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Faillites d’entreprises : une lanceuse d’alerte dénonce le scandale des milliards envolés

 

A la tête de l’Agence de garantie des salaires, qui permet aux employés des sociétés en redressement de continuer à être payés, Houria Aouimeur a dénoncé des dérives de l’ancienne direction et de mandataires judiciaires. Elle est menacée de licenciement.

Par Gérard Davet et Fabrice Lhomme

 

Elle ne s’imaginait certes pas un destin de lanceuse d’alerte. Houria Aouimeur, 53 ans, a toujours préféré la discrétion, à l’image de son parcours, dans l’ombre du patronat. Elle ne pensait pas, non plus, avoir un jour besoin d’une sécurité rapprochée, ni devoir s’épancher devant des enquêteurs pour révéler les secrets d’un système où les milliards d’euros coulent à flots, dans une certaine opacité. Houria Aouimeur n’envisageait pas, enfin, se trouver en position d’être licenciée pour faute lourde, quatre ans après son arrivée à la tête de la délégation Unédic-AGS.

« J’ai le sentiment de faire l’objet d’une véritable “chasse à l’homme” pour des motifs aussi délirants qu’inavouables »,confie-t-elle au Monde, qui l’a longuement rencontrée. Parfois, elle craque, essuie quelques larmes. Son récit, étayé par de nombreux témoignages et quantité de documents, jette une lumière crue sur les drôles de pratiques d’un monde souterrain, où toutes les méthodes semblent permises, selon elle, pour détourner des centaines de millions d’euros, sur le dos des salariés d’entreprises en faillite. Houria Aouimeur est désormais la femme par qui le scandale arrive.

 

Fin 2018, cette juriste de formation décroche un poste enviable : directrice nationale de l’Agence de garantie des salaires, l’AGS, un mécanisme méconnu qui permet aux employés des nombreuses entreprises françaises placées chaque année en redressement judiciaire (42 000 en 2022) de continuer à percevoir leur rémunération. Les sommes brassées par cet amortisseur social sont colossales. Financée par les cotisations patronales, l’AGS a versé, sur les treize dernières années, 24 milliards d’euros.

Précision essentielle : l’AGS n’est pas directement en contact avec les salariés. Ce sont les 300 mandataires judiciaires répertoriés en France – accompagnés d’une cohorte d’avocats, d’experts et de conseils en tout genre – qui touchent les fonds, qu’ils sont ensuite chargés de redistribuer aux salariés. Le « marché » des entreprises défaillantes est, selon la formule de Mme Aouimeur, « un gigantesque fromage ». Qui attise les convoitises. Au point, assure-t-elle en substance, d’être le théâtre de nombreuses dérives.

Courriers anonymes

Peu après la nomination de Mme Aouimeur, la Cour des comptes relève, dans un rapport de février 2019, des « ambiguïtés » dans le régime de garantie des salaires et une « forte dépendance » vis-à-vis des mandataires judiciaires. A la même période, Houria Aouimeur prend connaissance d’un audit qu’elle avait commandé, dès sa prise de fonctions, au cabinet EY. En effet, se souvient-elle, « assez vite, les premiers bruits de malversations » lui étaient parvenus.

 

Le rapport d’EY conforte ses soupçons. Elle s’en ouvre auprès du Medef, instance suprême qui chapeaute tout le système. Son président, Geoffroy Roux de Bézieux, le confirme au Monde : « Houria nous avait contactés pour nous dire, “j’ai découvert un certain nombre d’affaires”, et je lui avais donné tout mon soutien pour démêler tout ça. Donc elle a commandé un premier rapport chez EY, qui mettait au jour le fait que l’ancien directeur avait monté un petit système de corruption. Et commençaient aussi à tourner quelques soupçons sur des administrateurs ou mandataires judiciaires. » En conséquence, en mars 2019, l’AGS et le Medef déposent une plainte, notamment pour « vol, corruption, prise illégale d’intérêts ».

Le Monde a pu consulter le rapport EY, intitulé « projet Albatros », ainsi que la plainte. Trois personnes sont directement mises en cause : le prédécesseur de Mme Aouimeur à la tête de l’AGS, Thierry Météyé, l’ex-responsable de son service juridique, Béatrice Veyssière, et l’avocate parisienne Valérie Dutreuilh.


Les attaques personnelles visant Mme Aouimeur vont débuter au moment même où elle donne un premier coup de pied dans la fourmilière. Des courriers anonymes graveleux la visant nommément sont expédiés à sa hiérarchie. La porte de son domicile est dégradée, sa boîte à lettres lacérée, elle repère un homme qui la suit. Dès février 2019, elle a déposé une plainte dans laquelle elle dénonce « des corruptions dont se serait rendu coupable [son] prédécesseur en labélisant des mandataires judiciaires (…) ce qui leur donne droit aux versements automatiques des salaires, sans vérification a priori de la réalité de l’existence des entreprises et de leurs salariés ».

En clair, des mandataires indélicats, destinataires des fonds que leur confie l’AGS et qu’ils sont censés reverser aux salariés, les garderaient pour eux. Elle poursuit : « J’ai alors compris qu’il y avait un lien [avec ses ennuis] car nous étions en train de découvrir beaucoup d’actes qu’on peut considérer comme de la malversation et de la corruption. »

« Je sais que c’est beaucoup »

Le grand ménage est entrepris à l’AGS, dans tous les sens du terme. Thierry Météyé, resté pour un tuilage, est mis en retraite d’office. Béatrice Veyssière est remerciée, celle-ci se voyant reprocher d’avoir accepté des sacs à main de luxe offerts par l’avocate Valérie Dutreuilh. Devant les policiers, Mme Aouimeur portera d’autres attaques : « Mme Veyssière a commencé à trier des dossiers et détruire des documents importants et l’autre [M. Météyé] donnait des ordres de destruction d’archives. » Elle lâchera enfin : « Il ressort qu’au minimum, M. Météyé a abusé des biens et des fonds appartenant au régime. »

Les accusations sont sévères, mais étayées dans le rapport EY et la plainte du Medef. Sont ainsi mises au jour d’importantes notes d’honoraires facturées par Me Dutreuilh : 4,3 millions d’euros sur la seule période 2014-2018. Elle facture 300 000 euros pour un seul dossier, celui de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM), avouant, dans un courriel adressé à « [s]on cher Thierry » : « Je sais que c’est beaucoup… » Juste avant le départ de M. Météyé, l’avocate obtient une convention d’honoraires fixée à 600 000 euros annuels, garantis sur trois ans. « Mon cher Thierry, lui écrit-elle, je tiens particulièrement à te remercier pour la convention. » D’autres éléments possiblement délictueux sont relevés.

L’ancienne direction évincée, les frais d’avocats, de 11,6 millions d’euros en 2018, chutent à 6 millions d’euros en 2022. La trésorerie du régime reprend des couleurs, passant, sur la même période, de 346 millions d’euros à près de 1 milliard. A l’époque, Mme Aouimeur se sent soutenue par sa hiérarchie, même si elle se sait dénigrée en permanence par des mandataires judiciaires ou dans certains tribunaux de commerce. Geoffroy Roux de Bézieux lui conserve son soutien : « Elle a fait un gros boulot. Et, oui, je l’ai défendue, surtout au début. »

Mis en cause, Thierry Météyé et Valérie Dutreuilh balayent les accusations dont ils sont l’objet. Pour Me Marie Guimard, avocate de M. Météyé, son client « est le bouc émissaire de luttes de pouvoir qui le dépassent. Lorsqu’il a été entendu par les enquêteurs, il a formellement contesté avoir commis le moindre fait répréhensible ». Quant à Me Pascal Garbarini, conseil de Valérie Dutreuilh, il assure que « la mise en cause de [s]a cliente dans cette affaire est honteuse. J’ai compris que la cible principale de la nouvelle direction qui a succédé à M. Météyé, ce sont les administrateurs et les mandataires judiciaires ; c’est ça, la vraie histoire ».

Il n’a pas forcément tort. Car, de fait, Mme Aouimeur a entamé une deuxième croisade, et ce, alors que le Medef et l’Unédic lui payent, depuis début 2019, une protection rapprochée : deux gardes du corps l’escortent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tant les menaces semblent sérieuses. On lui permet aussi de « dépoussiérer » ses locaux afin de détecter d’éventuels micros, l’intrusion au petit matin d’un homme dans ses bureaux ayant été repérée par les caméras de surveillance situées au siège de l’AGS.

Faits de blanchiment

C’est que la directrice de l’AGS se fait de puissants ennemis. Elle met fin au système des mandataires labélisés mis en place par Thierry Météyé, grâce auquel 145 études sur 300 bénéficiaient des dossiers les plus rémunérateurs. « Cette fois-ci, je m’attaque au système », souligne-t-elle. Elle investit dans un algorithme qui permet de croiser plusieurs données, celles de la Sécurité sociale, des mandataires ou encore de Pôle emploi. Ses soupçons grandissent.

Elle commande un nouvel audit, qui porte sur les avances consenties aux mandataires judiciaires pour payer les salaires des employés d’entreprises défaillantes. En avril 2019, le cabinet Advolis rend son rapport, un document confidentiel auquel Le Monde a eu accès. M. Roux de Bézieux confirme en avoir eu également connaissance. Cette fois, des flux financiers, liés à des mécanismes complexes de « restitutions », pourraient, selon les auditeurs, dissimuler des faits de blanchiment. Sont pointés des « justificatifs incomplets » ou encore des « anomalies potentielles ».

Charles de Williencourt est l’un des auditeurs d’Advolis. Devenu depuis directeur de mission à l’AGS, il révèle au Monde que « l’ancienne direction de l’AGS acceptait de classer en perte des montants avancés non remboursés sans aucune vérification préalable. Entre 2013 et 2018, c’est ainsi 7,7 milliards d’euros qui ont été classés en perte. Des contrôles sur d’anciens dossiers ont fait ressortir qu’en vingt ans, près de 1 milliard d’euros d’avances auraient eu une autre destination que les salariés ». Avec la complicité de l’ancienne direction de l’AGS, des mandataires indélicats auraient donc détourné des sommes – astronomiques – supposées renflouer des salariés d’entreprises en difficulté.

Cette fois, Houria Aouimeur s’en prend donc directement aux mandataires judiciaires, avec qui les relations se tendent – des échanges de courriers peu amènes en attestent. Mme Aouimeur ne lâche pas l’affaire : une nouvelle plainte est déposée, en octobre 2019, pour « abus de confiance, faux et usage de faux ». L’Unédic s’y associe ensuite. Un juge d’instruction parisien, Vincent Lemonier, est désigné. Les grandes manœuvres sont lancées.

« Elle a pété un câble »

La directrice nationale de l’AGS va-t-elle trop vite, trop loin ? Elle se sent toujours épiée, est contrainte de déménager, dépose des mains courantes. Ses collègues produisent des attestations pour dénoncer les agissements d’inconnus qui la suivent, la prennent en photo… Elle commande même un coffre-fort ignifugé, pour cacher ses trouvailles, et communique par des adresses mails sécurisées. Plongée dans un mauvais film, Houria Aouimeur se pense encore soutenue en haut lieu.

A tort. En mai 2022, un audit est lancé par l’Unédic, cette fois sur « les frais de fonctionnement de la direction Unédic-AGS ». La chasseuse devient proie. Les dépenses professionnelles de Mme Aouimeur sont visées : taxis, restaurants, hôtels… Rien d’alarmant a priori. Même si, à l’automne, la directrice s’étonne auprès de Christophe Valentie, directeur général de l’Unédic (qui n’a pas donné suite à nos sollicitations) : « La finalité de certaines demandes interroge au regard de la nature de l’audit. » Elle se sent ciblée, mais essaie de rester sereine. N’a-t-elle pas fait baisser les dépenses de son équipe de près de 40 % par rapport à l’ancienne direction ?

Pourtant, un autre audit, rédigé par le cabinet d’expertise comptable Monceau Experts, la met clairement en cause. Il est communiqué à M. Roux de Bézieux lors d’une réunion, le 9 décembre 2022. Il convient, jugent les auditeurs, « d’interroger les pratiques et comportement de la directrice nationale ». Le président du Medef confirme la teneur du rapport. « Houria, c’est une chic fille, qui a perdu les pédales, estime M. Roux de Bézieux. Il y a eu un audit qui montrait des erreurs de procédure. J’ai demandé un deuxième audit, contradictoire, au cabinet PWC, pour être sûr que les fautes qui lui étaient reprochées étaient avérées et que ce n’était pas une vengeance, puisqu’il y avait des tensions entre l’Unédic et l’AGS. Hélas, le deuxième audit dit la même chose… »

A en croire le patron du Medef, « les choses sont claires : Houria a très bien géré l’AGS, mais malheureusement, je ne sais pas pourquoi, elle a pété un câble et a fait un certain nombre d’erreurs factuelles indiscutables qu’on ne fait pas quand on est directrice générale ».

« Un véritable harcèlement »

Il ne veut pas en dire plus, car une procédure de licenciement de Mme Aouimeur est désormais en cours. La directrice en sursis de l’AGS conteste toute faute. Elle a déposé une nouvelle plainte pour « harcèlement », et son conseil, Me William Bourdon, a écrit le 2 février à la Défenseure des droits, Claire Hédon, afin de lui faire obtenir le statut de lanceuse d’alerte. « L’engagement de ma cliente au service de l’intérêt public et des salariés vulnérabilisés a fabriqué barbouzeries et harcèlements, déclare au Monde Me Bourdon. Qu’un audit remette en cause des dépenses nécessaires et approuvées pour sa sécurité est aussi cynique qu’indécent. »

Houria Aouimeur paie-t-elle ses initiatives, le fait d’avoir extrait des données pour mieux comprendre le « système », d’avoir collaboré avec des associations ou des parlementaires désireux d’ébranler le quasi-monopole des mandataires judiciaires ? Elle s’est même adressée à la procureure de Paris, le 14 décembre 2022, pour dénoncer un « véritable harcèlement, au premier chef par Christophe Valentie », le patron de l’Unédic, se disant convaincue qu’on cherche « à monter contre [elle] un dossier qui pourrait déboucher sur une mise en cause ».

Elle est aujourd’hui en arrêt maladie, avec plusieurs de ses collaborateurs, dont Charles de Williencourt. « Ces rumeurs totalement infondées sur des frais non justifiés ont été la goutte d’eau de trop », s’insurge ce dernier. On leur a coupé tout accès aux données de l’AGS ? Qu’importe, Houria Aouimeur reste déterminée à aller jusqu’au bout, malgré les – faramineux – intérêts financiers en jeu. Elle conserve quelques soutiens indéfectibles. Comme celui de Carole Ferrier, ex-vice-présidente de l’AGS. « Houria Aouimeur, c’est la vertu même, confie-t-elle au Monde. On l’a envoyée au charbon pour faire le ménage, et elle est devenue la femme à abattre. »