculture et de l’élevage bio et du développement soutenable du monde rural, ou l’élection de Priscilla Ludowski, initiatrice du mouvement des Gilets Jaunes. Mais ce serait ignorer deux choses.
D’abord les têtes de listes des deux autres listes de gauche ont publiquement défendu un programme lui aussi écologisé. Derrière le brouillage tonitruant de Jean-Luc Mélenchon, la tête de liste LFI, Manon Aubry, s’était peu distinguée des votes verts au Parlement européen, y compris sur l’Ukraine ou sur Gaza. Quant au PS, dont une grande partie des élus soutiennent encore des projets comme les méga-bassines ou l’autoroute A 69, malgré les avertissements scandalisés des écologistes scientifiques et la résistance parfois violente des paysans et des militants écologistes, il avait eu l’astuce de mettre en avant exclusivement Raphaël Glucksmann, de Place Publique, petit parti écologiste, qui n’a pas hésité à paraphraser le titre de mon livre en prêchant la « révolution écologiste ». C’est la liste PS/PP qui a raflé, contrairement à 2019, le retour à gauche des macronistes déçus, mais elle les a récupérés « écologisés ». Au total, les 32% de voix à gauche sont plus écologistes que ceux de 2019.
Et surtout, n’oublions pas la première partie de cet article : les Verts reculent partout, qu’ils soient au gouvernement comme en Allemagne ou dans l’opposition comme en France. Et c’est cela qu’il faut expliquer, quand les crises écologiques prophétisées à la Conférence de Rio en 1992 ne concernent plus les « générations futures » mais les générations présentes, en particulier les jeunes qui mourront dans la seconde moitié d’un XXIe siècle annoncée comme cauchemardesque… et ne sont pas allé voter.
La raison principale du recul de l’écologie est le raidissement de tous les partis productivistes (de l’extrême-droite au centre-gauche) et des lobbys, prenant conscience des transformations profondes du capitalisme et du mode de vie qu’entrainerait le tournant civilisationnel nécessaire pour sauver l’Humanité. La Planète s’en tirera toujours, même sans nous : le vrai dilemme n’est pas « Fin de mois ou fin du monde », mais « Fin de mois ou fin de notre propre vie ». Ceux-là même qui se disaient écologistes il y a cinq ans (mais pas tout de suite ! mais pas trop vite !) se sont déchainés contre « l’écologie punitive », le « wokisme », allant en France jusqu’à une criminalisation de l’activisme écologiste.
Quant à l’opinion publique (je ne parle ici que pour la France), mon sentiment est qu’on n’est pas climatosceptique, on mesure les dangers de la « mal-bouffe » industrielle, mais en fait on s’y résigne. C’est l’effet « balek » (comme on disait vers la fin de l’épidémie de Covid), qui intervient régulièrement quelques années après un sursaut de la prise de conscience et les manifestations dispersées sous les grenades : « Puisque les pouvoirs publics ne font rien pour prévenir ni adapter le pays aux crises qui enflent, eh bien tant pis, n’y pensons plus. Et pour celles et ceux qui y pensent encore : « Les élections ne changeront rien, et les manifs sont trop dangereuses. »
Quant à l’argument contre « l’écologie punitive », il s’alimente du fait que jusqu’ici les mesures prises ont été presque partout décidées par des gouvernements de droite ou « gauche pâle » qui oubliaient tout simplement, malgré les protestations des Verts, d’accompagner les mesures dissuasives (genre écotaxes) de compensations sociales.
Ajoutons que l’éditorial cité plus haut du Monde, que je croyais mieux éclairé, commet encore une fois, en reprochant au Verts de se disperser en batailles « sociétales », l’erreur journalistique traditionnelle : « L’écologie, ce n’est ni le social, ni le sociétal, c’est l’environnement », et y ajoute l’erreur plus récente : « L’environnement, c’est le climat ».
Eh bien si. L’écologie politique englobe tous les rapports entre humains face à leur environnement humain et non-humain. C’est pourquoi ce sont les Verts (à commencer par les Allemands) qui ont lancé il y 30 ans le thème de la parité hommes/femmes en politique, puis le mariage gay ou son ersatz le Pacs, à l’époque contre toutes les autres forces politiques représentées à l’Assemblée Nationale française (à l’exception du MRC, et ensuite suivis par le PS). Ce sont eux qui ont imposé à Martine Aubry et au PS les 35 heures, etc.
Et si, le nœud « biodiversité/agriculture/alimentation » est tout aussi important que le climat (et s’y articule), et avec René Dumont les écologistes français ont commencé par la question de base de toute écologie : « La Planète peut-elle nourrir l’espèce ? ». Et ils continuent aujourd’hui avec la « sécurité sociale alimentaire » mise en œuvre dans les métropoles qu’ils administrent.
Le pire est que cet éditorial du Monde se veut sans doute « militant pro-écologie ». Mais il reste du chemin à faire. Écologistes, encore un effort pour conquérir la majorité culturelle !
Et maintenant, que faire ?
Immédiatement après sa déroute électorale et la victoire écrasante de l’extrême-droite, le Président a réagi par un coup de poker : la dissolution de l’Assemblée nationale et la convocation des élections au début des grandes vacances. Les politologues débattent de deux interprétations pour cette décision stupéfiante, mais la plus simple explication à cette foucade du « pompier pyromane devenu kamikaze irresponsable » selon un éditorialiste de Libération, est peut-être banalement l’idiosyncrasie d’un individu recalé plusieurs fois à Normale Sup’ et qui rêve depuis de prendre sa revanche en démontrant au monde entier qu’il est un génie. Mais revenons à la politique du Président.
Première interprétation : refaire le coup de Mitterrand face à Chirac lors de la première cohabitation, laisser gouverner le RN qui se discréditera en deux ans, d’ici la présidentielle prochaine. Mais le RN n’est pas Chirac. Un tel pari aura un coût atroce pour les immigrants qui seront persécuté au nom de la dernière loi macroniste inspirée et votée déjà par le RN, pour les communes populaires qui seront privées du soutien au mouvement associatif, pour les libertés rognées depuis des années par les « états d’urgence ». Un pari qu’Emmanuel Macron a toute chance de perdre, comme le montre la « tenue » de Giorgia Meloni, et les huit ans qu’il a fallu au peuple polonais pour se débarrasser du PiS, qu’il en faudra au peuple turc pour se débarrasser de Erdogan.
Seconde interprétation, plus réaliste : compter sur de profondes divisions au sein de la NUPES pour refaire le coup de la dissolution-Chirac imaginée par Alain Juppé en 1997 (un coup fondé sur la divergence entre Verts et PS apparue sur l’immigration et qui, rappelons-le… a échoué !). Il s’agit de présenter une troisième fois son camp centriste comme « seul barrage au RN ». C’est d’ailleurs pourquoi Emmanuel Macron choisit la dissolution aujourd’hui et donc les élections au début des vacances des juilletistes : autant de moins d’électeurs de gauche, qui peineront à trouver des aoutiens prêts à porter leurs procurations. Ce n’est pas absurde, il y a de nombreux précédents historiques, y compris, on vient de le voir, à l’est de l’Europe, mais c’est un coup que l’on ne joue qu’à la sortie, pour chasser une dictature ou renverser un gouvernement illibéral.
Aujourd’hui, en France, c’est un pari irresponsable : avec ses14 %, avec le souvenir encore prégnant de la répression des Gilets Jaunes, la réforme des retraites et son article 7 imposés sans avoir jamais été voté par l’Assemblée nationale, il est peu probable que les 32 % de la gauche, même divisée, se rallient aux candidats d’Emmanuel Macron. On dira que la dissolution était inévitable, faute de majorité, et c’est vrai, mais les autres centristes lui recommandait d’y procéder à la rentrée, laissant trois mois au Français pour « y réfléchir à deux fois». Mais non, le coup de poker, c’est maintenant.
En face, les deux autres « bassins d’attraction » qui, eux, sont susceptibles de l’emporter, extrêmes-droites et gauche + écologistes, se sont immédiatement mis au travail. Je ne vais pas commenter ici ces négociations : la situation évolue d’heure en heure. Avec ses 32 %, la gauche, seule en mesure de riposter, doit battre une extrême-droite à 38%, disposant de larges réserves dans un électorat LR ciottisé : tel est le défi, pas insurmontable mais difficile, et qui va en outre rencontrer trois difficultés.
D’abord s’unifier. Dès le mardi 11 au matin, Raphaël Gluksmann refusait l’alliance avec LFI, et son entourage Place Publique accusait sa négociatrice d’avoir « dilapidé en quelques heures tout l’acquis de la campagne Glucksmann », aveu implicite du caractère fragile (parce qu’artificiel) du succès de la liste PS/PP. Bon. On comprend l’amertume de Raphaël Glucksmann qui devait se réveiller chaque matin dans l’angoisse de découvrir dans la presse le tombereau d’insultes quotidiennes que La France Insoumise avait déversé contre lui, comme elle l’avait fait cinq ans plus tôt contre Yannick Jadot. Comme disait le très intelligent Président Giscard d’Estaing, « En matière de haine, il n’y a que la dernière couche qui compte », mais la difficulté est ici que la campagne européenne est précisément la dernière couche. Et la répugnance de Glucksmann entre en résonnance, à l’autre extrémité de son électorat, avec le rejet par la moitié des cadres socialistes de la NUPES de 2022. Heureusement, les militants et sympathisants de gauche ou écologistes hurlent comme en 1934 « Unité ! Unité ! » et sauront bien imposer un Front Populaire à leurs dirigeants.
Ce qui nous conduit à la seconde difficulté : en 1936 le Front Populaire était effectivement populaire. En 2024, les électeurs populaires sont déjà RN. Le seul vivier, ce sont les abstentionnistes, un peu moins de la moitié de l’électorat. Soit on pense que ceux qui ne votent pas auraient voté comme les votants, et alors c’est perdu. Soit on pense que ce sont des électeurs « déçus des politiciens de droite comme de gauche », et alors leur tendance spontanée est de sortir de leur grève démocratique en votant RN. Ils et elles ne peuvent être mobilisés vers la gauche que par un programme suffisamment radical pour leur faire regagner ce qu’ils ont perdu depuis 30 ans. D’où la judicieuse proposition de Glucksmann : présenter Laurent Berger comme candidat Premier ministre. Il est incontestablement l’incarnation du dernier mouvement social, la lutte contre la réforme macroniste des retraites, et dans le même ordre d’idée les Verts pourraient mettre en avant Priscilla Ludowski, visage pacifique des Gilets Jaunes…
Troisième problème : face à l’Arc NaCA, un front populaire ne suffit pas (encore une fois : 32 % face à 38%), il faut un front républicain, il faut gagner les centristes au second tour. Un front républicain ne se négocie pas, il se décrète unilatéralement, par éthique et sens politique, en espérant que le concurrent centriste sera mis au défi d’en faire autant. Mais les candidats LFI, par exemple, seront-ils capables de proclamer « Si je suis 3e et le macroniste second au premier tour, j’appellerai à voter pour lui au second tour, et j’invite mon concurrent à prendre la même engagement » ? Hum… Et de plus, ce souci du second tour ne doit pas conduire à édulcorer le programme du premier tour, ce qui empêcherait de mobiliser les abstentionnistes de gauche.
La gauche avait eu un problème similaire en 1981. Il fallut toute l’habileté de François Mitterrand pour se présenter, au premier tour, en signataire du Programme commun largement inspiré par le Parti communiste (nationalisation de toutes les banques et des grandes entreprises, ce que même LFI n’a jamais osé proposer) ; et au second tour comme « la Force tranquille ».
Y a-t-il aujourd’hui un leader qui en soit capable ? Il faut l’espérer. Sinon, l’avenir est extrêmement sombre.
Ancien député européen (Vert), Économiste