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Le producteur Henri Renaud s’est-il montré raciste à l’égard du pianiste lors d’une interview, comme l’affirme Alain Gomis, auteur du documentaire “Rewind and Play” ? Impensable, pour ceux qui l’ont connu. Depuis la sortie du film, le malaise grandit.

Dans le milieu du jazz français, l’indignation est vive et s’exprime dans les discussions comme sur les réseaux sociaux. En cause, le film Rewind and Play et, plus encore, les propos tenus par son réalisateur, Alain Gomis, lors de sa promotion. Tiré des rushes de l’émission Jazz portrait datant du 15 décembre 1969, ce documentaire accorde une place importante aux interprétations de Thelonious Monk (1917-1982), légende du piano jazz. Entre ces instants de musique, accessibles depuis plusieurs années, le réalisateur a choisi de monter les séquences, jusqu’alors inédites et pénibles à regarder, d’une interview de Monk par son ami Henri Renaud (1925-2002), lui-même pianiste de jazz.

Chacun s’accorde aujourd’hui à qualifier cet entretien de raté – cela n’avait pas échappé à Renaud qui n’en avait quasiment rien gardé dans le montage initial de l’émission. La raison d’être principale du documentaire, à en croire Alain Gomis, se trouve pourtant dans ce face-à-face, dialogue impossible où il voit une manifestation de racisme emblématique de mécanismes toujours à l’œuvre dans la société française. Il évoquait sur notre site l’attitude condescendante d’Henri Renaud : « Je crois qu’il ne se rend absolument pas compte de son propre racisme. Mais parce que c’est quelque chose dont il a hérité, ce n’est pas quelque chose dont il est responsable. » Et déclarait sur Radio Nova : « C’est le racisme au quotidien. Une espèce de positionnement qui fait que déjà le fait de s’intéresser à lui [Monk], c’est presque un exploit personnel, un cadeau. »

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Henri Renaud raciste ? « J’ai été sidéré, affirme Daniel Richard, ancien producteur et directeur d’Universal Jazz. Henri était un copain, je savais tout de lui. S’il avait été raciste, ce serait apparu à un moment ou un autre. Ça n’a jamais été le cas. On le fait aussi passer pour un bourgeois qui ne comprenait pas le jazz. Or, dès l’après-guerre, tout jeune, il était dans les clubs à jouer du jazz, en France puis en Amérique. Il avait une connaissance profonde de cette musique. » Selon Bruno Guermonprez, responsable des éditions musicales de Radio France, président des Victoires du jazz et journaliste pour Jazz News et le Figaro Magazine, « Henri était une sommité. Pour CBS, il a produit des disques importants pendant plusieurs décennies. Il était respecté par tous les musiciens de jazz, avec lesquels il nouait souvent des relations intimes. » Si Daniel Richard comme Bruno Guermonprez admettent leur perplexité devant ces images, ce n’est donc pas dans le sens voulu par Alain Gomis.

La santé de Monk en question

Leur critique tient davantage à la manipulation, assumée par Alain Gomis, de certaines images. Pour appuyer sa thèse d’un racisme non conscient, d’« atmosphère », le cinéaste a multiplié les gros plans sur le visage en sueur de Monk, lui a prêté sa propre respiration et usé, selon les recettes éprouvées du film d’épouvante, d’effets sonores destinés à accentuer leur potentiel anxiogène. « Gros ciseaux, gros effets, on se sent manipulés, explique Bruno Guermonprez. C’est un peu le péché originel de ce film : Alain Gomis avait déjà une lecture des images. » En présentant Monk comme la victime d’une oppression d’autant plus acharnée qu’elle s’ignore, le réalisateur – qui n’a pas souhaité répondre à nos nouvelles questions – paraît surtout avoir sous-estimé l’état de Monk en 1969. Tout a été avancé au sujet des comportements parfois erratiques du musicien. On a parlé d’autisme, de bipolarité et de schizophrénie, d’addiction à la drogue ou de démence. En l’absence de diagnostic avéré, la seule certitude, c’est que le pianiste vécut reclus à partir de 1973 chez son amie Pannonica de Koenigswarter en se disant « très malade » alors qu’il ne parlait quasiment plus.

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Dans le livre qu’il a consacré au musicien, l’excellent Monk (Folio), Laurent de Wilde nous apprend qu’en 1969, peu de temps avant l’émission, le pianiste, prostré et mutique, fut interné un mois durant dans un hôpital psychiatrique. Or, ces images le montrent dans l’attitude d’une personne désorientée. Son regard alterne entre absence et incrédulité. À plusieurs reprises, il témoigne de difficultés d’élocution, d’une gêne pour énoncer deux ou trois mots, parfois hors de propos, ou même pour comprendre ce qu’on lui dit. Ces signes-là ne doivent rien à l’« atmosphère ». Ils sont là, sous nos yeux et ceux d’Alain Gomis, et évoquent aussi les symptômes d’un trouble neuronal.

“Gomis a le droit de faire le film qu’il veut. Mais en utilisant un matériau historique, il faut prendre des précautions”

Dès lors, le désarroi d’Henri Renaud, son insistance ne s’expliquent-ils pas ? Son ami ne pouvait plus communiquer avec lui, alors même qu’il jouait encore magnifiquement du piano (les maladies dégénératives ont de ces sournoiseries qui, souvent, retardent leur détection). En ne prenant jamais cette hypothèse en considération, Alain Gomis prend en retour le risque du validisme, cette négation par les personnes valides des personnes invalides. Pour Bruno Guermonprez, « cette malhonnêteté affecte aussi bien Henri Renaud que Monk, dont Alain Gomis fait quelqu’un d’un peu soumis. Gomis a le droit de faire le film qu’il veut. Mais en utilisant un matériau historique, il faut prendre des précautions. Surtout vis-à-vis des personnes impliquées. » « Du temps où il était en bonne santé, renchérit Daniel Richard, Monk n’était pas une victime. Ce qui me fait mal, c’est qu’Henri Renaud, qui a accompli tant de choses avec enthousiasme, avec amour, soit aujourd’hui désigné pour le monde entier comme raciste. Ça ne va pas du tout. N’importe quel journaliste peut rater une interview. »

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