JustPaste.it

Réforme des retraites : le gouvernement « tord les principes » de la Constitution

Réforme des retraites : le gouvernement « tord les principes » de la Constitution

En utilisant une méthode législative inédite pour faire passer sa réforme des retraites, le gouvernement innove en matière de détournement des droits du Parlement. S’il prend le risque de voir le Conseil constitutionnel retoquer certaines dispositions, ce risque reste mineur tant l’institution semble avoir oublié son rôle de contre-pouvoir.

Ellen Salvi

28 janvier 2023 à 14h40

 

 

Un tweet, une photo et quelques mots pour saluer la mission aussi « essentielle qu’exigeante » du Conseil constitutionnel. Mercredi 25 janvier au soir, en sortant d’un « échange » – sans ordre du jour officiel – avec le président de l’institution de la rue Montpensier, Élisabeth Borne a promu sur les réseaux sociaux sa rencontre pour le moins surprenante avec Laurent Fabius.

 

Surprenante car le Conseil constitutionnel n’est pas censé conseiller le gouvernement sur ses projets – rôle dévolu au Conseil d’État –, mais contrôler la constitutionnalité des lois et des traités internationaux en toute indépendance. « Il doit être impartial comme tout juge », souligne le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau, en rappelant le principe fondamental de la séparation des pouvoirs.

Cette rencontre entre Laurent Fabius et la première ministre, qualifiée de « classique » par l’entourage de cette dernière, l’est d’autant moins qu’elle est survenue juste avant l’arrivée du projet de loi sur les retraites à l’Assemblée nationale. Et au terme d’une semaine de débats sur les risques d’inconstitutionnalité de certaines mesures.

 

Élisabeth Borne et Laurent Fabius au Conseil constitutionnel, le 25 janvier 2023. © Twitter / @ElisabethBorne

Selon des propos rapportés par Le Canard enchaîné, le président du Conseil constitutionnel a récemment fait savoir que le véhicule législatif choisi par le gouvernement pour porter son texte – un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (PLFRSS) – pourrait lui poser quelques difficultés. Il pointait notamment le risque que des « cavaliers sociaux » soient censurés a posteriori.

Comme son nom l’indique, un projet de loi de financement de la Sécurité sociale, qu’il soit rectificatif ou non, doit porter sur des dispositions d’ordre financier, selon le cadre défini dans ces articles du Code de la sécurité sociale. Les dispositions n’ayant rien à voir avec de quelconques recettes ou dépenses – les fameux « cavaliers sociaux » – sont dès lors censées être retoquées.

 

Un autre texte en préparation

S’agissant de la réforme des retraites, Laurent Fabius aurait considéré que l’index des seniors et les critères de pénibilité ne rentraient pas dans le champ d’un PLFRSS. Autrement dit : les rares mesures présentées par le gouvernement comme des « contreparties » à la brutalité du report de l’âge légal de départ à la retraite pourraient être censurées par le Conseil constitutionnel.

 

Interrogée sur le sujet lors de ses vœux à la presse, Élisabeth Borne a promis la plus grande attention. « Quand on prépare un texte, on veille à ce qu’il soit constitutionnel », a-t-elle affirmé, avant de glisser, comme l’a répété ensuite le ministre du travail Olivier Dussopt, que les questions relatives à l’employabilité des seniors pourraient de toute façon faire l’objet d’un second texte d’ici l’été.

 

Les avis du Conseil d’État sur les lois de financement ne sont pas publics, mais Matignon assure que les travaux menés avec l’institution ont permis de sécuriser au maximum l’ensemble des dispositions. Un argumentaire a été déployé pour chacun des 20 articles du texte, afin de montrer les effets de chaque mesure sur les dépenses et les recettes de la Sécurité sociale.

 

Pour ne prendre que l’exemple de l’index des seniors, l’entourage d’Élisabeth Borne souligne que sa non-publication entraînerait une pénalité financière qui serait versée à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) et constituerait donc une recette. L’argument paraît un peu léger, mais en tout état de cause, ce sera au Conseil constitutionnel d’en décider in fine.

 

L’article 47-1, alternative au 49-3

Pour la plupart des juristes interrogés par Mediapart, le texte présenté par le gouvernement comporte des « cavaliers sociaux ». « De mon point de vue, la jurisprudence du Conseil constitutionnel invite à considérer qu’il va censurer certaines dispositions », estime Dominique Rousseau, pointant aussi « un risque très fort d’inconstitutionnalité au niveau de la procédure ».

 

C’est ici qu’apparaît l’article 47-1 de la Constitution, jusqu’alors méconnu du grand public. En décidant de faire passer sa réforme des retraites par la voie d’un PLFRSS, le gouvernement s’est également ouvert la possibilité de recourir à ce dispositif constitutionnel, ordinairement prévu pour permettre l’adoption d’un budget avant la fin de l’année civile, afin d’assurer « la continuité de la vie nationale ».

 

Cet article dispose que « si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours ». En clair, si jamais les débats s’éternisaient au Palais-Bourbon, le gouvernement pourrait transmettre le texte à la chambre haute sans vote des député·es en première lecture.

 

Il ne s’agit pas là d’une obligation, comme le précise cette décision du Conseil constitutionnel, mais d’une possibilité que le gouvernement s’est laissée pour « lever les obstructions, les blocages », telle que l’a reconnu Élisabeth Borne. De fait, le groupe La France insoumise (LFI), qui avait prévu de déposer des milliers d’amendements, a été contraint de s’adapter et de revoir sa stratégie pour débattre au maximum.

 

Sur le plan technique, c’est un coup de force, un détournement des droits du Parlement.

Denis Baranger, professeur de droit public

 

La première ministre ne cesse de répéter qu’elle souhaite un « compromis » avec les oppositions afin d’adopter la réforme des retraites sans utiliser le désormais célèbre article 49-3 de la Constitution, qui permet au gouvernement de faire passer un texte sans vote au Parlement et qui a déjà été déclenché dix fois depuis octobre 2022.

 

Mais en choisissant de passer sa très contestée réforme des retraites par un PLFRSS, qui autorise le recours à l’article 47-1, elle a en réalité, selon Denis Baranger, « trouvé une alternative au 49-3 ». « Cette innovation ne va pas dans le bon sens, indique le professeur de droit public. Sur le plan technique, c’est un coup de force, un détournement des droits du Parlement. »

 

Pour d’autres, la question ne se pose pas dans les mêmes termes. « Je ne reprocherai jamais à un gouvernement d’utiliser les armes constitutionnelles dont il dispose, affirme par exemple Didier Maus, autre spécialiste du droit constitutionnel. L’essentiel est de considérer si cette réforme rentre dans le champ d’un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale. Si c’est le cas, on peut tout utiliser. »

 

Quoi qu’il en soit, le procédé est une première. Car non seulement les précédentes réformes des retraites étaient passées par des lois ordinaires, mais le recours même au projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale est rare. Anne-Claire Dufour, maîtresse de conférences en droit public à Nantes (Loire-Atlantique), rappelle qu’il n’a été utilisé que deux fois depuis sa création – c’était en 2011 et en 2014.

 

Aucun caractère d’urgence

Derrière les raisonnements juridiques se profile une question éminemment politique, qui en dit aussi long sur la façon dont l’exécutif envisage la contestation et les contre-pouvoirs, que sur la manière dont il utilise la loi et les principes constitutionnels. « En tordant ces principes, ils dénaturent la loi », estime Lauréline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel.

 

Pour Anne-Claire Dufour, le gouvernement « s’affranchit de l’esprit de la loi de financement de la Sécurité sociale annuelle » instaurée par voie constitutionnelle en février 1996. « À l’époque, le mot d’ordre était de donner davantage la voix au Parlement, dit-elle. Aujourd’hui, on utilise cette loi pour accélérer les choses et s’éviter des résistances trop longues dans la rue et dans l’hémicycle. »

 

En outre, poursuit la juriste, « le gouvernement prend moins de risques de voir son texte dénaturé par des amendements de l’opposition et de la majorité ». Il s’agit là d’une pure stratégie politique, qui tranche cyniquement avec les propos tenus par Emmanuel Macron, le 22 janvier, en conférence de presse : « Je souhaite que le gouvernement, avec les parlementaires, puisse travailler le texte et l’aménager. »

 

Ce jour-là, le président de la République avait aussi indiqué vouloir « respecter » le temps du débat parlementaire. Or, « le véhicule législatif choisi restreint ce débat, alors même qu’il n’y a aucun caractère d’urgence », souligne Dominique Rousseau. « Qu’une réforme aussi importante soit adoptée à l’arrache, ce n’est pas de nature à restaurer la confiance dans les institutions », regrette le constitutionnaliste.

 

Le « jeu de dupes » du Conseil constitutionnel

Du côté de Matignon, on ne cache même pas que cette précipitation ne repose sur rien d’autre que l’engagement du chef de l’État à faire adopter sa réforme au printemps, pour une entrée en vigueur le 1er septembre 2023. Si l’opinion y avait été favorable et si Emmanuel Macron avait obtenu une majorité absolue, les choses auraient sans doute été différentes. Et le passage en force inutile.

 

Pour Dominique Rousseau, l’utilisation du PLFRSS pourrait être considérée une « atteinte manifeste à la sincérité du débat ». « Nous ne voulons pas de détournement de procédure, aurait déclaré Laurent Fabius, toujours selon Le Canard enchaîné. Nous nous référerons à la sincérité du débat. Si un texte arrive au Sénat sans vote préalable de l’Assemblée, c’est embarrassant. »

 

Bien qu’elle trouve « étrange » que le gouvernement choisisse de jouer les « apprentis constitutionnalistes » sur une réforme d’une telle ampleur, Anne-Claire Dufour préfère « tempérer la notion de risque ». « Le Conseil constitutionnel n’a jusqu’ici jamais été très audacieux dans sa volonté de censurer pour insincérité », rappelle la maîtresse de conférences en droit public.

 

Quant aux « cavaliers sociaux », poursuit-elle, « la jurisprudence du Conseil constitutionnel est casuistique, c’est difficile d’en tirer de grandes lignes ». D’autant plus que l’institution de la rue Montpensier ne fournit que très peu d’éléments pour motiver ses censures. « Il n’y a pas vraiment de cohérence, complète Lauréline Fontaine. Le Conseil constitutionnel fait ce qu’il veut. »

 

Les décisions des « sages » – nommés par les trois plus hautes autorités de l’État – sont tellement imprévisibles que cette professeure de droit public et constitutionnel préfère ne plus s’exprimer sur les risques d’inconstitutionnalité des projets de loi. « C’est un jeu de dupes, affirme-t-elle. À chaque fois qu’on a pu dire quelque chose, le Conseil constitutionnel a décidé d’autre chose. »

 

Pour Lauréline Fontaine, la rencontre entre Élisabeth Borne et Laurent Fabius à la veille de l’ouverture des débats parlementaires sur la réforme des retraites résume à elle seule le problème. « Je pense que Laurent Fabius ne prend pas son rôle de président de juridiction au sérieux, conclut-elle. Il se comporte comme un collaborateur alors qu’il est censé être un contre-pouvoir. »

 

Ellen Salvi